Etre femme : extrait 1

laurinarium

Première nouvelle consacrée à ce que les hommes ne vivront jamais.

 Il était strictement tel que je me l'étais imaginé.

Sa barbe de quelques jours ne parvenait pas à cacher les sillons de ses joues, creusées par le temps. Ses gestes étaient plus lents qu'ils n'auraient du, mais en total adéquation avec sa posture légèrement avachie. Ses yeux semblaient exprimer toute la longueur de cette journée, tandis que sa voix basse achevait de parfaire l'image de l'homme fatigué qui venait de m'ouvrir la porte.

Elle était rouge menstruations. Sur la plaque qui l'ornait, le mot « gynécologue » avait reflété un instant les néons blancs dans le mouvement d'ouverture.

 

Peut-être est-ce une déformation professionnelle, mais en entrant dans la salle de consultation, j'affichais un léger sourire et j'attendais le moment propice pour décocher l'usuelle poignée de main. Il ne me tendit jamais la sienne, ce qui installa définitivement une atmosphère inconfortable.

J'étais néanmoins touchée par son air épuisé. Je n'ai pas pu m'empêcher de lui demander :« vous allez bien ? » avec un intérêt suffisant pour que cela le surprenne.

« - Vous êtes une infirmière ?

-Et bien, non, mais...

- Assistante sociale non ? A moins que vous ne soyez psychologue ? Il y a dans votre ton une empathie qui me laisse penser ça.

- Je crains que non.

- Dans le milieu public alors ? Non plus ? Il ne reste que le commerce dans ce cas.

- Exact. »

Ma réponse semblait lui déplaire. Dans une étrange grimace, il m'invita à m'assoir et en fit de même.  

De ses yeux gris, il me sondait. Il avait les mains croisées, posées sur le bureau en bois.

« Vous êtes enceinte ? »

J'ai poussé un soupir court accompagné d'un léger sourire en coin, un de ceux qui trahissent la résonance que les mots prononcés provoquent. Pas cette fois, avais-je pensé.

« Pas encore ! Et j'aimerais d'ailleurs que cela dure. Je viens vous voir pour obtenir un moyen de contraception. Je voudrais que vous me posiez un stérilet au cuivre. », avais-je alors débité avec confiance et entrain.

Il m'a répondu avec tout autant d'assurance « C'est d'un direct, oh ! ». Trouvant sa réponse un peu étrange, je balbutiais un « oui », un peu plus hésitante.

J'avais mal compris. Il faut dire que cet homme, quand il parlait suffisamment fort pour être audible, avait un accent particulier. Plus tard me dira-t‘il être belge, mais il y avait assurément une richesse ethnique plus complexe à l'origine de mon incompréhension.

« C'est un direct non ». Devant mon air perplexe, il continua : « c'est un principe, pas de stérilet sur une nullipare. En moins de deux, vous serez stérile. Autre chose ? ».

J'étais désemparée. J'avais évidemment entendu parler de certains gynécologues qui refusaient le stérilet aux jeunes femmes n'ayant pas eu d'enfant, et c'est d'ailleurs la réticence assumée conjuguée à un comportement aigri de ma précédente gynécologue quelques années auparavant qui m'avaient menée ici. Après plusieurs recherches et quelques discussions, j'étais parvenue à la conclusion que cette femme gynécologue âgée était l'exception qui faisait la règle.

Il faut le savoir, avoir accès à un moyen de contraception non hormonal autre que le préservatif ne laisse d'autres choix que le recours au stérilet au cuivre. Dans les faits, la pose du « T » peut provoquer des complications en cas d'IST, pouvant dans les cas les plus graves, mener à la stérilité. Mais il existe des moyens de détection des IST, et je m'attendais justement à ce qu'il me prescrive une analyse en laboratoire pour écarter toute probabilité.

« Non ? Dans ce cas, ce sera la pilule micro progestative, ça sera très bien ».

La pilule. Les hormones. Saviez-vous que, quel que soit sa composition, il est démontré qu'elle augmente la propension à développer un cancer du sein, ou le déclenchement de thrombose ? Sans parler du fait que je présente déjà des troubles de la circulation du sang, ce qui n'arrange pas ma situation.

