Erwan

Alexandre Papazof

Ma première nouvelle

Erwan scrutait la mer avec un air inquiet. Ses longs cheveux lui fouettaient le visage tandis qu'un mélange de pluie, d'embruns et de larmes maculait  sa face rougie par le froid. 

Il tressauta lorsque Gaëlle lui posa la main sur l'épaule en lui murmurant : 

- Tu viens ? Tout le monde t'attend. 

Après trois ressacs sans parole, sans même le moindre geste, Gaëlle comprit que le silence d'Erwan  valait réponse. Elle le connaissait bien son Erwan, vingt-huit ans qu'elle le côtoyait, son petit frère.

Ça avait été dur pour lui après l'adolescence, il était très timide et cloîtré dans son monde, là  haut dans le phare de son père. Sa mère était morte peu après l'accouchement, il ne l'avait jamais connue. Sa sœur Gaëlle, de six ans son aînée, avait quitté le foyer à sa majorité pour rejoindre l'internat de l'Ecole de Marine Marchande, laissant Erwan seul avec son père Boris. 

Boris était un homme taiseux, rude et maladroit, et pourvoyait aux besoins physiologiques de ses enfants - boire, manger, se loger et se vêtir - mais ne  se préoccupait pas d'une quelconque éducation. 

Erwan avait souffert de ne plus avoir de représentante de la gent féminine auprès de lui dès ses douze ans et s'était construit une idée fantasmée des femmes, ce qui lui valut à l'adolescence de grosses déceptions sentimentales. 

Chez les amis de son père, pêcheurs pour la plupart, on l'apostrophait souvent avec un rire gras et moqueur, il n'était pas taillé comme son père, mais comme "une sardine", "un petit calmar", ou même "un bigorneau". L'insulte de "pédé" n'était jamais loin, mais n'avait jamais franchi les lèvres d'aucun de ces personnages, tout au moins elle n'avait pas franchi le pavillon d'Erwan. Mais elle planait. En permanence. 

Peut-être que personne n'avait osé le nommer ainsi, parce que c'était vrai, et dès lors ça aurait pu déraper. Tout le monde craignait Boris, mais Erwan s'était forgé une carapace plus épaisse encore que son père, et nombreux étaient les matelots qui se tenaient à distance avec des quolibets par crainte du feu qui couvait. Erwan avait éclaté la rate de l'un d'eux d'un seul coup de poing après avoir été traité de "filette", un seul coup et puis plus rien. Plus jamais. Ça avait suffi pour inspirer un certain respect. 

Erwan détestait la violence. Il aimait sauver les petits crabes retenus prisonniers d'une flaque dans le repli d'un rocher à marée basse lorsqu'il était petit. Il pouvait rester des heures à regarder les goélands virevolter les jours de tempête, il avait l'âme d'un marin, certainement, mais l'âme  d'un marin amoureux, poète, un de ceux qui se sont forgés un regard sur l'univers, sur la vie, sur la mer. Il était jeune pourtant,  mais avait déjà la sagesse d'un vieux loup de mer, à force d'écouter les histoires et déboires des amis de son père qui venaient tous les samedis trinquer avec Boris jusqu'à finir ivres morts, avachis comme des outres. Erwan n'a fait qu'observer toute son enfance, pas de grands discours, pas de gestes amples, toute son énergie était concentrée dans le fait d'écouter, de regarder; le moindre détail dans les mimiques, la moindre variation dans le timbre de voix, rien ne lui échappait. Il connaissait les marins du coin mieux qu'eux mêmes. Et c'est peut-être ce qui leur faisait peur. 

Il y a quatre ans, après avoir travaillé sur différents bateaux comme mousse puis comme aide-machiniste, il quitta le phare pour rejoindre le port de la grande ville, là ou le travail se concentrait désormais, les petits villages de pêcheurs mourant peu à peu. Il y menait une existence sobre, dans un studio aux conditions spartiates, ne recevant jamais de nouvelles de son père. Il voyait sa sœur de temps à autre, mais les conversations ne duraient guère plus que le temps de boire un café crème au bistrot des docks. 

Puis un jour il reçut un coup de fil du capitaine du "Solenn IV". Quatre mots, pas de bonjour, pas d'au-revoir, juste quatre mots : "ton père est mort". 

Aucun sentiment ne put émerger du magma émotionnel emprisonné dans l'armure que s'était forgée Erwan au fil du temps, il resta impassible face à la nouvelle. 

C'était lundi dernier, et dans un quart d'heure c'était la cérémonie d'enterrement. 

Erwan appréhendait ce moment, car c'est celui qu'il avait choisi pour annoncer publiquement à la face de ceux qui l'avaient toujours tancé qu'il avait un petit ami et qu'il projetait de se marier avec. Même sa sœur Gaëlle n'en savait rien. 

Il était brésilien et s'appelait Enrico. Il était machiniste en chef du "Dolmen XII", un chalutier de haute mer sur lequel Erwan à travaillé une seule fois, mais pendant trois mois d'affilée, sillonnant la mer du Nord au rythme du sonar. 

Ils étaient tombés dans les bras l'un de l'autre après avoir triomphé d'une avarie sévère, et ne s'étaient plus jamais lâchés. Enrico c'était la moiteur, la douceur suave des enfants du soleil et de la mer, Erwan avait la même mer, mais son père était le roc. Ils vivaient un amour où les paroles étaient rarement d'importance, les gestes venant compenser cette carence. Un amour simple, beau, secret. 

Mais aujourd'hui ça changerait. Tous deux avaient mis de l'argent de côté pour reprendre un chantier naval à l'abandon depuis trois ans par manque d'acheteurs. Le chantier naval, resté à taille humaine, était situé dans le dos du phare qui avait abrité la jeunesse d'Erwan, offrant une vue privilégiée sur ce phallus de pierre qui fendait l'horizon. Ils avaient pour projet de le réhabiliter et de s'adresser aux plaisanciers qui étaient de plus en plus nombreux à poser l'ancre dans la région. Ça procurerait suffisamment de travail pour deux. 


Gaëlle tourna les talons en levant les yeux au ciel pour rejoindre l'église, laissant Erwan à ses pensées. 

Celui-ci prit une grande bouffée de vent, se retourna, et se mit à courir jusqu'à la dépasser, se planta face à elle et lui déclara : 

"Tu sais Gaëlle, tout ce qu'on a vécu, ça n'est que du théâtre, j'ai joué un rôle qui ne me va pas, qui ne me va plus. Papa me violait tous les soirs, lorsqu'il était ivre, et j'avais pitié de lui. J'avais envie de lui donner de la douceur, de lui faire plaisir, je pleurais de joie quand il s'endormait, et que je voyais ses rides s'estomper sur son front, et son visage serein était le plus beau des cadeaux, mais ce qu'il a brisé en moi ne sera jamais réparé. A présent je veux vivre pour moi Gaëlle, je vais me marier avec un homme et je vais l'annoncer à tout le village tout à l'heure dans l'église, mais je voulais que tu le saches en premier. "

Puis ils entrèrent dans l'église, et tous étaient là et les regardaient. 

Enrico aussi. 

Signaler ce texte