Et chez toi, quel temps fait-il ?

pindariste_

Deux amoureux, dont l'histoire n'a duré que quelques mois et dont les seules bribes de souvenirs ne vivent que dans le cœur de cette jeune fille.

02 avril 2003


L'orage s'abat de plus en plus sur le village. Le vent fait claquer les volets contre les murs. C'est un jour banal de mousson pour tous les autres habitants, ils sont habitués : ça ne change rien à leur vie. Ça devrait être le cas pour moi aussi.

Cependant, depuis mon réveil, tout est différent. Quelque chose ne va pas. L'odeur de la pluie a changé, enivrant l'air d'une puanteur amère. Le temps est plus lourd, limite suffocant. Comme si on en avait retiré tout l'oxygène, toutes ces petites particules nous permettant de respirer sereinement. Les gouttes d'eau sont glacées, picotant ma peau à leur contact. Comme des milliers de lames de diamant minutieusement perçantes. Le grondement du tonnerre retentit plus fort que d'habitude, étouffant mes cris les plus étranglés. Le ciel n'a pas une couleur rassurante. La douce teinte grisée est devenue d'un gris sombre, presque noir, annonçant une longue tempête.

Je m'assois sur le bord de la terrasse, admirant les pleurs des nuages s'écraser au sol. Mes larmes les rejoignent, disparaissant dans la flaque, qui devient peu à peu un océan de tristesse. Mes sanglots chantent aux côtés de l'averse pendant que le vent siffle et fait bouger les plants de rizières – comme si, eux, étaient vivants. Plus vivants que moi à cet instant.

Seule. Je suis désormais seule. Tout autant à la maison que dans mon combat. Je vais devoir être forte pour les six prochains mois. Ça va être long, mais il faut que j'y arrive. Cette solitude est au sens second, car je suis entourée par ma famille. Mais il est possible de se sentir seule même lorsqu'on est avec des gens n'est-ce pas ? Personne ne peut me tenir compagnie en ce moment-même pour me consoler et m'aider à respirer. La pesanteur de l'air m'empêche de garder la tête froide et de trouver une solution. Le seul qui aurait très bien pu me sauver de ces démons est celui qui s'est barré ce matin, sans raison apparente. Du jour au lendemain. Il n'est plus là. Il s'est volatilisé sans me prévenir. Après deux ans.

Et tous les autres ? Et si, eux aussi, s'éloignaient ? Et si, eux aussi, décidaient de devenir des fantômes de mon passé ? Des personnes filantes, qui ne sont apparues qu'aux premières pages des premiers chapitres ? Et si, eux aussi, je les avais vu pour la dernière fois avant de me coucher, hier soir ? Et si, en fait, c'était moi qui étais devenue une ombre à laquelle plus personne ne prêtait attention tellement elle était ordinaire ? J'ai peur. J'ai peur qu'on m'oublie, que ma silhouette finisse par faner dans leurs mémoires. Je n'en ai pas envie. J'ai peur de n'avoir jamais eu le moindre impact dans la vie de quelqu'un, la moindre importance. Comme si c'était moi qui avais été de passage, comme une vulgaire figurante dans un film. Suis-je donc si facilement abandonnable ?

Je me lève et m'avance vers le lac qui n'est qu'à quelques pas. Plus aucun pêcheur n'est là. Ils se sont sûrement précipités chez eux pour s'assurer que leur famille, leurs enfants vont bien. Beaucoup de maisons se font inonder ces derniers temps. De toute façon, les vibrations de l'eau que la tempête créée font fuir les poissons. Être là n'a plus du tout d'intérêt pour eux.

Je m'installe au bord du ponton et laisse mes pieds se balancer dans la froideur du liquide. Le tissu de ma robe gorgé d'eau colle à ma peau et me glace le dos. C'est la seule chose qui me fait encore me sentir vivante.

J'ai mal au cœur, comme si j'allais crever. Je le sens résonner dans ma poitrine. Il prend le dessus sur tout l'environnement. Comment un si petit organe peut faire autant de bruit ? À moins qu'il y en ait deux. Le sien. Le ciel a dû m'entendre car un éclair illumine tout le paysage pour laisser place à un grondement sourd. Il me montre certainement qu'il me comprend et qu'il est triste avec moi. Ça fait chaud au cœur de se sentir écoutée et comprise au beau milieu de toutes ces avalanches de sentiments.

