Essai 1 : repas de famille et adolescent : les catastrophes de la procréation

Le Méchant Loup

A ne pas prendre au sérieux...

Dix. C'est un garçon brun de dix ans. Il aime, comme tous les garçons bruns de dix ans les chips ; le coca ; les émissions de télé présentées par Bugs Bunny et les clips de rap parce-qu'ils sont truffés de filles en sous vêtements échancrés. C'est, en somme, un personnage bien ordinaire, un gamin lambda aux après midis très communs et soigneusement organisés, de l'heure de jeux vidéos de treize à quatorze à l'heure des devoirs à dix huit, à la famille aussi ordinaire que possible, bref, un garçon qui s'appelle Victor et qui pour le moment essaye seulement d'exister. Sait-il seulement qu'il existe, d'ailleurs, ça, c'est une bonne question. A dix ans on n'existe pas, on tente seulement de signifier sa naissance au monde, son apparition dans l'immensité du temps, à renfort de grandes conneries et de cris suraigus quand nutella il n'y a plus. Dix ans est un âge moche, disons le franchement. Personne ne s'y intéresse, et pourtant en une décennie on vit déjà beaucoup. Les gamins qui ont vécu une décennie s'expriment souvent comme si ils étaient des vieillards sans connaître grand chose, en bref, bien souvent ils nous emmerdent. Finie l'enfance pour Victor et ses collègues à l'âge biblique, ils s'incrustent désormais allègrement à la table des adultes aux soirées des parents et racontent toujours de cette grande voix qui porte vers un lointain inexistant (feu leur grand père, peut être?) les détails merveilleux de leur existence, et leur acharnement à détester l'école. Victor, en plein dans cette débâcle, s'entraînant furieusement à intéresser les amis de Papa venus dîner, racontant en mimant d'une façon théâtrale son copain Antoine jeter une assiette de semoule à travers la cantine est donc l'exemple que nous prendrons pour expliquer à quel point les enfants de dix ans (des autres, bien sûr) sont profondément chiants. Le visage illuminé, Victor ne se rend pas compte de la léthargie dans laquelle il plonge peu à peu chacun des invités, qui tentent un à un de soutenir le regard du petit emmerdeur avec un air condescendant, du mieux qu'ils peuvent, mais tout en tentant discrètement de s'éclipser vers la cuisine, prétextant de vouloir examiner ce qui sent si bon et de vouloir congratuler la cuisinière. Or, nous autres savons très bien que ce genre d'excuses est destiné à reposer ses oreilles endolories du flot de paroles interminables produit par le cher chérubin, qu'hélas son père encourage en ponctuant de « Ah oui ? » « Oh ! » « Vraiment ? » (les pères aussi sont des emmerdeurs). En cet instant donc pas un pour rattraper l'autre, entre la soif de se faire entendre du mioche et l'hypocrisie évidente des invités (excepté peut être une ou deux mères poules qui roucoulent en attrapant l'épaule du rejeton, ou un papi un peu flapi rosissant des joues en regardant son petit-fils parler avec les hommes), qui envahit l'air comme un parfum de supermarché, toutes les personnes présentes sont devenues de vrais chacals. Victor vient, sans le savoir, de provoquer l'hécatombe des bons sentiments, remplaçant ceux-ci par la médisance ; le dégoût ; mépris et autres fientes humaines. Lui voulait seulement comme nous l'avons précédemment expliqué attirer l'attention et montrer comme lui aussi pouvait être intéressant. Seulement, mélangez un assortiment de couples ; célibataires de vingt puis de quarante ans ; vieilles tantes déplumées ; mères en plein cycle ovulatoire ; pères fana de barbecues et couples sans et avec enfants avec l'acharnement d'un garçon de dix ans en plein exutoire et vous obtiendrez l'équivalent d'un seau de vomi. Cela ne sent pas, cela ne se voit pas, mais heureusement, car sinon l'on aurait affaire à des situations peu amusantes comme celle qui suit en guise d'exemple : 1. Les vieilles tantes, que le petit charment, et qui roucoulent en l'écoutant piailler inlassablement