J'étais subjuguée par la façon dont il était parvenu à ne laisser aucune faille dans ses paroles, aucune ouverture à la discussion. Est-ce curieux de préférer les risques de stérilité à ceux de cancer ? Mais le moment n'était plus au questionnement, il avait décidé que le sujet étais clos, puisqu'il m'invita à retirer mes sous-vêtements pour effectuer une échographie vaginale. A deux reprises, il répéta : « Je vous préviens, je vais voir votre corps maintenant. Il faut bien que quelqu'un regarde votre corps. »

Je m'exécutais, songeant au moyen de tenir tête à un spécialiste sur un sujet que je ne maîtrisais pas totalement. C'est mon corps, pensais-je tandis qu'il me priait de lui présenter l'entrée de mon vagin.

« Les jambes de chaque côté, vos fesses, plus bas... Voilà. C'est dingue. J'ai très récemment diagnostiqué un cancer avancé à une de mes patientes. Vingt-cinq ans. Pardon, ça me plombe, je suis encore sous le coup. Alors… Ah ! Là, regardez, c'est votre utérus. C'était quand, vos dernières règles ? »

Il enchainait ses descriptions toujours plus techniques, fronçant quelque fois ses sourcils. Lorsque je lui demandais ce que voulait dire l'un d'entre eux, il se contenta de le répéter, et d'ajouter « Ah, vous ne comprenez pas », accompagné d'un léger sourire.

 

Ayant toujours eu un désamour intense pour le milieu médical, et des tendances hypocondriaques, je cherchais à distraire mon esprit. Aussi, lorsqu'il s'éloigna pour chercher du matériel, je lui demandais ce qu'il faisait.

« Mais j'observe votre corps, bien sûr. » Le silence n'était finalement pas si inconfortable.

« Vous avez déjà eu une échographie vaginale ? ». Une, oui. Lors de l'avortement.

« Médicamenteuse ? ». Affirmatif.  « Et vous n'avez pas eu mal ?». Affreusement. La sensation de me vider de mon essence, dans des nausées d'une violence extrême était encore très claire dans mon esprit.

Etait-ce pour dissiper mon trouble, ou parce qu'il ne s'était rendu compte de rien ? Il changea de sujet : « Vous faites quoi comme sport ? Du judo avec ces abdos ? 

-De l'escalade, répondis-je en retrouvant un léger sourire.

- Ah. Vous savez que le corps humain n'est pas fait pour supporter cette tension sur les articulations ? Vous allez finir avec de l'arthrose. Moi je suis ceinture noire de judo et de karaté depuis mes dix-neuf ans. Vous devriez faire du karaté. Ensuite, j'ai fait du yoseikan. J'ai dû attendre deux ans avant d'avoir mon sabre. Il y avait un mouvement pour égoutter le sang sur la lame. Comme ça ». Il mima le mouvement. « Vous pouvez vous rhabiller. »

 

J'étais subjuguée. Totalement incapable de remettre le sujet du stérilet sur la table, je l'écoutais me prescrire de la vitamine D. Il me mit sous le nez trois pages jaunies que je regardais plus que je ne les lisais, qui clamaient combien la vitamine D est indispensable, me prescrivit une cure de six mois, et m'indiqua qu'il fallait prendre rendez-vous dans deux mois, pour faire le point.

Ah, d'ailleurs, la vitamine D se prend dans un verre de lait, puisque la capsule est liposoluble.

Et que je ne lui dise pas que je ne bois pas de lait, ce sont là encore de fausses informations sur le net qui ont dû m'influencer. Il ne veut pas entrer dans ce débat, de toute façon. Je n'aurais qu'à prendre du lait de soja.

 

Il faut croire que chaque spécialiste possède son cheval de bataille. Je repensais au discours que le dernier m'avait tenu sur les AINS, les anti-inflammatoires non stéroïdiens. Un sujet des plus pertinents lorsque la seule chose qui tournait dans ma tête était : « Comment vais-je pouvoir lui dire que je suis tombée enceinte, et que j'ai avorté, sans le faire flipper ? »

 

Retrouver l'odeur particulière de ma voiture m'a fait du bien.

Mon avis n'a pas changé, je préfère encore risquer la stérilité.

 

 

 

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