Et si j'étais Le Club des Incorrigibles Optimistes...

constance

Où suis-je donc ? Ici, c'est le noir complet. Pourtant, je sens des confrères autour de moi. Je suis le plus grand, le plus fier, mais aussi le plus timide. Tous débattent entre eux de notre destination : certains pensent la poubelle, d'autres les mains d'un vieillard aux lunettes, d'une jeune femme aux mains douces et à la vue parfaite ou d'un érudit qui les jugera sans vergogne.

Moi, j'aimerais bien retourner voir mon créateur. C'était un homme doux qui a peser chacun de mes mots, analysé chacune de mes phrases, inventé chacune de mes actions, recherché ma cohérence. Je suis mal placé pour me juger, mais je trouve qu'il m'a bien réussi. Il a pris son temps, c'est vrai, quelques dizaines d'années, mais jamais il n'a douté arrivé à ma fin. Après, c'est sans hésitation qu'il m'a amené voir son amie éditrice qui lui a annoncé que son livre allait connaître un grand succès.

Son livre, c'est moi. J'ai un nom bizarre, très long et très attirant. C'est Le Club des Incorrigibles Optimistes. J'ai un peu de mal à croire en mon succès parce que même si mes mots sont bien trouvés et mon histoire intéressante, je suis trop long, et trop cher. Qui aujourd'hui apprécie de lire sept cent cinquante pages ? Qui est prêt à mettre une trentaine d'euros dans un objet en papier, même pas solide et beau ? Pourtant, j'ai déjà parcouru du chemin : feuilleté par quelques mains, imprimé par d'autres, emballé par quelques autres, transféré de lieu en lieu, croisé quelques sourires devant mon titre, pris entre deux mains, retourné, reposé, je suis passé de l'état de manuscrit à celui de livre.

Et puis j'ai été mis de côté avec quelques autres. Cela même avec qui je suis en ce moment même enfermé. Mais où m'amenait-on encore ? Allais-je vraiment être jeté, ou ramené à mon envoyeur ? Mais je veux être lu, je ne veux pas rester un livre exposé tristement dans un bel appartement parisien ou broyé impitoyablement.

Mais, sauf si l'incinérateur à livres n'est pas loin, ce n'est pas mon destin. Le chemin a été très court, nous avons monté une rue, sommes rentrés dans un bâtiment, avons monté des marches et avons atterri sur une table. Maintenant que la valise (je sais que c'est une valise, mon créateur a très bien décrit cet objet dans une scène de départ. Je sais aussi que nous sommes en Bretagne : cette grisaille ne peut venir que de cette région selon mon concepteur. Dans une valise, sur une table, dans un très grand bâtiment, en Bretagne : je ne suis pas très avancé. Mais il y a du mouvement autour de moi, des potentiels lecteurs m'observent, curieux, des gens me prennent en photo avec mes congénères...

J'étudie l'aspect des mains qui me saisissent : douces, vives, fébriles, taille moyenne. Pas de doute, ce sont des lecteurs jeunes ! Comme Michel, mon narrateur. Ils ont le même âge je pense. Quelque chose comme dix-sept ans, oui. Cela explique pourquoi il me repose tous après m'avoir soupesé.

Mais je sens un regard qui m'observe de loin. Il va me choisir, non, il m'a déjà choisi. Le corps qui s'y rattache ne se presse pas de venir me chercher : il sait que je ne serai pas choisi pour les raisons déjà évoquées. C'est encore pire avec les jeunes : ma taille leur fait peur, ma catégorisation en « roman historique adulte » encore plus, ma nature même de livre leur déplaît. Pourtant, ils sont forcés de me lire à un moment ou à un autre. Ils ont signé un contrat pour un défi ou quelque chose comme ça. Sauf qu'ils ne comptent pas respecter le contrat qu'ils ont signé.