commencent à sérieusement courir sur le haricot du jeune couple venu picoler gratos et des vieux grincheux essentiellement venus pour picoler gratos aussi et récolter deux ou trois histoires familiales un peu glauques 2. Un des vieux grincheux, un peu saoul et achevé par le gamin qu'il lapiderait bien avec des belin au fromage fait inévitablement à un moment donné une remarque désagréable au mioche (lui ne comprend pas, car à dix ans on ne comprend ni l'ironie, ni le sarcasme) et s'attire les foudres du clan pro-gamin bavard 3. Le clan pro-gamin bavard demande au clan pro-gamin au lit de laisser parler le cher tendre, mais une jeune célibataire(d'environ vingt cinq ans, âge où l'on a pas trop de retenue) souffle bruyamment d'exaspération et provoque la hausse des tons et la dérive de la conversation vers des règlements de compte de moins en moins en rapport avec le sujet en premier lieu évoqué (c'est à dire, le mioche) 4. Les vieux oncles grincheux (toujours eux, les coquins) s'amusent de la situation, pour une fois qu'ils ne s'emmerdent pas, et commencent à balancer ça et là des chips et autres gâteaux salés jusqu'à provoquer l'hystérie générale. Les vieilles tantes déplumées finissent blanches comme des napperons dentelle à se ronger les ongles, les yeux injectés de sang (les vieilles tantes sont toujours névrosées, ce qui n'aide pas) ; la mère et le père de ce pauvre Victor (qui, rappelons le, racontait seulement comment Antoine avait balancé son assiette de semoule à la cantine) tentent de calmer l'enfant qui, terrorisé d'avoir provoqué pareil cataclysme pleure bruyamment en tenant sa mère par la robe ; la grand-mère flapie et le grand-père flapi observent la scène, béats de flapitude ; les vieux oncles écrasent les doigts des pouffes et de leurs époux catastrophés à coups de petites cuillers ; et au fond de sa cage Emile le hamster achève sa crise cardiaque dans un dernier souffle apeuré. Tout ça pour dire que si la bienséance et les bonnes manières n'existaient pas à l'instant où Victor raconte son histoire de sa voix suraiguë d'enfant en pleine mue, la soirée de famille partirait joliment en sucette. Mais bon, que voulez vous, à partir d'un certain âge (pourquoi, on en sait rien) on décide brutalement que vous êtes trop vieux pour avoir des réactions spontanées. Finies, les anecdotes sur le caca ou le pipi, ou vous finirez seul ou en friture de commérage. Fini, les soupirs d'exaspérations, les caprices quand votre femme porte des culottes trop grandes ou quand votre patron vous refuse une augmentation, on vous demande de fermer votre gueule. Soyez gentils, aimables, polis, et vous serez invités au repas de famille annuel. Au fond, Victor quand il parle de sa semoule, là, on a pas bien compris l'histoire mais on s'en fout un peu soyons francs, il fait crever de jalousie toute l'assemblée qui rêve de retourner dans la peau d'un gosse de dix ans et de parler sans pouvoir être interrompu de sa nouvelle passion ou sans devoir écouter après les discours assommants sur la couleur de la cuisine d'un tel ou d'un tel. Redevenir des enfants, en somme, les fait crever d'envie, ces vieux schnoques ! Il y a toujours pour autant, et pour faire un peu cache misère de cette soupe à caca de l'âge adulte un vieil oncle ou un pépé dans la famille qui remet un peu l'ambiance car, devenant sénile, gazouille ou rote sans s'excuser tout en épongeant l'alcool comme un buvard, ce qui fait pouffer la ménagère et le papa. L'esprit de l'enfance, par définition ce ne serait donc pas ce qu'il est écrit dans le larousse (def «  « ) mais bien seulement l'acceptation d'autrui de certaines incartades à la bienséance et au reniflage de fesses social, comme exiger des choses folles n'importe quand (faire des caprices) ; bouder sans raison ; NE PAS aller aux rendez-vous familiaux annuels ou chez la tante Roberte qui a un chien qui pue pour aller batifoler sur le canapé toute la journée ou encore rester à l'école pour continuer à