Esquisses

Pauline Doudelet

Esquisses

(extraits du roman)

Synopsis :

Francis, la soixantaine, est un auteur connu. Au cours d’un séminaire organisé par la maison d’éditions qui le publie, il rencontre Louise, la moitié de son âge, auteure elle aussi. Le coup de foudre est immédiat autant intellectuel que physique. Mais la relation ne va pas de soit entre le vieil écrivain aguerri et la jeune auteure inspirée.
Ils se croisent, se rencontrent, se quittent… sans jamais s’oublier.

***

Extrait n°1 : Chapitre 3 : Entre écrivains

[…]

La discussion tourna rapidement autour du sujet sur lequel je m'accrochais régulièrement avec Pierre : l'utilité de cette semaine de travail.

« Personne ne devient écrivain en passant une semaine à apprendre. Soyons logiques, Pierre, si c'était aussi facile que ça, ça se saurait ! Il finirait par y avoir des écoles délivrant un diplôme officiel ! N'importe qui ne peut pas devenir écrivain ! Ce n'est pas comme être plombier ou cuistot !

- Francis, je n'ai jamais prétendu que c'était une école d'écrivains. Et puis, les stagiaires sont sélectionnées quand même ! On ne prend pas les premiers venus. Certains ont remporté des concours. Amateur, certes, mais il faut bien commencer. Ils sont là pour apprendre aussi.

- Apprendre quoi ? L'écriture est trop personnelle pour s'apprendre avec un professeur ! À la limite, quelqu'un pour te donner un avis extérieur, mais dans ce cas, c'est juste un atelier d'écriture de plus. »

Martine défendait son patron avec cœur, Michel semblait apprécier le vin autant que le dîner et Louise me regardait fixement. Amusée. Du moins, je le crois. Son expression était étrange et indiscernable. Troublant quand on a passé presque la moitié de sa vie à tenter de comprendre le genre humain, à en décoder les moindres expressions, de ne pas arriver à mettre un nom sur ce qui transparaissait chez elle. Elle semblait ne pas écouter, mais quelques mouvements de tête presque imperceptibles affirmaient le contraire. Pensive peut-être, mais ses yeux étaient bien là et non dans un vague lointain. Et cette intensité presque déconcertante. Je n'arrivais même pas à décrire ce regard, je n'avais pas les mots.

« Pourquoi est-ce que la maison organiserait cela depuis vingt ans, si ça ne servait à rien ? Tu peux me le dire, Francis ? Pourquoi ? Pourquoi les stagiaires et les auteurs se bousculeraient pour y participer, si ça n'était qu'un simple atelier d'écriture ? Toi-même tu viens tous les ans, pourquoi si ça t'es si pénible ?

- Tu sais parfaitement pourquoi ! Une récompense, voilà ce que c'est. Une carotte que tu nous agites sous le nez à longueur d'année. Une semaine de vacances dans un hôtel de luxe. Sans compter le prestige que ça nous apporte. C'est idiot, si les gens savaient réellement ce qu'il en est, on nous prendrait plutôt pour des jean-foutres ! »

J'en étais persuadé désormais, Louise s'amusait de cet échange. Un sourire discret glissait parfois sur ses lèvres, la plupart du temps quand je m'emportais.

« On ne devient pas écrivain en travaillant comme un forcené. Il faut plus que ça. De toute cette mascarade que tu orchestres, il n'en est jamais sorti aucun écrivain, ni aucun livre valable !

- Francis, tu y vas un peu fort quand même. Il y en a eu, et certains se sont bien vendus...

- Tu as des titres ? Parce que moi, je ne me souviens d'aucun d'entre eux !

- Mais alors, c'est quoi précisément, pour toi, être écrivain ? »

On en arrivait toujours à cette question ultime. Sauf que pour une fois, ce n'était pas Pierre qui abordait le sujet – sujet qui le ravissait réellement tant je défendais mon avis avec conviction – mais Louise. Elle me regardait. Directe et sans la moindre hésitation, attendant ma réponse.

