Est-ce que tu bzzz ?

etreinte

D'habitude, quand je rentrais du taf, je trouvais mes gosses devant la télé, ou en train de terminer leurs devoirs. Parfois en train de se chamailler pour savoir qui aura le contrôle de la télécommande ou qui aimait le plus maman (Deux combats auxquels j'avais déclaré forfait depuis un moment déjà).
Bref, des trucs de gosses quoi.
Je trouvais aussi ma femme, en train de préparer le dîner, de repasser, de calmer les deux petits, parfois tout en même temps.
Bref, des trucs de femmes quoi.
D'habitude, je lançais un regard à ma femme pour lui dire “Eh ouais ma petite, je suis rentré, pas trop déçue ?” et elle m'en rendait un autre pour me répondre “Fais chier, c'est quand que tu te fais écraser par un 38 tonnes en traversant la rue qu'on en finisse ?”
C'est ça la complicité, on n'avait plus besoin de se parler pour se comprendre. Je m'installais ensuite avec mes enfants, en les embrassant sur le crâne et en leur demandant comment s'était déroulée leurs journées, même si j'en avais un peu rien à foutre de savoir qui avait dessiné quoi. Mais bon, les enfants c'est comme les plantes, faut leur parler pour qu'ils grandissent et s'épanouissent. Alors je leur parlais, je leur parlais, et j'en oubliais l'essentiel : ça a surtout besoin d'eau, métaphoriquement, sinon on aura beau leur faire les plus beaux discours et les plus belles promesses, ça finira quand même par faner.
Quelqu'un qui crève de soif ne se désaltère pas en buvant les paroles d'autrui.
Je ne savais pas.
Et c'est pour ça que mon mariage a pris l'eau d'ailleurs… Pour ça que le vase a débordé…
Pour ça que de l'eau a coulé sous les ponts depuis…
Pour ça que… Ok, mauvais jeux de mots, j'arrête.
Depuis qu'ils sont partis, quand je rentre du taf, je trouve la télé éteinte. Fini les ” Moi j'aime maman jusqu'à la lune ! Et moi jusqu'au SOLEIL ! Ah ouais ? Eh ben moi jusqu'au bout de touuuuuut l'univers !”. Ce genre de débat m'horripilait au plus haut point si bien que je peinais à réprimer l'envie de leur répondre un jour ” Mais vos gueules, n'oubliez pas que vous êtes là grâce à MES coups de bite, bande d'indignes.” Aujourd'hui, mon linge est froissé, le dîner n'est pas prêt et ne le sera jamais, et le nombre inquiétant de cadavres de Hoegaarden me ferait passer pour le plus grand tueur en série de l'Histoire. Non, depuis que je suis seul, quand je rentre du taf, il n'y a que moi. Et les mouches. D'abord une ou deux, au-dessus de l'évier dans la cuisine, contre la fenêtre. Puis trois-quatre. Neuf-dix. Trente-trente-cinq. Chaque jour je les chasse, à coup d'insecticide foudroyant, chaque jour je ramasse leurs cadavres, et chaque jour elles reviennent, toujours plus nombreuses, au même endroit. Je ne peux même pas profiter du seul avantage d'être divorcé, à savoir être au calme dans le silence, car elles sont là, à s'agiter par dizaines, à bourdonner, à baiser dans une incroyable partouze qui s'étend sur toute la surface de la vitre. Leur vrombissement a quelque chose de terrifiant tant il est étonnamment fort, et je passe bien un quart d'heure à ramasser leurs dépouilles unes par unes quand elles s'éparpillent dans toute la pièce pour aller crever à cause de l'insecticide. Parfois, une ou deux survivent, et leur balai aérien m'empêche de fermer l'oeil de la nuit.
Elles m'angoissent.
Et ne me demandez pas si j'ai testé les répulsifs, ou si j'ai vérifié qu'un vieil aliment n'était pas en train de pourrir sous l'évier. J'ai tout fait. Tout testé. Tout nettoyé à la javel. Toutes les marques de produit. J'ai même posé des rubans collants au plafond dans l'espoir de les piéger. Mais chaque jour, depuis que je vis seul, quand je rentre du taf, elles sont là, avec des cousines en plus, à m'attendre, les rubans totalement intacts comme si elles ne faisaient qu'apparaître ici. Aujourd'hui, depuis que ma famille est partie, je suis une merde, et c'est la seule explication que j'ai trouvé pour ces mouches.

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