apprendre (c'est bien connu, il y a trop d'ignares sur Terre, résolvons le problème, mettons les à l'école pour les grands). Bref, l'adulte ordinaire est un éternel jaloux qui noie son malaise dans la seule chose réconfortante qu'il aie trouvé pour se croire mieux loti qu'un enfant de dix ans, c'est à dire l'argent et l'indépendance. D'ailleurs ça y'est, Papi Jean est en pleine conversation avec ce jeune et fringant Victor, qui a osé lui demandé dix balles pour acheter des magazines. L'aïeul met en garde son petit-fils, l'index au garde à vous : cet argent il l'a durement gagné, à la sueur de son front, et un jour Victor saura quelle est la vraie valeur de l'argent, celle de récompenser le dur labeur. Victor, qui a dix ans, suce son pouce et s'en fout. Il n'a que dix ans, il veut seulement acheter Mickey mag, et il n'a pas l'âge de travailler de toute façon, donc ce que peut lui dire son papi sur le labeur et toutes ces choses, ça le dépasse. Le voyant sceptique le papi s'emporte dans un grand discours historique avec comme décor la guerre (la base de tout discours moralisateur des plus de soixante ans) et tente d'expliquer à Victor à quel point il est important de trouver un bon métier et de gagner suffisamment d'argent. Papi part un peu en couilles, car au moment où il commence à parler de son plan épargne retraite, le père arrive et lui recommande gentiment de filer les dix euros au petit. Victor, qui a été impressionné par autant de mots savants, retiendra « plan épargne » et « les boches nous faisaient cuire des marmites de tonnes de spaghettis » (ce qui dans ses oreilles sonne comme un code secret des films d'espionnage) et s'achètera Mickey mag avec les dix euros, plus des carambars. Victor, l'enfant brun ordinaire traversera donc ces dix ans sans trop d'encombre, et sans vraiment se rendre compte qu'il aura fait chier chaque personne de son entourage une quantité assez impressionnante de fois. Treize. Il a maintenant treize ans et découvre les joies de la puberté. En bref, de dix à seize ans, les parents essayent de continuer à apprécier d'être parents, au travers d'autres apprentissages essentiels de la vie, tels que le fait qu'on ne se touche pas les parties génitales à table ou qu'on évite de se servir du téléphone à quatre heures du matin pour appeler le minitel rose (plutôt parce que ça coûte une blinde qu'autre chose, d'ailleurs) et les douces surprises que réserve l'adolescent maladroit, comme ses masturbations chroniques sur les magazines féminins que lit la mère, ou les périodes vestimentaires/musicales plus que difficiles, avec, pour les plus téméraires, le hard rock/gothique et le reggae/fumeur de joints. Victor n'est ni gothique, ni rasta, ni rien. Il porte des sweats à capuche et des jeans trop larges avec des grosses basket, et écoute du rock. C'est encore une fois un gamin de treize ans tout ce qu'il y a de plus ordinaire, pas très populaire, et fan de dofus. Encore une fois, sans faire exprès il emmerde le monde, et surtout ses parents. Il faut dire qu'à treize ans on est passés à un autre stade de l'existence, qui n'est bien souvent pas très communicatif. Une sorte de travail pédagogique tardif pour les géniteurs qui doivent psychanalyser leur progéniture pour comprendre ce que veut dire «  greum » ou « broaf », en fait. A treize ans, les gosses sont encore plus entre deux eaux qu'à dix ans : on les berce de la douce illusion qu'ils seront bientôt adultes (le discours « papi jean » sauce 2.0) tout en continuant à tout leur interdire, ce qui, inévitablement, les énerve. Et un gosse de treize ans qui s'énerve, avec sa voix mi-soprane mi-baryton, et son corps plein d'hormones en fumigènes, c'est immonde. On peut même se risquer à jouer aux psys, et à dire que ce mal être et cette communication en berne résulte sans doute du fait qu'ils réalisent qu'avoir dix ans, en fin de compte, c'était pas si mal mais qu'avec des poils de barbe tu t'en prend plus la gueule quand tu fais