« Ah ma chère ! Ne lui posez jamais la question, surtout si vous avez la prétention d'écrire des livres vous-même... Je crois bien qu'en trente ans, il n'a jamais reconnu quelqu'un qui lui arrive à la cheville. Elles doivent être très enflées d'ailleurs... »

Pierre était sarcastique, mais il savait bien me remettre à ma place. Comme tous les autres, je me considérais au-dessus du lot. Égocentrique, narcissique et très imbu de moi-même. Que voulez-vous, il en faut pour tenir trente ans dans ce métier.

« Ne l'écoutez pas, ce n'est pas vrai. C'est juste qu'il y a écrivain et scribouillard. Le fait qu'il publie indifféremment les deux me fait sortir de mes gonds. »

À ma plus grande surprise, le nihiliste était d'accord avec moi. On ne devient pas un écrivain en le désirant. Il faut une fibre, une âme qui vous pousse à expectorer vos tripes sur le papier comme un tuberculeux à l'agonie. Et ça peu de gens en sont capables. On ne devient pas écrivain en racontant des histoires, on le devient pour soigner le monde, lui faire prendre conscience de ce qui ne va pas ! Bon d'accord, je m'emporte facilement et ce vin était vraiment traitre.

[…]

Extrait n°2 : Chapitre 9 : Évelyne

[…]

Cela faisait deux semaines que je n'avais pas rédigé une ligne valable, en proie à l'une des plus grandes pannes de ma carrière. Jamais je n'avais connu ce problème, lorsque je commençais à écrire, les chapitres s'enchaînaient naturellement. Cette situation inattendue rendait mon attitude d'autant plus irritante. J'en étais parfaitement conscient. Mes personnages ne tournaient pas rond, mon histoire était dans une impasse et je n'arrivais pas à rebrousser chemin pour trouver une intrigue plus décente. Rien de bon depuis quinze jours. Et je finissais par tourner en rond dans la maison, à taper sur les nerfs pourtant habitués de ma femme.

Plutôt que de continuer à me morfondre sur mon sort et mon manque d'imagination, il valait mieux profiter d'une belle après-midi ensoleillée pour ne plus penser à rien. Évelyne était un remède miraculeux lorsque la noirceur envahissait ainsi mon moral. Nous étions assis à la terrasse d'un café, où j'avais réussi à l'attirer au prétexte que je n'avais pas besoin de chemises supplémentaires. Le soleil jouait avec ses cheveux qu'elle venait de faire couper au carré. Ça la rajeunissait. Son teint commençait à se hâler, légèrement. J'adorais la contempler pendant des heures, c'était comme observer l'évolution d'un paysage avec le temps : il se bonifiait, laissant fleurir et pousser les plis, les creux et les rondeurs, augmentait la profondeur du vert de son regard... Les sillons se creusaient délicatement aux coins de ses yeux, aux creux de sa bouche, comme une terre qui bien que marquée par le temps, continue de porter des fruits et à se couvrir de fleurs au moindre rayon de sourire. Vivre avec une femme et la voir vieillir est un bonheur que chacun devrait connaître.

Je devais cependant faire attention à ne pas lui tenir ce genre de discours sous peine de voir une tempête s'abattre sur ce beau paysage, labourer les tranchées au point de les creuser au delà du raisonnable, et ressurgir des inquiétudes inconsidérées que je n'aurais de cesse de devoir apaiser pendant des semaines. Évelyne angoissait facilement quand il s'agissait de me plaire. J'avais beau lui dire combien je la trouvais belle telle qu'elle était. Plus belle de jour en jour. C'était comme lancer des cailloux dans l'eau : à peine mes compliments avaient-ils percé la surface qu'ils disparaissaient au plus profond de l'obscurité et seuls subsistaient les rides du doute sur l'onde, s'étirant à l'extrême. Après tout, un mari ment toujours à sa femme pour ne pas avoir d'ennuis et éviter les querelles. Elle en était persuadée.

Mais ce jour-là, elle rayonnait presque plus que le soleil. Était-ce parce qu'elle se plaisait à me raconter comment elle avait réussi à arracher cette petite robe à moins de la moitié de son prix ou qu'elle était heureuse tout simplement ? Peu m'importait presque, à la voir ainsi s'animer à rendre si vivante cette partie de shopping à laquelle j'avais pourtant assisté, de loin, comme si je devais n'en manquer aucun détail.