Je tremble. De froid ou de peur ? Ça fait une bonne heure que je suis là quand même. De plus, j'ai peur de ce qui pourrait arriver dans le futur.

Je tremble. De tristesse ou de dégoût ? Mon premier amour m'a quittée sans explications. Comme si j'étais une moins que rien, comme un objet qu'on possède et auquel on n'a jamais eu d'attache émotionnelle. Je ne sais pas si je le pardonnerai un jour ou l'autre. Peut-être jamais. Peut-être.

Mes yeux sont braqués sur mon reflet dans l'eau. J'ai du mal à me regarder en face. C'est peut-être de moi dont je suis écœurée après tout.

— Pourquoi moi ?

Pourquoi la vie a décidé de s'acharner sur moi ? Pourquoi a-t-il choisi de me faire ça à moi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Ne suis-je pas assez ? Tout se passait bien pourtant. A-t-il trouvé quelqu'un d'autre ? Quelqu'un de mieux, de plus beau, de plus chaleureux, de plus que moi dans son entièreté ? Ai-je fait quelque chose de travers cette nuit ? Quelque chose qui lui a déplu ? Et puis, peut-être qu'il ne m'aimait pas, tout simplement. Peut-être que je n'étais qu'un passe-temps, qu'une occupation. Mais je préfère croire par-dessus tout que ses parents lui ont tout simplement interdit de me revoir pour je ne sais quelle raison. Peut-être que sortir avec une jeune femme qui attend un enfant ruinerait sa réputation ? C'est plus facile de trouver des causes externes, ne remettant pas en question son amour. C'est moins douloureux.

Je me lève et rentre chez moi. Je n'ai rien d'autre à faire de toute façon. Je m'arrête un long instant dans la cuisine, fixant la table à manger. Une lettre y est posée, adressée à mon nom. Je peux deviner de qui elle vient juste en regardant l'écriture de l'auteur. C'est lui. J'en suis sûre. On a toujours eu pour habitude de s'envoyer des lettres. Je l'avais aperçue après m'être levée en panique, personne à mes côtés dans le lit. Je ne m'y étais pas attardée. J'avais tellement les idées en vrac que je ne pouvais pas réfléchir à autre chose qu'à mon but : le retrouver, le serrer fort contre moi et l'entendre dire que tout se passerait bien car on était ensemble. Je voulais qu'il m'assure que tous les deux, on pourrait franchir tous les obstacles, on pourrait être plus fort qu'une foutue tradition culturelle. Je veux – enfin voulais – finir ma vie avec lui. Je me foutais royalement de ce que les autres allaient penser de moi tant que j'étais dans ses bras. J'ai parcouru la maison de fond en comble à sa recherche, espérant du plus profond de mon cœur qu'il soit aux toilettes ou en train de se coiffer dans la salle de bain. Mais je ne l'ai jamais retrouvé. Mes yeux se posent une nouvelle fois sur la lettre. Peut-être qu'à l'intérieur, il m'explique les raisons de son départ. Alors je décide de l'ouvrir, les mains tremblantes et le cœur bombé d'espoir.

Au revoir, je t'aime.

C'est tout. Cependant, ces mots n'ont plus de sens : il m'a prouvé le contraire quelques heures auparavant. Comment peut-on prétendre aimer quelqu'un alors qu'on l'abandonne comme ça du jour au lendemain ? L'averse s'est transformée en tsunami et la pluie a arrêté de tomber. Je déchire la feuille et la jette à la poubelle sous le coup de la colère et de l'amertume. Je pars m'effondrer sur mon lit en attendant désespérément qu'un membre de ma famille rentre et daigne se soucier de moi. J'ai besoin de voir le visage d'un être cher pour me calmer mais je n'ai pas la force d'aller chercher cette aide. J'en suis incapable. Je hurle mon désespoir à m'en abîmer les cordes vocales. Je ne comprends rien. J'étouffe toutes mes émotions dans mon oreiller comme si elles n'avaient jamais existé. J'ai si mal au cœur. J'ai du mal à respirer. Je n'en peux plus. Pourquoi après trois mois ? Pourquoi pas avant ?