une bourde. Fini, les joues roses et tendres que pinçaient les vieilles tantes croulantes, à présent Victor est couvert d'acné et ne reçoit ni bises ni caresses affectueuses. Au contraire, son odeur et son apparence peu accommodantes semblent éloigner comme un répulsif à insectes les convives et membres de la famille. Il n'y aura pas de bataille de belins au fromage cette année visiblement, au grand désespoir du clan des vieux grincheux, qui du coup tirent la gueule. Pour cette énième réunion familiale donc, les invités sont au calme : pas de blablabla intempestif du chiard, et pas de problème de censure non plus, puisqu'il dîne dans sa chambre. C'est à peine si papi et mamie flapis l'ont aperçu. Ils sont du coup tous chagrins (les mamies et papis flapis vivent très mal la période ingrate de leurs petit-fistons) et tirent également la gueule. Bonjour l'ambiance, comme quoi, tout n'est pas la faute des gosses, les adultes peuvent être bien casse couilles aussi. La soirée se déroule plutôt d'une manière anodine, avec le même schéma, autrement dit l'enchaînement congratulations-questionnements-réponses désintéressées quand oncle Jacky se met à parler de ses problèmes de sciatique puis recongratulations quand madame sert sa poule au pot annuel, suivies des recommandations en fin de soirée « mais tu ne vas pas conduire dans cet état ! » « soyez prudents » et autres simagrées toutes aussi casse couilles. Cependant, avec la cohabitation d'un adolescent grincheux et de mamies/tatas/papis/parents flapis dans la maisonnée, le drame est une hypothèse plus que plausible. Il suffit que dans cet enchaînement rodé, congratulations-questions/réponses-compliments sur le poulet-recommandations de prudence un des convives ose, après quelques verres de rouge sortir la phrase qu'il ne faut surtout pas dire, mais alors surtout pas « Et Victor, où qu'il est ? » A ce moment, les parents se renferment, prennent un air renfrogné et, sur un ton plaisantin, comparent Victor à un ermite dans sa grotte, à un fauve, à un troll, etc, bref tout ce qui sera susceptible de détendre l'atmosphère et d'effacer la naissance de l'idée selon laquelle la soirée serait bien mieux avec Vivic dans leurs esprits. Mais bien souvent le duo papi /mamie flapis qui s'est éveillé en entendant le prénom de leur cher Victor réagit vivement, les parents sont pris d'effroi et alors enflent leur descriptif de terribles anecdotes comme celle où Victor avait crevé un de ses boutons sur tante Lisa, mais sans effet car les papis/mamies flapis sont immunisés à ce genre de paroles. Leur amour est inconditionnel (et il faut bien, vu la gueule de l'intéressé). Arrive alors le moment fatidique où, contraints, les parents sont obligés d'appeler leur tête brune (en criant, beaucoup, le gamin de treize ans faisant bien semblant de ne rien entendre, surtout quand il s'agit de s'exhiber devant une assemblée de pareils beaufs et névrosés) et celui ci de descendre en maugréant ses « groaf » « greum » et autres expressions de mécontentement. Là, apparaissant devant tout le monde, il se tient et regarde les visages des gâteux s'illuminer, comme si on leur avait offert une apparition céleste (les pauvres crevaient d'ennui à ce repas) et tout en répondant par monosyllabes aux questions qui l'assaille, toutes les mêmes, il s'empiffre de tout ce qui peut remplir sa bouche et lui donner une excuse de plus pour ne pas répondre sans paraître impoli et se faire engueuler par ses pauvres parents éreintés qui espéraient passer une soirée sans lui. Une apparition descendue du premier étage, plein de gras aux cheveux et de chips dans la bouche, teintée d'une odeur âpre assez exotique, à faire retrousser plus d'une narine, bref, un saint. Le troisième âge semble être bien le seul à ne pas s'offusquer de l'apparence et du maintien de la bête, et le seul à comprendre ses braiments monosyllabiques (on se demande bien comment, développe t-on un sixième sens à soixante ans?). Il supporte