Évelyne était mes pieds sur terre, mon lien avec le quotidien que l'on perd trop vite si l'on se laisse dépasser par l'acte de création. Je me demandais parfois comment la plupart de mes semblables ne finissaient pas internés, tant l'on pouvait se perdre dans la forêt de nos romans, se confondre avec nos personnages et provoquer des dédoublements de personnalités dévastateurs. Car bien qu'un écrivain n'est jamais son narrateur, il doit parfois tant se glisser dans sa peau pour le rendre crédible qu'il y a de quoi devenir fou. C'est peut-être pour cela que beaucoup d'auteurs, dès qu'ils ont un peu de succès, deviennent insupportables. Ils perdent totalement le lien avec le médiocre, le banal, le commun. Cette petite vie journalière si différente de celle qu'ils vivent à travers leurs écrits. C'était d'ailleurs pour cela que j'avais voulu devenir écrivain. Loin d'un Kerouac qui avait basé ses écrits sur ce qu'il avait vécu, je vivais par procuration. Au fond, c'était d'un pathétique ordinaire. La présence d'Évelyne me rappelait que c'était le quotidien qui devait être vécu, qu'il y avait aussi du merveilleux dans le journalier. Que parfois il était même la seule raison valable d'exister. Plutôt que le tragique et le grotesque d'une vie de héros de roman. Le bonheur était là, juste là, non dans l'idée qu'il nous échapperait à jamais.

[…]

Extrait n°3 : Chapitre 10 : Entrevues journalistiques

[…]

Le salon de presse n'était, en fait, que le bar du parc des expositions provincial où se déroulait la foire qui avait été privatisé. Le premier journaliste se révéla être une jeune femme, stagiaire en formation, qui devait effectuer là sa toute première interview. Elle bégayait, se trompait dans l'ordre de ses questions et rougissait dès que je croisais son regard. Les questions d'ailleurs ne volaient pas haut et se contentaient des fadeurs habituelles auxquelles j'avais déjà répondu des centaines de fois. Ce n'était pas important, c'était un petit journal local. Je répondis presque automatiquement.

Louise. Depuis que j'avais fini son livre, depuis que j'avais fini ses deux autres ouvrages, je ne pensais plus qu'à elle. Comment une femme qui respirait tant la joie de vivre pouvait-elle écrire de si tragiques histoires ? Sans jamais se perdre dans le misérabilisme ou l'extrême apitoiement ? Car ses personnages, en dehors de leurs histoires et situations tragiques, restaient humains. Dans l'expression si juste de leurs sentiments. J'avais néanmoins du mal à comprendre comment elle pouvait si bien rendre ces attitudes. Je la connaissais vive, souriante bien loin de la noirceur qui parfois s'affichait dans ses romans.

L'entrevue était finie. La jeune femme me remercia en bafouillant, ramassant ses notes sur la table basse qui se trouvaient entre nos deux fauteuils en cuir. Le second journaliste m'était déjà connu. Un barbu travaillant pour un magazine littéraire. Aux opinions tranchées et aux questions ardues. Mon sourire fut poli, mais se figea tandis qu'il s'asseyait. Louise venait d'apparaître et serrait la main d'un jeune homme à quelques mètres de nous. Était-ce volontaire de sa part, qu'elle choisisse de se mettre ainsi, en pleine vue ? L'hirsute commença à me bombarder de ses traîtres et acides interrogations.

Je passais trois quarts d'heure interminables. Essayant de me concentrer sur mon interlocuteur, fixant une miette collée dans sa barbe, mais l'œil irrésistiblement attiré par la robe bleue de Louise qui s'agitait, souriante, face à son propre locuteur. Lorsque son rire retentit, charmeuse à l'extrême, je dus demander au critique poilu de répéter sa question sur la raison pour laquelle les auteurs pissaient tous sur les journaux littéraires – d'où l'avait-il tirée celle-là – ce qui eut pour effet d'augmenter un peu plus son aigreur à mon égard. Finalement, ayant dépassé largement le temps qui lui était accordé, il se leva et du plus chaleureux des sourires me remercia pour cette entrevue. M'affirmant qu'il aimait beaucoup mes livres.

