Errances

eska

Brève incursion dans le tumulte du monde à travers les yeux d'une féline.

Elle est cachée derrière un tas de gravats. Ses prunelles aux reflets d'ambre observent sans ciller le drame qui se noue devant elle. Deux hommes en menacent un troisième. Ils portent avec eux un étrange objet fait de fer. Elle n'en connait pas l'usage, elle sait simplement qu'il est affreusement bruyant. Tandis qu'ils crient et grognent les uns sur les autres, elle se précipite hors de son couvert vers un pan de balcon effondré. Elle file, bondissant entre leurs jambes. Aussi brièvement qu'elle parcourt la distance qui la sépare de la salvation, la querelle s'interrompt et tous l'observent dans sa fuite. “Ils vont s'en prendre à moi” pense-t-elle. Pourtant, rien n'arrive, et quand ses pattes fléchissent pour la propulser un mètre et quelques plus haut, le raffut colérique reprend. Serpentant entre les décombres elle laisse derrière elle le bruit et le danger. Un son bref et mat tonne, la chose de fer à craché son feu, et le silence règne maintenant.


Depuis longtemps, la ville qu'elle à connu chaude et rieuse s'est faite poussière et fureur. Les caresses des passants qui se faisaient fugaces tandis qu'elle s'épanouissait au soleil sont maintenant tremblantes et avides. Il existe tant d'errances. Celle des nuits sans lune ou le calme des rues incite à l'audace. Celle des longues disettes ou l'urgence mène au pire comme au meilleur et celles où, au détour d'un hasard, l'un d'eux l'accueille et la choie jusqu'à ce que, trop sauvage, elle ne finisse par le lasser. Celle ci pourtant est nouvelle, ceux qui autrefois arpentaient avec fierté et nonchalance son terrain de jeu se sont mis à l'imiter. Tantôt craintifs et fuyants, filant d'un creux obscur à un autre sans bruit, tantôt matamores sans peur, aussi bruyants qu'il est possible de l'être.


Et puis il y a ces oiseaux de proie. Ces choses qui ne savent que piquer dans un hurlement strident vers leurs cible, dévastant dans leurs chutes des quartiers entiers. Jamais elle ne les voit se poser, peut être est-ce parce que tous les arbres ont brulé. Perchée la où rien ne peut l'atteindre, elle avise. Sous elle se déploie une longue artère criblée d'impacts et de débris. D'autres de ces matamores sont postés la, avec leurs drôles d'accoutrements. Ils sont patauds, harassés par le soleil et leur pelage de cuir et d'étole. Trois d'entre eux sont assis autour d'un pot en fonte. Une odeur familière en émane, celle de la viande qu'on bouillit parfois dans les cuisines de la ville ou elle aime fureter. Depuis plusieurs jours, la faim la tiraille. Elle reste la longtemps, à les observer, quand l'un d'eux croise son regard. Assise en sphinx, elle soutient ses yeux las du feu des siens. Une légère ride s'arrime sur les pommettes de l'homme. Il lève doucement son bras, lui faisant signe de venir.


Elle hésite, tout en quittant son promontoire d'une démarche chaloupée, se dirige en sinuant vers celui qui l'a appelée. Tous les regards sont maintenant sur elle et sur son chemin, l'un de ceux qui étaient statiques s'accroupit, étrange gargouille, tendant sa main vers elle. Elle fait mine de l'approcher, le regard rivé sur son autre main, sur ses mollets, elle guette le mouvement traître, le piège. Il vacille, déséquilibré par son paquetage. Sans hésiter, elle bondit de côté et s'arrête à bonne distance. Son regard court maintenant partout autour d'elle, “d'où viendra le danger “ se dit-elle.

De nulle part. L'homme embarrassé se relève et rit de bon cœur. Elle, à déjà oublié et reprend sa route vers son objectif. Elle approche timidement de l'homme à la cuillère, celui qui l'a invitée. C'est une main tendre qui s'approche d'elle, paume vers le bas. Il se présente. Alors elle s'informe, porte son museau à ses phalanges d'où émane un parfum rance fait de sang séché, de sueur et d'argile. Elle sent la peur qui secoue ses muscles, la fatigue qui le fait céder un peu plus que nécessaire à la gravité. Elle sent cette once de compassion qui le traverse et lui donne un peu d'elle, se frottant à cette main tendue avant de s'abandonner à la paume calleuse qui vient fouiller son pelage. Elle observe d'un œil attentif l'autre main, celle à la cuillère, d'un air ostensible elle porte son museau à celle ci.

Il hésite, puis, lui tend un morceau du butin tant convoité qu'elle accepte sans rechigner.


Pendant un moment, la panse pleine, elle se laisse aller, s'échoue sur un ilot de quiétude au milieu des ruines. Roulée en boule aux pieds de son bienfaiteur, elle écoute d'une oreille attentive le babil des hommes pendant de longues minutes. Alors qu'elle s'étire, un autre bruit porte, de loin et haut dans le ciel. Elle se redresse brusquement, observe les hommes et le ciel puis les avertit, elle miaule encore et encore jusqu'à ce que l'action devienne impérieuse. Peut être ont ils compris, elle l'espère, elle en tout cas, prend ses pattes à son cou, se lançant dans une course éperdue vers le lointain. Aux cris qu'elle entend derrière elle, il parait évident qu'elle n'a pas parlé en vain et tous se précipitent maintenant en quête d'un abri. Un autre oiseau arrive, un de ceux qui la terrifie. Filant avec la grâce d'une danseuse dans les rues de sa ville, elle se glisse dans un soupirail et continue sa course vers les profondeurs tandis que le sifflement du volatil se fait plus proche. Puis, l'impact. Un souffle hurlant retourne la ville au dessus d'elle. De son abri, rien ne l'atteint que le bruit déchirant de l'explosion. Quelques heures passent ou, terrifiée, elle attend qu'ils l'oublient. Quand elle ressort, l'odeur de viande à disparu, elle retourne pourtant sur ses pas, curieuse du devenir de son bienfaiteur. La ou autrefois ils étaient assis git un champ de moellons et d'éclats brillants. A travers l'épais nuage de poussière qui blanchit son pelage, elle distingue une silhouette adossée à un roc. Elle y croise le regard las qui l'a nourrie, maintenant vitreux et troublé. S'approchant paisiblement, elle sent le souffle irrégulier de l'homme et l'eau iodée qui voile sa vue. Sans invitation, elle vient s'installer dans son giron comme pour l'apaiser tandis qu'ils sombrent tous deux dans un long sommeil. Quand elle s'éveille, un peu avant le soleil, il est froid, comme les murs de la ville. Elle, reprend son errance. Il existe tant d'errances, pour elle comme pour eux, pense-t-elle, pourquoi faut il qu'ils s'acharnent à vouloir y trouver un sens ?

C'est certainement cela, qui les mène à se donner couleurs et bannières pour ensuite les souiller.

Elle, repart en trottinant. Aujourd'hui encore il faudrait boire et manger. Peut être en chemin, trouvera t'elle un endroit chaleureux et quelques rayons de soleil pour savourer son existence.

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