Excuses

theophile

Courriel
Je réponds un peu tard à ton message d'invitation parce que je n'avais plus de doigts pour écrire ni pour téléphoner. Figure-toi qu'un individu du sous-ordre des lémuriens, quelque lémur digitiphage selon les spécialistes qui l'ont examiné après l'accident, a surgi l'autre jour dans l'habitacle de mon automobile tandis que j'attendais prudemment que le feu passe au vert en tapotant feu mes doigts sur le volant. Avec une férocité inouïe, il a sectionné un par un chacun des dix doigts qui terminaient naguère mes jolies mains et s'est échappé dans la semi-nuit urbaine sitôt le drame advenu. Étonnant, non ? Des curieux ont pu rattraper l'animal qui s'étranglait en recrachant mes doigts et l'ont remis aux autorités compétentes. Comme tu peux le voir, j'ai survécu aux mutilations infligées par cet énergumène du règne animal et les chirurgiens sont parvenus à rendre à mes mains leur éclat d'origine. Les experts discutent encore les raisons qui ont pu guider cet animal vers un geste aussi contraire aux lois de la nature comme à celles de la raison. Je crois moi que l'élégante valse de mes dix doigts sur le volant a déplu au primate irascible dont la main moins agile - quoique fort belle et déjà bien adroite, comme je tentais de le lui dire alors qu'il ne s'était pas encore attaqué à ma main droite, avec laquelle je comptais t'adresser tous mes vœux de bonheur pour ton anniversaire (vois donc que, même dans un moment aussi angoissant et pénible que celui où l'on perd ses doigts, impuissant devant la rigueur mathématique de ce pithécanthrope qui semblait vouloir les dévorer dans l'ordre alphabétique, vois donc, disais-je, combien, même dans un moment aussi inattendu, et qui ne pouvait échoir qu'à moi, j'avais pour seule inquiétude celle de ne pouvoir plus t'écrire pour ton anniversaire) - dont la main moins agile donc devait être un sujet de honte et la cause d'un complexe d'infériorité que je crus deviner dans l'acharnement avec lequel il avait décidé de me priver de ces savantes extrémités dont nous, homo sapiens sapiens, jouissons depuis déjà des lunes. Voilà, je ne sais si tu me croiras car, j'en conviens, l'histoire est incroyable et j'ai retrouvé depuis l'entière maîtrise de ma main. Nulle trace de cet évènement dans la presse car le ministère des affaires de l'origine de l'homme a fermement conseillé aux journalistes de n'en point parler. Soigné dans l'anonymat d'un hôpital de campagne et privé de l'aide des citoyens ordinaires, j'ai épuisé en frais médicaux toute ma solde de juillet. Je n'avais plus d'amis, qui, comme chacun sait, se comptent sur les doigts de la main. Je reprends peu à peu goût à la vie, je n'en veux à personne, surtout pas à ce triste mammifère inférieur dont je comprends la colère et en qui j'ai su lire l'ardente envie de posséder cet attribut des hominidés : la différenciation fonctionnelle des mains et des pieds. Je regrette bien de n'avoir pas pu venir vous voir. Néanmoins, bien que l'on ne puisse pas toujours compter sur moi, je peux à nouveau compter mes amis sur les doigts de ma main et je te souhaite donc, avec le retard que tu dois maintenant me pardonner, un bon anniversaire.
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