[…]

Extrait n°4 : Chapitre 13 : L'écriture à l'encre

[…]

« J'ignorais que tu t'intéressais à la peinture chinoise. »

C'était le début de l'après-midi, les enfants jouaient dans le jardin. Jouer est un bien grand mot, les deux ainés se courraient après en riant tandis que le benjamin tentait de se transformer en bipède pour les suivre. Louise et moi étions assis dans un recoin ombragé de la terrasse pour boire le café.

Depuis deux jours qu'ils étaient là, nous avions trouvé un rythme qui nous convenait. Louise quittait ma chambre dès que les enfants se réveillaient, j'en profitais pour préparer le petit déjeuner. D'ordinaire, je sautais cette étape, mais il semblerait que des estomacs si jeunes ne l'appréciaient pas. Louise se contentait d'un café et d'une tartine de confiture. Puis, je partais courir un peu. J'avais abandonné l'idée de réaliser mes exercices de gymnastique habituels devant l'assaut de ces têtes blondes – trait qu'ils avaient hérité de leur père – qui trouvaient fort amusant de me sauter dessus au moindre mouvement. Cela leur permettait de s'habiller. Quand je rentrais, la plupart du temps, ils jouaient dans le jardin. Louise écrivait sur la table du salon ou à l'ombre d'un arbre, son ordinateur sur les genoux. Pour l'occasion, après une courte douche, je m'installais non loin d'elle avec le mien et l'observais plus que je travaillais. Après le déjeuner, les enfants retournaient au jardin et nous nous attardions pour discuter.

« Euh... oui, en fait, je suis un peu perdu avec ça... »

Elle avait trouvé le livre que Jean m'avait procuré, ouvert sur mon bureau. Depuis l'autre jour, je continuais à tenter de percer le mystère qu'elle avait éveillé en moi. Cela la fit rire.

« La peinture chinoise doit être un tableau dans lequel on se promène. Mais ce n'est pas vraiment idéal à mon avis à prendre comme exemple... Trop chargée, trop précise. On y est souvent noyé sous les détails. C'est censé stimuler ton imagination, mais sincèrement, ça alourdit l'ensemble.

- Mais ce que tu disais durant le stage...

- Je n'ai jamais parlé de peinture chinoise ! Tu as du partir avant la fin, non ? »

J'acquiesçai, une légère honte au visage. Son rire éclata mais n'était pas moqueur, juste attendri.

« Je parlais de la peinture japonaise. À la base, c'est la même technique, mais comme toujours, les japonais ont pris le meilleur des chinois et l'ont poussé à l'extrême... Simplifier si tu veux. Tu devrais t'intéresser à Sesshu ou son maître Shubun. C'est beaucoup plus dépouillé, les traits sont incisifs, nets. Il n'y a pas de détails, juste la forme pure ou même son esquisse. L'impression d'un paysage. »

Elle s'arrêta un instant, pensive. Voyait-elle défiler devant ses yeux, ces paysages qu'elle me décrivait ?

« C'est l'impression que les éléments flottent dans l'inconnu. Il n'y a que le strict nécessaire pour rendre le sentiment du peintre. Rien de plus. Mais je me rappelle pas avoir évoqué cela durant le stage...

- Pourtant, tu parlais de peinture à l'huile et qu'il fallait passer à la peinture à l'encre...

- Ah oui ! Ça je m'en souviens ! Mais c'est vraiment une affaire de technique, rien à voir avec les œuvres en elles-mêmes. L'encre de Chine, c'est impitoyable : une erreur et tout est à recommencer. Le seul moyen de créer, c'est d'avoir une très grande maîtrise de tout son corps : c'est un art complet. Pour réussir à écrire à l'encre, il faut que l'esprit soit en paix, que le geste soit sûr, que tu saches exactement ce que tu veux transmettre et la manière de le faire. Écrire à l'huile, c'est plus brouillon : tu fais des croquis, des repentirs, des repeints... Tu réassembles si ça ne convient pas... Je n'ai rien contre, mais il n'est pas besoin d'être un génie pour faire de la peinture à l'huile, il suffit d'avoir le temps. À l'encre, tu dois maîtriser tout dès le départ. Et pour ça un seul moyen : tu t'entraines sans fin à faire les gestes avant de tremper ton pinceau dans l'encre. Tu dois visualiser les mots, les phrases, les personnages en esprit avant même de penser à les poser sur ta feuille. Tu ne peux rien corriger a posteriori.