tout, des discussions les plus ennuyantes des tantes en décomposition sociale jusqu'à l'odeur des cheveux de Victor. Des braves, des vrais, prêts à affronter la tempête familiale, le cœur emplit d'amour. Ces pauvres vieux fromages, qui ne demandent rien sinon de passer un moment avec leur petit-fils viennent pourtant à leur tour de s'attirer les foudres de toute la famille, qui à présent tire la gueule du côté des tontons grincheux et s'écarte stratégiquement de l'épicentre de la crise. Reste donc Victor et sa sueur, régnant sur une dizaine de fauteuils remplis par les fesses de vieillards séniles qui s'extasient de chacune de ses paroles (il faut dire qu'elles sont rares), et de l'autre côté le reste du groupe qui soupire en continuant à discuter, comme chaque année, de couleur de salle de bain ou de prêt immobilier. Victor est las mais il supporte le fait d'être le centre d'attention du club des vieillards, jusqu'à un certain point : il y a toujours en effet un petit rigolo (du bord des séniles, comme expliqué dans la partie précédente) qui s'amuse à poser les mauvaises questions, histoire de se moquer un peu de la bête hirsute et de le regarder rougir de colère et de honte. Là c'est Papi José qui commence, et qui lance, comme une vraie pique «et les filles, le style boutonneux, elles aiment ? ». Tout le monde fait semblant de s'offusquer, vous ne verrez jamais personne rigoler franchement à cette question, à part les quelques rigolos de la famille -et les connards- (heureusement qu'il y en a, on s'emmerderait sans eux) mais intérieurement c'est un vrai concert de hyènes, où tout le monde attend la réponse du mioche en se régalant de l'évidence de la gêne que l'imprudent José aura provoqué. Victor est bien mal loti avec toutes ces messes basses qui maintenant l'entourent. De figure prosaïque, il est devenu clownesque. Il tente une réponse mais, comme tous les gosses de treize ans il est incapable de s'exprimer clairement dans une telle situation (le nœud hormonal qui prend trop de place, sans doute) et alors il ne reste qu'à ce pauvre Vivic que deux solutions pour s'extirper de cette situation peu confortable. D'abord, si il est particulièrement sujet à des bouleversements de nature physiologiques et psychologiques en particulier, le boutonneux blessé peut insulter l'assemblée avec une brochette de mots triés sur le volet, et parfois même en verlan afin de signifier à ces dits individus qu'il n'appartient pas à leur foutue espèce (l'adulte, bien entendu) tout en regagnant fièrement son antre. Cette brochette d'insultes peut être, au choix, de nature à insulter l'auditoire d ' »enculés » ou encore de « bouffons » ou encore, plus rare (il s'agit ici, si l'expression est employée, d'un adolescent avec un peu plus de matière grise que d'ordinaire) de « vieux cons ». Il peut également choisir le mutisme et remplacer la violence des mots par la démonstration de sa nouvelle force acquise depuis peu, en renversant quelques bols de chips du revers de la main tout en regagnant son antre de la même façon. Dans tous les cas de figure il résultera de la situation une gêne pénible et un silence assez plombant qui accusera un peu ce vieux con de Papi José d'avoir mis les pieds dans le plat. S'en suivra alors forcément une ode à l'adolescent « pauvre gosse ! » « il traverse une période si difficile déjà » afin d'effacer toute trace de mauvaises pensées hyèneuses du salon et de finir la soirée avec la certitude qu'on est quelqu'un de formidable. Congratulations-questionnements-réponses-recommandations de ne pas trop boire-vousêteformidablechèremédème-rideau. Seize. Victor qui a bien grandi a maintenant seize ans. Seize ans ! Cela émeut sa mère qui se souvient encore de l'époque couche-culotte du rejeton. Il fait à présent 1m80, a la même voix que son père et sort le soir (début des emmerdes certes, mais arrangeant quand il y a des invités : le gamin ne sera pas là pour gâcher encore une fois la fête). En