Euphonia

Marc Chataigner

Tentative d'actualisation des Villes Invisibles d'Italo Calvino.

Personne ne peut entrer à Euphonia. Il faut y être inscrit au registre. Mais dés lors que vous ferez partie de ceux qui ont reçu la confirmation automatique de leur enregistrement, ce qui advient quasi inévitablement pour les personnes comme vous au curriculum exemplaire, il vous est alors possible de réserver un pod et de lui énoncer vos premiers désirs. Un logement et une douche. Un après-midi shopping. Une soirée ente poètes. Une compétition bio-sportive. Énoncez vos souhaits les plus fous et l'hôte d'Euphonia vous proposera une liste de possibles. Parmi ceux-ci, chacun de vos choix alimentera les connaissances d'Euphonia sur vous-même et permettra de vous servir toujours plus avant.

Depuis l'intérieur de ce vaste complexe, entrelacs de pistes et de liens menant d'adresse en adresse, il n'est plus possible d'en apercevoir ce qui l'environne. Ni même d'ailleurs, d'estimer à l'œil nu l'heure du jour. Cette fête permanente fut l'entreprise d'hommes ingénieux, soucieux du détail et désireux d'un monde objectivement confortable. Des plus anciens pionniers d'Euphonia encore en vie aujourd'hui, dont certains ont le bel âge de presque 2 centenaires, il me fut rapporté leurs dires, précisant que l'époque où ils étaient secondés par des automates a ouvert la voie à l'ère actuelle de l'oisiveté continue qu'ils connaissent dorénavant.

Ayant eu la chance d'y être accepté pour un court séjour, il me faut tout d'abord rendre hommage à cette civilisation d'ingénieurs qui est parvenue à mettre sur pied cet environnement pensant, innervé des désirs d'hommes, autonome en tout et assurant la survie de ses résidents depuis plus d'un siècle et demi. Ils sont parvenus à donner vie aux rêves de longévité après lesquels courent aussi tous ces terriens que j'ai pu rencotnrer durant mes voyages. L'air y est climatisé et nettoyé, la pluie potable, les façades animés de messages propres à chacun, les sons filtrés.

Le soir de ma seconde journée, j'ai néanmoins réalisé que je n'avais encore croisé personne sans avoir été préalablement synchronisé avec elle ou lui. Le contact visuel direct, je veux dire l'échange de regards sans écran interposé, est une fenêtre sur soi réservée aux amis proches ou conjoints. Partout dans les lieux de vie que j'ai découvert, les corps sont pourtant apprêtés avec soin et constitués comme des totems singuliers. Ils donnent à voir l'expression d'un esprit propre et de croyances partagées au sein de tribus éphémères. Tous ces corps mis en scène s'ébattaient sous mes yeux, sans que jamais je n'ai l'opportunité de croiser le regard de leur propriétaire.

Escorté d'automates dociles, chacun fait de son temps ce qu'il souhaite ; des formes d'expression artistiques, des visites culturelles, des activités entrepreneuriales, ou dans la plupart du temps, rien de spécial. Les corps transportés à leur guise n'ont pas à se toucher ni à se saluer. Au cœur des vestibules et voies rapides, le temps public a fini par être désynchronisé, semble-t-il pour éviter les pics d'affluence, autorisant ainsi une infrastructure d'ensemble aux dimensions plus légères. Sans cette précaution, aurait-il jaamis été possible de réaliser une si fine dentelle de ville?!

Seule une fois l'an, un Grand Exercice de survie est planifié et tous les résidents passent une journée et une nuit sans énergie ni argent. Il ne m'a pas été donné d'être témoin de cette journée extraordinaire, mais de ce que mes rencontres m'ont instruit, c'est un jour où il est coutume de se pardonner les uns les autres d'avoir été trop occupé durant l'année écoulée pour passer se voir les uns les autres. Certains m'avouèrent aussi que se pardonner ainsi machinalement est en même temps une façon de masquer l'inconfort qu'ils ressentent à entrer ainsi en interaction directe avec leur congénères.

Ayant pris l'habitude d'être accompagnés et guidés le reste du temps, ces rencontres joignent à leurs yeux l'obscène et le licencieux. C'est aussi semble-t-il la seule journée où, n'étant pas pré-identifiés par leur hobbies, leurs fantasmes ou dernières créations, ils doivent alors se présenter les uns aux autres par leur filiation. Cette journée du Grand Exercice se poursuit en festivités spontanées, où danses et chants prennent le relai des protocoles de synchronisation des corps. Et enivrés par ces rencontres non-programmées, il n'est pas rare de voir des couples se former, voire des tribus entières basculer dans le champ nouveau d'une idée créative.

Dés le lendemain, une foule d'automates physiques et numériques reprennent la main et s'occupent des résidents, de leurs moindre désir, de leurs déplacements, de leurs envies et, même, de leurs pulsions de mort. À Euphonia, l'au-delà n'est pas tabou. Il est même une excursion dont beaucoup parlent librement. D'un point de vue logistique, je comprends que, tout comme les infrastructures limitées, assurer la possibilité de controler le nombre de résidents en vie est essentielle.

Mis à part ceux munis d'un visa temporaire comme je fus, aucun des résidents ne sortira jamais de Euphonia. Pour ceux qui désirent entreprendre ce que nous autres percevons comme l'ultime voyage, leur corps sera embaumé, tandis que leur esprit sera libéré au sein des réseaux neuronaux de la ville. De cette métamorphose finale, la personne éternelle pourra s'extraire de son cocon de chair, et cette chrysalide de simple mortel sera alors inhumée, puis les cendres dispersées. Ainsi les vivants conservent éternellement un accès animé à l'esprit de ceux qui ont accompli la Grande Transmutation.

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