J'entends la porte s'ouvrir. Quelqu'un est là. Je souhaite du plus profond de mon être que ce soit lui, mais je sais pertinemment qu'il ne reviendra pas. Sûrement jamais. Le bon point est que je ne suis plus seule – enfin, physiquement parlant. Je peine à me lever et à me trainer jusqu'au salon. Je dois le faire. Je dois le faire pour mon enfant. Je vois mon grand-père assis dans le canapé, lisant le journal qu'on nous a distribué ce matin. Il lève les yeux et voit ma tête. Il se précipite vers moi pour me prendre dans ses bras.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? me demande-t-il, anxieux.

— Il est parti.

Trois mots lui suffisent pour comprendre ce qu'il se passe dans ma tête : un amas de nœuds que je n'arrive pas à défaire. Une immense pluie d'abat incontrôlable est venue remplacer le beau temps d'hier.

Mon grand-père ne me répond rien et me serre seulement encore plus fort. Il est là pour moi et veut me le faire comprendre. Je savais que je pouvais compter sur lui à tout moment, je l'ai toujours su. C'est lui qui m'a élevée après tout.

Mais cette accalmie ne va pas durer une éternité, c'est sûr. Le bruit de l'avalanche de sentiments qui me pompe le cœur percute ma poitrine. De plus en plus fort. De plus en plus violemment. De plus en plus agressivement. Je dois avoir des explications. Rien que pour m'apaiser et faire taire cette multitudes de questions qui tournent dans ma tête. Je veux sauver mon enfant de ce malheur. Je veux le protéger.

Je vais mettre mes chaussures et pars en courant chez lui. J'espère qu'il sera là. J'ai besoin de parler avec lui, de tout ça, histoire de savoir ce que je devrais faire.

J'ignore la pluie qui me brouille la vue.

Je toque. J'appréhende. Est-ce qu'il sera content de me voir ? Ou est-ce que, au contraire, il me claquera la porte au nez ?

C'est sa mère qui m'ouvre. Elle a l'air surprise de me voir ici.

— Non, il n'est pas là. Il est parti ce matin. Je croyais que tu savais qu'il déménageait.

— Où est-il allé ?

— Vers la capitale, je ne connais pas vraiment l'endroit précis. Il est un peu parti en coup de vent à vrai dire. On n'a pas trop eu le temps de lui dire au revoir.

Elle aussi a le visage amoché. Elle a probablement pleuré son départ, tout comme moi. Son fils va lui manquer, c'est certain. Le connaissant, ce n'est pas le genre à donner ou prendre des nouvelles régulièrement. Quand il n'est pas là, il n'est pas là.

Je lui dis « à bientôt », parce que « au revoir » signifierait qu'on ne se reverra plus. Je me suis attachée à elle mine de rien, c'est un peu comme ma deuxième mère. J'arpente les ruelles, sans but précis. Je ne sais pas quoi faire. Devrais-je essayer d'aller le retrouver je ne sais où ou simplement laisser tomber notre histoire à l'eau comme si elle n'avait jamais eu d'importance à mes yeux ? Je sens un creux dans mon cœur, comme si tous mes sentiments m'avaient quitté pour l'accompagner. Je ne sais pas si je suis triste ou en colère, même probablement déçue. Je panique sûrement aussi pas mal. Mais je me dois de rester forte. Pour cet enfant que j'attends depuis trois mois. Au moins pour lui. Pour lui donner l'occasion d'avoir une belle vie.

Je croise les autres habitants, tous souriants. La pluie s'est énormément calmée depuis ce matin. Ils peuvent enfin sortir sans craindre de se prendre des trombes d'eau dessus. J'ai du mal à cacher ma peine. Si seulement ils savaient. Si seulement ils savaient ce que je vivais. Si seulement ils avaient connaissance de la tempête dans laquelle je me trouve. Si seulement je pouvais revenir en arrière...

Comment font-ils pour être aussi heureux alors qu'à quelques mètres d'eux, quelqu'un se prend tout le poids du monde sur les épaules ?

Je rentre. Mes grands-parents ainsi que mes frères et sœurs sont tous regroupés dans le salon. Tous se tournent vers moi, essayant de dissimuler leur air triste. Ils ont dû apprendre la nouvelle. Je m'assois au milieu de la pièce, un coussin sur les genoux. Comme si ça allait me donner du courage. Je n'ose pas les regarder : j'ai un peu honte en fait. Honte qu'il m'ait abandonnée, qu'il nous ait abandonné. Honte d'impliquer ma famille dans ce foutu merdier alors qu'ils ont déjà des difficultés à tenir le mois. Honte d'être un tel poids pour eux.

