ET SI C'ETAIT FAUX

Jacques Penna

Chronique Californienne dans la deuxième moitié des années 80

La soirée était douce et ils décidèrent de faire une marche digestive. Ils arrivèrent à la hauteur d'un bistrot que fréquentaient certaines tribus modernes telles les « red necks », « hell's angels », « poor white trash » et « hillbilly » de tout acabit.

Etais-ce les effets de la cuisine sino-californienne du restaurant branché de Main ou certains pollens qui saturaient l'air ambiant ? On ne le saura jamais. En tout cas, c'est bien de « Tu-KE-ha » que vint l'idée d'entrer dans ce rade d'enfer que nous évitions d'habitude comme la peste.

Il entra le premier, Antoine le suivit de peu, Salmona ferma le bal.

À l'intérieur, une odeur de vomissure, de mauvaise bière, de sueur rance et de sciure de bois leur remplit les fosses nasales. Une foule se pressait dans ce lieu, ou l'on ne comptait plus les gros, les grasses, les adipeux, les bedonnant, les maous, les charnus, les ventripotents, les mastards, les épais, les boursouflés….

Le sol était parsemé de sciure, car cette engeance avait la mauvaise habitude de boire jusqu'à s'en faire vomir, et vomir, c'était toujours par terre, jamais dans les seaux prévus à cet effet, installés aux quatre coins de l'établissement.

Comme un seul homme « Tu-KE-ha » et Antoine décidèrent de s'évader de cette antichambre de l'enfer. Ils ne pouvaient pas revenir sur leurs pas, car la porte d'entrée n'ouvrait pas de l'intérieur. Ce stratagème obligeait le curieux venu pour la première fois reconnaître les lieux à devoir traverser le débit de boissons de a à z. Au passage, ils étaient harponnés par les serveuses dont la triviale nudité n'avait d'égale que l'immense volonté de faire consommer et encore, et encore, et encore. Il faut se rappeler qu'aux States, la serveuse est payée en partie au pourboire, d'où les velléités de certaines à pousser au crime.

« Tu-KE-ha » et Antoine, après avoir joué des coudes des genoux et de la tête, parvinrent enfin à se soustraire des bras qui tentaient de les enlacer, de les saisir, de les faire disparaitre. Antoine poussa violemment le lourd battant de la porte de sortie. Une odeur d'embrun mêlé à des fragrances d'ipheion (la jacinthe de Californie) vint chasser la grande puanteur pernicieuse qui régnait à l'intérieur du mastroquet.

Epuisés, moulus, vidés par cette odyssée moderne, Antoine et « Tu-KE-ha » se sentirent défaillir. Ils se laissèrent glisser sur le sol, et restèrent assis à même le bitume, le dos contre la façade d'une boutique, reprenant leur souffle, leur esprit, leur santé.

-Mais où est donc SPIDERMAN ? S'inquiéta Antoine.

-Il était derrière nous ! il doit être encore dedans ! Attendons qu'il sorte.

Joignant le geste à la parole, les deux amis attendirent donc… Ils guettèrent, ils poireautèrent… Mais rien ne venait, pas de SPIDERMAN. Au bout d'un temps certain, les deux décidèrent de retourner dans le royaume d'Hadès, pour y interroger l'âme du devin Tirésias.

Une fois entré dans le rade, « Tu-KE-ha » procéda au rituel de la Nejuai. Il creusa une fosse dans la sciure et y versa du lait miellé, du vin et de l'eau pure. Il répandit par-dessus de la farine puis sacrifia un bélier noir afin d'attirer le devin. Ce dernier apparut ;

-Où est SPIDERMAN ? Lui demanda « Tu-KE-ha ».

-Là ! Réponds le devin, en désignant un endroit précis.

Comme cloué sur place par des vis cruciformes, SPIDERMAN ne bougeaient pas d'un poil, d'un cil, d'une vibrisse. Une expression de totale épouvante était peinte sur son visage. Paralysé, il n'osait même pas respirer de peur de réveiller un quelconque kraken ou cerbère virtuel.

Entrons donc à l'intérieur des méninges de SPIDERMAN. Tâchons de voir à travers la lorgnette de ses mirettes qui pour l'instant sont réglées sur la focale la plus large. Devant nous ; un énorme pachyderme en tee-shirt rouge vif et en blouson de cuir sans manche reste planté dans le passage. Sa bedaine dilatée déborde par-dessus la digue de son ceinturon et obstrue le passage, interdisant toute escapade.

En tournant l'objectif sur la droite, on découvre un spécimen féminin de la famille des cétacés appartenant au sous-ordre des mysticètes ou peut être des odontocèles. Ses seins gigantesques pendent sur son ventre et se balancent au rythme de ses mouvements. Lorsqu'elle lève le coude pour ingérer un galon de bière, ses seins se mettent à dodeliner de gauche à droite. Elle se penche en avant pour cracher par terre, ses seins, dans un gros plan en 3D, nous frisent les moustaches.

Par un savant traveling à gauche on découvre un troisième spécimen féminin de mammifère cétarliodactyle, génétiquement semblable aux suidés et aux ruminantias. Son corps massif en forme de tonneau repose sur deux énormes pattes solides comme les piliers d'un temple antique. Elle possède une grosse caboche qui s'ouvre selon un angle important pour découvrir une rangée de dents pointues et jaunies par la cigarette et la chique. Ses yeux et des oreilles sont placés au-dessus de sa tête et ses narines se referment toutes les deux minutes par constriction.

Citrin et Antoine comprenaient maintenant ce qui paralysait ainsi SPIDERMAN. Sous l'effet hallucinogène des organismes eucaryotes pluricellulaires, Salmona se voyait tel un lilliputien au pays des géants. Il était tout petit, tout petit, alors que les trois monstres qui l'entouraient lui paraissaient surdimensionnés. Dans ces conditions, pour lui, bouger d'un poil constituait autant de risque que de tenter une sortie après s'être réveillé au centre d'un troupeau de mammouths. SPIDERMAN était très sensible à cette image, car ce rêve était chez lui récurant. Bien souvent, il se réveillait en sueur et en sursaut alors que l'énorme pied antérieur en forme ovale composé d'ongle et de tissus adipeux de l'elephantidae allait s'abattre sur lui pour l'aplatir aussi finement qu'une feuille vélin supérieure.

« Tu-KE-ha » et Antoine en avaient assez vu. Ils sortirent promptement de la cavité crânienne de SPIDERMAN.

-Pas étonnant qu'il bouge plus ! Avec des visions pareilles …. Jeta Antoine, encore tout bouleversé par ce qu'il venait de voir.

-Faut le sortir de là au plus vite avant qu'il ne devienne fou.

-Comment ?

-On va le remorquer ! Proposa « Tu-KE-ha », quand j'étais môme, j'ai vu faire ça Dunkerque.

Ils s'arrimèrent donc à SPIDERMAN. A force de traction ils parvinrent à l'extraire de l'établissement. L'air frais du soir lui fit reprendre ses esprits.

-Quel cauchemar ! Souffla-t-il, en se frappant le côté du crâne, comme pour chasser, via ses conduits auditifs, le nuage de pensées nocives qui obstruait ses neurones.

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