Extrait de mon nouveau roman, qui recherche passivement un éditeur...
Sylvain Kornowski
Sur le chemin du retour, il réalisa qu'il n'avait pas pris les livres qu'il avait d'abord choisis, et se demanda si Anna Kowalski ne les avait pas cachés.
Une fois chez lui, Xavier se déchaussa, rangea précautionneusement sa paire de chaussures dans l'entrée, sous le porte-manteau, se fit un plat en décongelant une portion individuelle de chez Picard, et posa les trois livres, côte à côte, sur la table basse du salon, qu'il avait préalablement nettoyée.
Il était tenté de les retourner pour en lire le résumé, mais, à son grand étonnement, la voix de la libraire résonnait dans son esprit, et, assis sur son fauteuil, face à cette table basse, les coudes sur les genoux, et les mains croisées sous son menton, il les fixa, chacun son tour, comme si une connexion allait s'établir entre eux et lui, et lui indiquer le choix à faire. Mais rien ne se passa, et il choisit Mantra. Rassuré, Xavier mangea son plat, un pavé de bœuf aux pommes de terre farcies, attablé face à sa petite télévision plate de salon, devant l’émission en clair de Canal+, puis nettoya la table en ramenant tout dans la cuisine. Il fit la vaisselle, sécha les couverts et l’assiette, les rangea, ouvrit une bouteille de vin, un Médoc, et l’apporta avec un verre à pied dans le salon, où, télé éteinte, il se cala dans le canapé pour se lancer dans le livre de Fresan.
Après une lecture ininterrompue, il s'endormit presque aux aurores, et fit un rêve. Un enfant mélancolique et fantasque le guidait à travers les rues d'un Paris déserté, il le tenait par la main avec tendresse et autorité comme s'il voulait lui montrer un jouet qu'il désirait, et ils se retrouvèrent face à la librairie "Le canard aux feuilles" où semblait les attendre Anna Kowalski, Xavier entrait et constatait que les livres étaient remplacés par des yeux qui l'observaient, il n'en ressentait aucune oppression, l'enfant avait disparu ou bien il était de ceux qui scrutaient chacun de ses gestes, Xavier s'approchait alors d’Anna qui lui parlait, mais aucun son ne parvenait à ses oreilles, alors il lui demandait de répéter, et comme il n'entendait toujours rien au bout de plusieurs tentatives, il s'approchait d'elle et sentait son souffle, à la fois chaud et frais, il lui glissait alors à l'oreille qu'il était amoureux d'elle, et elle répondit par ce même regard complice qui, il le sentait, signifiait "je sais !".
Xavier se réveilla en nage, et avec le sentiment d'avoir grandi, comme si une partie de son cerveau, à l'instar d'une pièce jusqu'alors inconnue, s'éclairait tout à coup. Il se leva du canapé où il s’était assoupi si lourdement, en tassa les coussins pour qu’ils retrouvent leur forme initiale, et après avoir jeté ses affaires nocturnes dans la petite machine à laver le linge, il prit une douche rapide, s’habilla machinalement, se fit un café dont il dégusta chaque gorgée avec un plaisir inédit, puis se cala dans son canapé et entreprit d'achever la lecture de Mantra.
Plusieurs heures plus tard, Xavier refermait le livre de Fresan, et aspirait l'air comme s’il avait été en apnée depuis la sortie de sa douche.
Les mots se bousculaient dans son crâne évanescent, il ressentait un vertige plaisant et la nécessité d'utiliser son corps se fit soudainement impérieuse. Il sortit de chez lui et s'aperçut qu'il faisait nuit, alors il courut, il courut comme un dératé, traversant les nombreuses routes qu'il empruntait avec autant d'inconscience et d'insouciance qui si un ange l'avait assuré de sa protection.
Essoufflé, il cessa sa course devant la librairie, et s'aperçut que son but avait été, dès qu'il était sorti du Mantra, de voir Anna Kowalski. Mais le rideau de fer était fermé, et les lumières éteintes.