La bruine réapparait, plus douce que ce matin. La tempête s'approche petit à petit, s'apprêtant à s'installer pour un long séjour. Je ne vais pas revoir le beau temps avant un bon moment.

— Ça va aller. On va trouver une solution, me chuchote mon grand-père en me faisant un câlin. Ce n'est pas ta faute, ne t'en veux pas.

C'est réconfortant, mais pas assez pour me faire rassurer. Tout se bouscule dans ma tête, mon enfant, lui, comment vais-je faire ?

— On va mettre ton bébé à l'adoption quand il sera né, m'annonce mon grand-père. C'est la meilleure chose à faire. Une autre famille pourra certainement lui offrir un meilleur avenir que chez nous.

Le mettre à l'adoption ? Cette nouvelle est si brutale. Je ne peux pas le garder, je vais devoir le délaisser à mon tour. Je dois accepter le fait de ne jamais pouvoir le voir grandir. Je dois céder mon rôle à des inconnus. Et si ça se passait mal ?

Je veux rester avec lui, mais on est déjà trop nombreux. Je suis aussi peut-être trop jeune. C'est dur de devoir élever un enfant à dix-neuf ans. Comment lui expliquerai-je que son père est parti ? Peut-être à tout jamais. Ça sera encore plus compliqué de lui expliquer qu'il est encore sur Terre mais qu'il ne veut juste pas assumer son rôle.

— On va trouver le meilleur orphelinat de la région pour qu'il ait la meilleure famille que possible, ajoute ma grand-mère. En attendant, repose-toi bien, tu dois prendre soin de lui.

— J'ai peur...


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07 juin 2003


C'est une fille. Je me demande si elle me ressemblera, si elle lui ressemblera. Je me demande si on aura le même caractère.

Je ne me suis toujours pas fait à l'idée que je devrai la laisser, l'abandonner, comme lui l'a fait. Je ne veux surtout pas reproduire ce qu'il m'a fait subir. Je ne veux pas que sa vie soit entièrement constituée d'une répétition d'abandons. Je lui laisserai également une lettre où je ne dirai pas trois mots qui n'ont pas de signification. Je lui exprimerai les raisons de mon départ – mais pas du sien. Je ne veux pas lui faire subir ça. Je veux qu'elle ait une image positive de lui, comme celle que j'avais au début de notre relation.

Malgré moi, je reste optimiste quant au fait qu'il viendra un jour frapper à ma porte, m'embrasser puis me dire que tout ira bien. Je veux croire à cet idéal même si je sais que je devrais tourner la page.

Dans chaque endroit où je mets les pieds, je balaye mon regard de droite à gauche en le cherchant, espérant reconnaître sa silhouette ou entendre le son de sa voix. J'ai même cru le reconnaître dans un café à Hanoï. Je me suis assise à quelques tables de lui, essayant de déceler ce qu'ils se trouvaient derrière ses lunettes de soleil et son masque. Nos yeux se sont croisés.

Puis il est parti.

Un autre départ qui s'ajoute à la liste.

Toujours aucune réponse.

Un brouillard dans lequel notre enfant devra grandir.


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30 septembre 2003


Je lui dis « à bientôt » une dernière fois. Je n'ai pas envie d'un « adieu » pour toujours. Je veux la revoir un jour et pouvoir la serrer dans mes bras. Je ne veux pas que ce soit la fin entre nous. Je l'aime et je l'aimerai toujours. J'ai signé tous les papiers, j'ai écrit une lettre pour lui expliquer la situation. Elle la lira un jour, j'espère. Je lui souris avant de quitter l'orphelinat et de rentrer chez moi en priant qu'elle tombe sur une bonne famille. Je ne veux pas qu'elle ait une mauvaise vie à cause de moi. Je n'ai pas envie qu'elle me déteste de l'avoir mise au monde. C'était la dernière chose que je voudrais.

Je ne veux pas qu'elle vive la même chose que moi. Je ne veux pas qu'une troisième personne l'abandonne à son tour, la laissant seule dans tous ses tourments.

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