effet, les parents de Vivic se délectent des soirées entre amis sans leur fiston, où ils peuvent picoler à leur aise et discuter de choses passionnantes sans trop s'attarder sur le sujet familial encore sensible. Pourtant, il arrive toujours le moment fatidique de cette fameuse soirée familiale annuelle, où le chiard sera là, et où il faudra bien le supporter. A seize ans, un nouveau problème se pose dans les réunions de famille et autres évènements réunissant adultes et enfants en pêle-mêle : le petit con refusera de s'asseoir à la table des mioches, et on devra, par conséquent et pour éviter tout conflit l'installer à la table des grands où il viendra polluer notre air. Les parents des enfants de seize ans, il faut les comprendre, en ont marre de leur gamin. Ils prient pour qu'il aie enfin dix-huit ans et qu'il se casse enfin du cocon familial afin qu'ils soient enfin contents d'avoir un fils. Parce-que hein, franchement, jusqu'à huit ans un gamin c'est mignon, mais après ça commence sérieusement à faire l'effet d'un chewing-gum collé sous la semelle. Bref, les voilà fatigués, usés, et obligés de supporter Victor à leur table, entourés par Papi Jean et Mamie Yvette qui ne vont pas tarder à aller nourrir les insectes. L'ambiance est pourtant animée, du moins les vieux sont ravis de participer à cet événement tellement cher à leurs yeux (le seul moment de l'année où quelqu'un s'intéresse un peu à eux, c'est dire) et ça jacasse sur les différentes pathologies familiales ; rhumatismes et autres passionnantes choses de la vie que peut vivre le troisième âge, mais du côté des parents et des individus à la quarantaine bien entamée la douleur est palpable. Tout le monde sait que personne ne veut venir à cette foutue réunion, et pourtant tout le monde est bien obligé d'y venir sous peine d'être radié du testament des papis flapis, qui, comme chacun le sait, ont des comptes en banque bien garnis qui n'attendent que d'être gracieusement distribués. Alors tout le monde continue à se supporter, les sourires grinçants et les nerfs tendus comme des cordes de mandoline, déjà, sans Victor. Avec lui, c'est l'assurance de se faire vraiment chier : qu'importe le fait qu'il soit presque adulte, les parents vont inévitablement contenir tout dérapage de conversation, et donc toute parenthèse animée du dîner morbide. A chaque blague un tantinet vaseuse, lancée par l'oncle Jacky, la mère piaillera de sa petite voix aiguë « pas devant Victor ! » et l'ambiance retombera comme un vieux soufflé sorti du four. Bref, en plus de faire passer au gamin une soirée éminemment chiante, les convives se feront chier aussi, et les parents feront la gueule. Encore un beau repas de famille, en somme, et pas la moindre perspective d'échappatoire cette fois, car un gamin de seize ans si il est plus mature qu'à treize est rarement drôle. Si il fait rire, car il peut (certains gamins de seize ans peuvent être sociables avec l'espèce adulte) ça sera en expliquant les trois-quarts des mots qu'il aura employé aux vieux sourdingues qui sont en nette majorité, et en essuyant les quelques remarques débiles de ses parents, ravis que leur mioche plaise un peu. En vérité à seize ans les gamins sont plutôt agréables ou du moins il ne font rien pour réellement nous embêter. Certes, Vivic s'incruste à la table, boit même une bière ou deux histoire de fraterniser, mais reste bien souvent gentiment à sa place,88 car il se fait autant chier que les autres. C'en est pourtant trop pour les deux géniteurs, qui ne peuvent plus saquer le fait qu'après autant de temps, les amis et parents soient encore à sucer la moelle de Victor et à le noyer dans les compliments et les roucoulades grotesques, tandis qu'eux, pauvres bougres, ne récoltent que quelques maigres remerciements pour tout le mal qu'ils se sont donnés pour faire, entre autres, cette merveilleuse et juteuse poule au pot. Il semblerait bien qu'avoir des enfants, tout compte fait, ne soit pas toujours la