Et puis, il faut aussi prendre en compte le côté philosophique de ce type de peinture. Pour arriver à avoir le geste sûr, tu dois connaître la composition entière de ton œuvre, les traits que tu vas faire, leurs enchainements, la force qu'il faut y mettre... Le seul moyen d'y parvenir, c'est d'observer sans fin la nature. Avant même de penser à écrire, il faut passer des heures à guetter et comprendre son sujet. L'observation est la clef. C'est presque méditatif.

Prends un artiste européen comme Michel-Ange, c'est peut-être celui qui ressemble le plus à un peintre asiatique. Solitaire, il peint vite, son geste est précis. Mais il base son travail sur tout un ensemble d'esquisses qu'il assemble au final pour obtenir un ensemble cohérent, compact, complexe. Pourquoi ? Parce que le croquis est à la base de sa technique. Il ne prend pas le temps d'observer : il fait des dessins pour ne pas perdre ce qu'il voit. Bien sûr, à force de travailler, il finit par repérer les lignes de force, mais c'est plus un réflexe technique qu'une compréhension profonde.

À peu près à la même époque, tu as Sesshu et ses successeurs. Pas d'esquisses, pas de croquis, juste de l'observation, de la méditation. Et tu te retrouves avec l'essentiel, juste le strict nécessaire, ce que l'artiste a retenu, pas à force de croquis, mais à force d'observation : il s'est concentré sur les lignes de forces. Et il a fini par les intégrer mentalement, les faire siennes intellectuellement, pas parce qu'il avait la mémoire de la main. Les détails ont disparu, pour lui, ils n'existent pas. Et au final, c'est tellement plus reposant pour les yeux, pour l'esprit. Et ça te permet de te concentrer sur le message principal, sur le sentiment général de l'œuvre. Tu ne cherches pas la signification des trois personnages en arrière plan, ou du pourquoi de la composition triangulaire. Il n'y a pas d'histoire précise, juste l'expression de sentiments, de situations. Pas de moral non plus. La moralité, c'est ce qui tue beaucoup de livres à mon avis. »

[…]

Extrait n°5 : Chapitre 13 : La Babysitteur

[…]

« On ne peut pas laisser les enfants seuls ici. Et je ne me sens pas très à l'aise à l'idée d'une rencontre en tête à tête avec ton mari.

- Ils n'ont pas besoin d'être seuls. Il doit bien y avoir des babysitteurs dans le coin, non ? »

Je fis une moue. Je n'en savais rien. Oui, certainement il devait y avoir des adolescents qui cherchaient à se faire un peu d'argent de poche. Il y en avait toujours. La fille des voisins, d'après ce que j'avais entendu dire, en faisait de temps en temps.

« Ce sera l'heure de la sieste de Gaétan. Les deux grands peuvent s'occuper tout seuls. Il faut juste qu'une personne soit là, au cas où. Elle n'aura rien à faire en fait. »

L'idée de confier les enfants des autres à des inconnus ne m'avait jamais choqué. Mais il s'agissait de ceux de Louise, et même si je n'éprouvais pas pour eux un amour démesuré, j'étais parfaitement conscient qu'ils avaient beaucoup plus de valeur que n'importe quel bambin anonyme. Je pris sur moi d'aller tâter le terrain à côté. C'était une mission qui me tenait à cœur. Une autre manière de briller auprès de Louise, alors que bientôt son mari serait là et toutes les comparaisons, peu flatteuses à mon endroit, possibles.

L'adolescente, elle-même m'ouvrit la porte.

« Ah, bonjour, Emma, c'est ça ?

- Oui. Vous voulez quoi ?

- Et bien, euh voilà, il paraît que tu fais du babysitting, non ?