Le regard se rapproche. Ses mains maintenant me saisissent. Comme les autres, elles me soupèsent. Des mains délicates. Je pense que c'est une fille. Ses mains sont plus abimées que celle des autres : elle a déjà travaillé. Je sens cette petite bosse d'écriture sur son index : cette jeune fille est habituée à écrire. Ses yeux qui me contemplent possèdent une lueur de défi : non seulement elle compte me lire, mais elles comptent aussi lire tous les autres. Nous sommes quatorze mais je serais le premier parce que je représente un défi à moi tout seul. Et parce que mon titre lui a plu : un petit sourire s'est dessiné sur son visage dès qu'elle a pu le lire. Ainsi donc, je dois être lu par toute ces personnes qui me contemplent de près ou de loin mais aucune n'en a vraiment envie. Aucune sauf elle. Sauf qu'elle ne lit même pas mon résumé. Ses seuls critères de choix sont-ils donc ma taille et mon titre ? Voilà une jeune personne très assurée.

Voilà qu'elle se dirige, moi entre ses mains, vers une autre personne qui écrit mon nom sur une feuille ainsi que celui de mon emprunteuse. Elle s'appelle Constance. C'est un joli prénom. Un moment, mon créateur a pensé à l'utiliser pour une des jeunes filles qui joue un rôle clé dans l'histoire, mais il voulait quelque chose de plus dynamique alors il a choisi Cécile.

Mais, si nous revenons à Constance et au moment présent, je dois ajouter qu'elle m'a déjà changer d'endroit. Elle s'est installé dans un coin au milieu de ses camarades de classe. Elle hésite à me commencer devant tout le monde : elle n'aime pas que les autres la jugent comme une accro à la lecture. Pourtant, elle cède à la tentation de tourner les premières pages. Juste pour lire les citations et l'incipit.

Un de mes citations lui plaît beaucoup. Elle la fait lire à son voisin qui déchiffre : « je préfère vivre en optimiste et me tromper que vivre en pessimiste et avoir toujours raison ». Elle annonce qu'elle trouve que le pessimisme de cette phrase est magistral. Son voisin-ami la contredit en déclarant que l'auteur prône l'optimisme, donc la phrase est optimiste. Déjà, elle m'aime parce qu'elle adore les débats et que c'est facile de contrer son ami : « ce n'est pas parce que l'auteur, dont on ne sait même pas le nom, prône l'optimisme que la phrase est optimiste ! » déclare-t-elle sans ambages. Ils se chamaillent tous les deux et, comme elle est persuadée d'avoir raison, arrête la discussion et replonge dans sa lecture, c'est-à-dire en moi. Elle lit mon incipit : « chouette, un enterrement ». Elle découvre aussi que toute l'histoire se passe dans le passé, ce qui lui convient également. Mieux encore, l'enterré est un écrivain célèbre que le narrateur connaît bien. Il faut qu'elle sache au plus vite comment les deux se sont connus, quel est le lien exact entre les deux, qui est ce troisième personnage avec qui le narrateur parle mais la cloche sonne. Peu importe. Avec un vague au revoir à ses camarades, ses amis et ses profs, elle replonge en moi et lit en marchant. Comme elle va apprécier ce passage où Michel vit exactement la même chose !

La voilà qui rentre dans un car. Elle n'a même pas levé la tête pour dire bonsoir à son chauffeur ! Elle se décolle de mes premières pages qui racontent la vie de mon narrateur au début des années 1960 dans un lycée de Paris reconnu le temps de s'installer confortablement sur deux sièges. Ses trois quarts d'heure de bus passent sans qu'elle s'en rende compte et c'est sa voisine qui vient la sortir de moi pour qu'elle descende du car. Ce n'est pas pour autant qu'elle arrête : elle continue sa lecture en descendant les marches du bus, en remontant chez elle, en prenant son goûter, en montant les escaliers et en rentrant dans sa chambre.

Je découvre son espace de vie. C'est un joyeux bordel. Quelques livres traînent à terre avec des vêtements, le lit est défait, la fenêtre grande ouverte malgré le froid. Elle s'installe avec moi dans son lit. A vingt heures, quand ses parents l'appellent pour manger, elle dit ne pas avoir faim pour pouvoir rester avec moi. Elle est déjà à la page deux cents. Elle lit vite pour une adolescente. Elle m'apprécie beaucoup, surtout pour mes personnages et pour les situations drôles. Elle sourit quand elle se retrouve dans Michel, un jeune garçon qui n'a même pas exister et qui, si il l'avait été, n'aurait même pas vécu à son époque. Pourtant, entre sa passion pour la littérature, ses doutes d'adolescent et son blocage sur les maths, Michel lui ressemble. C'est plus facile de vivre l'histoire que je raconte quand on s'identifie à mon narrateur. Son humanité et sa sensibilité vont pousser mon lecteur à ressentir des émotions face aux histoires que des émigrés de l'Est confient.

