ET SI C'ETAIT FAUX ?
Jacques Penna
L'accident
PRINTEMPS 1987
Un gros réveil matin trônait sur le meuble bas du
salon. A quatre heures, son mécanisme mit en branle un
système de martelet cognant contre deux oreillettes en
cuivre.
Sautant de sa litière, Mademoiselle-Pompon, le chat
angora, fit valser l'engin d'un coup de patte vindicatif ; elle
n'aimait pas être réveillée de si bonne heure.
Enfoui sous les draps, Citrin ouvrit un oeil strié de
conjonctivite.
– Moi non plus je ne suis pas du matin ! pensa-t-il
comme dans un rêve.
La petite maison de Citrin était située dans la 3e rue,
c'est-à-dire à trois blocs du strip de Venice-beach. Elle
étonnait par le désordre qui y régnait. Une vaisselle de cinq
jours encombrait l'évier dont la porcelaine commençait à
s'écailler. Des slips et des chaussettes sales jonchaient le sol,
envahissant les meubles du salon et la chambre. Le parquet
était recouvert d'un tapis aux fibres rongées par le temps,
plein de miettes et de poussière. Ménage et nettoyage
n'étaient pas les deux mamelles de Citrin.
Un croquis d'Andy Warhol était punaisé à même le
mur, sans autre apparat. Citrin avait connu l'artiste. Lors
d'une soirée bien arrosée, ce dernier avait griffonné le
crobard sur la nappe en papier d'un restaurant. Comme il
l'avait signé, Citrin s'était empressé de se l'approprier.
À l'extérieur, suspendu à la rambarde du porche, un
duo de « wind-chimes » (éoliennes carillonneuses)
tintinnabulait, entrechoqué par le souffle de la brise. Une
lampe sur pied éclairait le plafond, donnant à la pièce un
aspect fantasmagorique et à la chatte une silhouette
Gévaudantesque.
La nuit avait été particulièrement pénible pour Citrin.
Il était rentré tard, car il avait passé son temps à éviter
Conchita Martinez, une prostituée de Hollywood
Boulevard, une de ses patientes (il était psychanalyste) qui
flashait sur lui et avait fait un transfert maternel. C'était
plus fort qu'elle, lorsqu'elle le voyait, il lui prenait
l'impétueuse envie de lui donner le sein, attitude réprimée
par la loi californienne, extrêmement prude dans le
domaine de la nudité féminine.
Elle passait son temps à le harceler où qu'il soit ; il ne
pouvait se rendre au restaurant avec des amis sans que
soudain, elle apparaisse, mettant un terme aux
conversations en cours ; l'entrainant dans un recoin pour
lui reprocher de ne pas être avec elle, de ne pas prendre
soin d'elle, de ne pas s'occuper que d'elle.
Depuis une semaine, Citrin fuyait cette engeance en
jupon. Il avait passé sa nuit à l'éviter et en était exténué.
À 22 heures, il retrouva Salmona, son grand ami, au
Rose café. C'était l'un des endroits branchés de Venice. Le
bâtiment en forme de carton à chaussures, occupait,
parking compris, l'espace entier du « block » entre
Hampton et Main street. Une énorme rose était peinte sur
l'entrée de l'établissement. Ex-directeur du marketing de
chez Lustucru, Salmona avait fini par péter les plombs cinq
ans auparavant. Sur un coup de tête, il avait immigré en
Californie du Sud avec femme et bagages, caressant le rêve
de devenir artiste-peintre. La consommation assidue de
champignons hallucinogènes avait aiguisé sa perception du
monde qu'il cherchait à reproduire le plus fidèlement
possible sur ses toiles.