Texte inspiré du tableau "Madame Alexandre Bernheim" SUAVITÉ

mona-monie

La famille et le tableau

Longtemps, ses filles ont détesté leurs copines qui répétaient “qu’elle est belle ta mère !” tandis que l’acné dévorait leur visage.
Pourtant, c’était vrai. Leur mère avait une allure ! Élégante, raffinée, dans chaque geste, chaque phrase, chaque soupir. Le nez un peu lourd, certes, mais en harmonie avec le charnu des lèvres, le modelé puissant  du visage, comme sculpté à pleins doigts.
Aujourd’hui, les filles sont belles aussi. Peut-être davantage que leur mère. Libérées de quelques carcans, elles semblent plus offertes. Alors,elles acceptent que leurs maris sortent la phrase éculée, “avant d’épouser la fille, regarde la mère”.
Bref, tout le monde apprécie les manières de Madeleine, sa voix de cristal. Son rire, n’en parlons pas !
Sauf qu’elle ne rit pas souvent. Mais parlons du gris charbonneux de son regard, sous les buissons noirs
 de ses sourcils, à contre mode linéaire. C'est cela. Madeleine est admirable parce que à contre-mode.
Et parlons de Marcello, un italien, son second gendre.
Marcello a une galerie de peinture à Milan, et peint lui même.
Il vient de terminer un portrait de sa belle-mère. Elle va être exposée aux cimaises de la galerie Marcello Trato, via Brena 14.
Suavité.
Il a appelé sa toile Suavité. Pour l’instant, elle est posée, à plat sur le canapé du salon.
Madeleine se regarde avec les yeux de Marcello. Il a du talent, surtout dans les nuances de couleurs. Merci, Marcello pour avoir si parfaitement  reproduit la douceur tendre de mon fauteuil préféré, mon fauteuil, et celle du tapis, mon tapis. Tout ondule et se berce du bleu ciel au rose.
C'est comme une aurore continue dans cet appartement.
Où allez-vous l’accrocher, dolce suocera, en attendant Milan ? demande Marcello.
C’est un tendre. Elle regarde sa famille : les deux filles, les deux gendres. Elle pose un point d’interrogation et un sourire sur son visage poudré. Le vestibule, la salle à manger, le salon bleu, le boudoir, votre chambre, une des chambres, le vestibule encore... Les avis se croisent.Pas d’unanimité.

- Et toi, Maman ?Elle répond : et lui ?
Chacun s’assied. Chacun retient un soupir d’impatience.
Lui. L’époux, et père et beau-père.
Où est-il ? Non non, il ne marivaude pas chez une de ses cocottes préférées. Il piétine sur le champ de courses. Il caresse sa pouliche favorite, Sofia, lui chuchote à l’oreille. Il investit toute sa fortune pour elle, vend les meubles de famille, rachète n’importe quoi. Nous vivons dans un bric à brac de mauvais goût. Sauf le fauteuil et le  tapis. Je me suis tellement, jusqu'à mon mariage, lovée dans un, roulée sur l'autre. Ils ont vu mes larmes, mes rêves, mes rires. Ils sont à moi. Une constance lumineuse.
- Il faut l’avis de tous, reprend sa voix cristal. Même de Lise.
Finalement, avec son plumeau, elle lève les yeux sur les murs, plus souvent que nous.
- Et tu vas aussi demander l’avis à ton cabot ? C’est lui !
Il vient d’entrer, cravate de travers, fausse mèche tombante.
On lui explique. Pas un regard sur le tableau. Mais un rugissement mal
retenu vers le chien. Il ne supporte pas ce loulou parfumé dont s’affuble son épouse. Il n’aime que ses pouliches. Surtout Sofia. Une œillade malgré tout sur celles qui, dans les tribunes de Longchamp,
plumes d’autruches autour du cou et mains gantées de crocodile, poussent de petits cris, les yeux vissés aux jumelles protégées par les cuirs de chez Hermès.
 Il ne les voit plus dès que la course commence. Il est joueur, parieur, propriétaire de trois futures « grand prix » qu’il bichonne, caresse,  encourage. Surtout Sofia.
Il enlève sa veste qui tombe à côté du fauteuil, s’essuie le front avec un grand mouchoir blanc, suppute combien le gendre peut tirer d’une telle vente, où en est sa cote d'artiste, se lance dans une étude comparée entre l’art, le sport hippique, et pourquoi pas un portrait de Sofia plutôt que...
 Ce n’est pas la question, l’interrompt Ismène, l’aînée.
Madeleine se regarde toujours. Et s'étonne. Cette pose tout juste bienséante ne fait pas dans la sérénité, ma sérénité légendaire. Me voilà assise, comme prête à partir. À moins que résignée. Dans l'attente. Une dame en visite, qui sourit sans sourire, regarde sans voir.Pourquoi m'a-t-il habillée avec cet habit gris et noir d'arbre foudroyé ? Car il m'a imaginée. Je n'ai jamais posé pour lui. Pourquoi ?

Je n’aimais pas ce vêtement. Heureusement, les mites s’en sont occupées cet
hiver.
Mon gendre me découvre à moi-même. Sacré talent. Le talent du cœur.
L'intuition.
Alors, où ? redemande Marcello, tandis que les filles noircissent leur regard sur le père, en train de se servir du porto.
Une grande compassion envahit Madeleine. Suavité ? Je dois parler avec Marcello, lui demander... qu'il me confie... et je...

- Marcello, j'aimerais... il faudrait que nous...
 - Si certo, dolce suocera
Lise frappe à la porte et dit que le dîner est servi.

- Lise, je vous confie le tableau
 - Soyez sans crainte, Madame.
Le gendre se penche vers elle :
 - Je vous écoute.
 - Rien... Rien... Seulement...
Suavité le précède dans la salle à manger où tous sont déjà assis.
Je demanderai à Lise de le monter au grenier, ce tableau. Le cher époux est capable de le vendre sans me demander mon avis lorsque j’irai aux eaux avec notre petite fille Giana. Je préfère l’offrir en festin aux souris. Si les peintures ne sont pas toxiques. Ou pourquoi pas, à Lise ?
Lise essaie de ne pas renifler en apportant la soupière. Elle sait que Madame n’en a plus pour longtemps. Les mouchoirs qu’elle lave chaque matin sont de plus en plus tachés de sang. Ce tableau, je le brûlerai. Ma Madeleine n'est pas ce fagot d'épines, regard éperdu, et mains crispées. Je le brûlerai, ce tableau qui ne dit ni sa candeur, ni la beauté de ses dents, ni qu'elle déborde de tendresse pour tous.

Signaler ce texte