La voilà arrivé à la cinq centième page. Elle fait une pause, s'accorde le temps de boire un peu d'eau, d'aller aux toilettes, de se mettre en pyjama et de peser les pour et les contre me poursuivre jusqu'à la fin de la nuit où me continuer le lendemain. Elle a envie que le plaisir dure mais elle a un terrible besoin de savoir la fin au plus vite tellement elle s'est plongée dans mon histoire. Elle va me continuer, c'est évident. Je l'aime de plus en plus, cette gamine. Je ne pensais pas qu'elle m'apprécierait autant. Je trouve triste que notre moment d'échanges soit bientôt terminé.

Pour l'instant, elle replonge dans la passion photographique de Michel, l'histoire d'Igor, le mystère de Sacha et la relation impossible entre Michel et Camille. Elle a adoré leur rencontre. Mon auteur a apprécié l'écrire, cette scène pleine de fraîcheur qui lui rappelait sa jeunesse. Mais elle sait maintenant que leur histoire a tous les deux ne peut finir que par une séparation. Elle trouve cela vraiment nul, mais en même temps, c'est mieux parce que les happy end, ce n'est pas vraiment son truc non plus. Heureusement, parce que, à partir de maintenant, tout va mal : séparation, divorce des parents, suicide d'un ami, retour sur le départ forcé et dangereux de son pays d'Igor, révélation tragique... Elle apprécie que tout s'accélère et que l'inattendu apparaisse. Moi aussi, j'aime bien qu'à ce stade, je sorte de la réalité historique pour partir dans des envolées romanesques.

C'est la dernière page. La lueur de l'aube luit au-dessus de nous alors qu'elle me referme. Elle a changé en me lisant. Elle a appris des choses sur l'Histoire, vécu un million de petites histoires, passé un moment agréable avec Michel et surtout découvert en moi un coup de coeur. Elle a envie de parler de moi à tout le monde, d'écrire un éloge sur moi, de me faire gagner un espèce de grand concours auquel je participe apparemment. Elle est enthousiaste maintenant pour lire mes congénères enfermés dans une valise car elles pensent que, à mon image, ces livres valent le coup d'être lu. Je suis content de lui avoir transmis cette passion et je suis heureux qu'elle m'ait apprécié. Je ne pensais pas être apprécié et elle vient de me prouver le contraire. La symbiose qui a eu lieu cette nuit a hélas été trop courte, même si elle pense encore à moi. Je ne pense pas que je la vivrai à ce point avec d'autre. Je n'ai pas envie qu'elle m'abandonne. Il faut qu'elle me relise, qu'elle trouve ses passages préférés, qu'elle essaye d'avoir un autre regard sur moi, qu'elle... Mais elle me pose aux pieds de son lit et s'endort les lunettes sur le nez et la lumière allumée.

Mais voilà qu'après deux jours d'indifférence, elle arrive dans son lycée et parle de moi à tout le monde ! C'est une pluie de compliments que j'entends. Elle a du mal à convaincre les autres mais elle insiste : elle m'a dévoré en une nuit ! Le narrateur a leur âge et il est trop cool parce qu'il n'aime pas les maths ! Il y a plein de passages drôles ! Les histoires des émigrés sont vachement émouvantes ! Il y a toute une réalité historique derrière moi ! Je me lis super facilement !

Elle aussi a un pincement au cœur quand elle me rend à la documentaliste. Nous avons partagé un moment formidable. Plus tard, elle me retrouvera, me relira, m'analysera, m'exposera, écoutera mon créateur en parler et parlera avec lui mais pour l'instant nous sommes séparés et nous sommes tous les deux tristes d'en avoir déjà terminé l'un avec l'autre.

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