bonne solution pour frétiller en exhibant les plumes de son derrière. Dix-huit. Victor n'est plus. Enfin si, il est toujours, mais néanmoins plus là, où on le trouvait d'habitude, c'est à dire dans sa chambre au premier, car Victor est à la fac et Victor vit désormais seul. Plus de problèmes posés par le fiston aux réunions amis-famille des parents, donc, car comme on l'a déjà dit, il n'est plus là. La liberté des géniteurs est enfin acquise après ces années d'éducation acharnées. Ils peuvent désormais avoir une vraie vie sexuelle (en théorie seulement, car la mère n'a plus sa grâce d'antan et le père ressemble plutôt désormais au grand schtroumpf qu'à Sean Connery) et se prendre des cuites mensuelles avec leurs collègues et amis. Pourtant l'enfant manque, le petit emmerdeur chéri à sa maman, le grand bonhomme de papa, bref, les parents ne sont clairement jamais autant senti aussi inutiles. Les contacts qui les lient encore à leur cher garnement se bornent à des conversations téléphoniques très vite écourtées et à des visites rapides et surtout basées sur une communication Victor-frigidaire. La mère, qui s'est soudain souvenue, le jour où Victor a quitté la maison, de tous ces souvenirs que seule une mère retient (on ne sait pas pourquoi, c'est formidable, elles se souviennent même de la consistance de notre premier étron, demandez et vous verrez) et l'instinct maternel revenu au galop elle attend maintenant patiemment près du téléphone que son petit appelle et la supplie de l'accepter de nouveau sous son toit. Pourtant il n'en est rien, la sonnerie ne retentit que rarement et la mère s'est mis au scrapbooking afin de combler son manque affectif. Les visites à la famille se font plus rares, plus désintéressées, le mioche absent manque à tous, même aux plus racornis. Papi Jean et Yvette nourrissent désormais les insectes, en bons morts, bien comme il faut, mais l'héritage n'a pas eut l'ampleur attendue, puisque, à quatre-vingt dix ans, leur sénilité avancée les a poussé, on ne sait pourquoi, à léguer leur petite fortune à un refuge pour chiens dans la Creuse. Tout va mal, donc, pour cette petite famille séparée du cher Vivic, exilé à Lille (à neuf cent bornes de la résidence familiale, on dirait presque qu'il veut s'enfuir ce petit con, mais on le comprend un peu en commençant à connaître sa famille de cas sociaux). Les repas et anniversaires du papi, de la mamie, de la maman, du tonton et de tout autre individu portant le même dénominateur génomique sont ponctuées par des conversations de plus en plus bateaux, ils ne font même plus l'effort d'ailleurs de lever la tête quand un rire fuse ou qu'on les interpelle, la poule au pot a désormais une consistance insupportable de vieille escalope, et tout le monde attend qu'il se passe enfin quelque-chose de passionnant. C'est dire que depuis la mort d'Yvette et de Jean, qui avait provoqué un élan d'optimisme au cœur de la maison, eh bien il ne se passe pas grand chose et même les vieux croûtons ont renoncé à parler de rhumatismes, ayant conscience eux-mêmes de leur redondance (ce qui est, venant de vieillards pas loin d'être totalem88ent rongés de l'intérieur assez inquiétant, si cela devait arriver à votre repas de fête inquiétez vous sérieusement et demandez vous bien si vous ne devriez pas arrêter de parler des problèmes intestinaux de votre chat ou de toute autre chose assez peu passionnante pour que les plus âgés finissent par finir leurs verres cul sec en fixant le sol). Le silence est l'hôte principal de la soirée, suivi de près par l'ennui, et la morosité. Vivic de son côté ne pense évidemment pas à sa chère famille, à dix-huit ans il profite surtout de sa liberté juste acquise. Pas encore adulte néanmoins, il est obligé de faire quelques apparitions saisonnières afin de combler le manque affectif de sa maman et de son papa, qui songent à refaire un môme pour remplacer Victor. Drôle d'ironie.

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