- Oui, ça m'arrive d'aller chercher le petit des François après son cours de judo. Et l'été dernier, je l'ai gardé toute une journée. »

Seize, dix-sept ans peut-être. Avec une expérience plus que douteuse. Un brillant à la narine gauche et des anneaux au-dessus des yeux, outrageusement cernés de noir, qui ne me donnaient pas plus confiance.

« Tu n'as pas une amie qui fait du babysitting avec un peu plus d'expérience peut-être ? »

Quelque chose me dit, dans la manière dont son regard sembla d'un coup vouloir me transpercer de toute part, que j'avais du manquer de tact. Comme le saint qui fait face aux archers et sent d'avance la douleur de son martyre, je me repris.

« En fait, il me faut quelqu'un qui puisse s'occuper de trois enfants, c'est beaucoup. Et puis ils sont beaucoup plus jeunes que le petit François, tu sais. J'aimerai quelqu'un de confiance... »

Peut-être était-ce les vêtements noirs ou les bracelets cloutés, mais j'étais de plus en plus mal, comme si elle pouvait me jeter un sort rien qu'en prononçant un mot. Ou me mettre une dérouillée, je n'en étais plus très sûr.

« Euh, bon écoute, tu peux venir cet après-midi à quatorze heure ?

- Mais oui, bien sûr ! »

Elle me fit le plus aimable et ironique des sourires avant de refermer la porte.

« Louise. Tu n'es pas obligée de venir. Ou alors on peut tous y aller. Je vous laisserai la voiture et je rentrerai en taxi. Ça ne me dérange pas tu sais... »

Ses deux turquoises pleines d'étonnement me fixaient, tandis qu'elle donnait à la becquée de la purée de céleri à Gaétan, posé sur ses genoux.

« Il y a quelque chose qui ne va pas ?

- C'est juste. La babysitteur, tu comprends, je n'ai pas confiance. Ce sont tes enfants quand même, tu les confierais, toi, à n'importe qui ?

- Francis, mes enfants sont confiés à des inconnus depuis qu'ils sont tout petits. Je n'ai jamais eu aucun problème. La plupart du temps, quand je reviens, il ne s'est rien passé du tout. Rien.

- C'est juste que...

- Francis, fais-moi confiance, si tu as peur pour ta maison, qu'ils y mettent le feu ou fassent déborder la baignoire, on peut lui dire de les garder uniquement dans le jardin...

- Ce n'est pas pour la maison que j'ai peur. Mais tes enfants, c'est très important, tu comprends. S'il arrivait quoi que ce soit, je...

- Ne t'inquiète pas. On sera parti moins de deux heures, il n'arrivera rien. »

Louise adora la jeune fille. Après cinq minutes de discussion, elle lui confia la garde de ce qu'elle avait de plus cher. Sans aucun remords.

« Elle est adorable. Je suis sûre qu'elle sera parfaite. Je ne vois pas de quoi tu as peur. Ce n'est pas son premier babysitting, tu sais.

- Elle n'a pas beaucoup d'expériences non plus.

- Et si on ne fait pas confiance aux gens, comment veux-tu qu'ils acquièrent de l'expérience ? Je ne lui ai pas demandé de les emmener en promenade, ni même de les faire manger. On ne part pas longtemps.
- Mais tu n'as pas peur ? Avec tout ces piercings et ces bijoux à tête de mort ? Tu n'as pas peur ?
- Qu'elle se mette à faire une messe noire en sacrifiant des petits enfants à Satan ? Je doute qu'elle sache comment faire... Ne t'inquiète pas Francis, tout ira bien. »

Tout ira bien. Je n'étais plus sûr que ma proposition ait été une bonne chose. J'aurai voulu revenir en arrière, ne l'inviter qu'elle, sans son mari. Mais elle ne serait jamais venue s'il avait été question de ça. J'avais très peur de ce qui allait se passer à présent. Et pourquoi cette fille ne pourrait pas déjà avoir été initiée aux cultes et sacrifices d'enfants ? C'était tout à fait possible après tout...

[…]

***

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Esquisses (roman)

© Pauline Doudelet, Octobre 2010

Ces extraits du roman ont été pour la première fois publiée sur le site paumadou.com en Octobre 2010

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