Le hasard voulut qu'à ce moment précis, l'un de ses amis le rappelât à sa vie « réelle », en faisant sonner son téléphone portable que Xavier eut un mal fou à retrouver au fin fond de la poche de sa veste. Après un échange bref, il accepta de se rendre dans un des pubs de leur habitude où l'attendaient celui qui l'avait appelé, un certain Julien Carlos, un ancien aristocrate dont les arrière-grands-parents avaient été déchus de leurs titres et de leurs propriétés en Espagne par Franco et qui s'étaient exilés en France en emportant seulement les bijoux familiaux, dont la vente régulière leur permettait de vivre dans un cent cinquante mètres carrés à Clichy-sous-Bois ; au pub, il y avait aussi la fiancée de Julien, une fille que tout le monde s'accordait à trouver sans intérêt, une fille mince, très mince, aux longs cheveux raides et noirs, aux yeux inexpressifs et dont le seul intérêt était peut-être, enfin surtout aux yeux de Julien, de dire oui à tout ce qu'on lui proposait ; et il y avait aussi la petite amie du moment de Xavier, Sophie, avec qui il sortait depuis six mois ; il l'avait rencontrée durant une soirée dans un appartement dont il ne connaissait pas l'hôte, tout le monde, garçons comme filles, enquillait les bouteilles d'alcool, indifféremment bières, vodka, whisky, kir, champagne, ensuite tout le monde vomissait, et les rares rescapés endurants vomissaient de voir vomir les autres ; dans l'une des pièces, plus sereine, où ne tambourinait pas une musique si puissamment répandue par huit baffles Böse qu'on n'en reconnaissait pas la mélodie, les invités, qui ne se connaissaient que peu ou pas du tout, se retrouvaient pour consommer avec théâtralité les rails de coke que l'un d'eux, un homme plutôt mûr dont l'âge dénotait avec l'ambiance de la soirée, réalisait avec dextérité à partir d'une montagne de poudre blanche posée face à lui, sur une table en verre. Là, Xavier errait, s'ennuyant, évitait souvent les éclaboussures de vomi ou les danseuses extraverties. A trois heures du matin, il se faufila entre les couples extravertis, et c'est là que Sophie l'aborda en lui demandant, d'un air désespéré et mutin à la fois, de la raccompagner chez elle. Il la trouva jolie, elle devait mesurer un mètre soixante-cinq, et la générosité de ses formes lui donnait une allure plus féminine et sensuelle ; il ne doutait pas qu'elle avait aussi consommé alcool et cocaïne, mais son comportement n'était pas exubérant ni vomitif, ce qui le rassura pour sa voiture, et qui fit qu'il accepta.
Durant la route, elle s'épancha sur son goût pour la littérature, elle lui dit qu'elle adorait Beigbeder, qu'il s'agissait pour elle du plus grand auteur contemporain et qu'elle coucherait avec lui si elle le croisait, elle avait tout lu de lui, et se replongeait avec volupté dans chacun de ses romans dès qu'elle le pouvait. Arrivés devant chez elle, elle l'invita à découvrir le talent de son auteur fétiche et à boire un dernier verre, et elle lui dit qu'elle aimerait peut-être bien baiser avec lui. Xavier fut interloqué par sa loquacité et par sa tendance à parler si naturellement de sexe. Elle était la propriétaire d'un appartement d'une bonne soixantaine de mètres carrés, et à peine arrivés, elle sortit de son frigo américain une bouteille de champagne qu'elle ouvrit et but quasiment à elle seule, à même la bouteille. Elle continua de parler littérature et sexe, avec le même naturel et la même passion, et pendant qu'elle se déshabillait pour coucher avec lui, plusieurs questions traversèrent l'esprit de Xavier : pouvait -elle ignorer qu'il était le fils du patron des éditions Fallas ? Depuis combien de temps buvait-elle pour tenir avec tant d'aisance l'alcool ? Etait-elle vraiment aussi intelligente qu'elle était jolie ? ou le contraire ?
Et l'esprit de Xavier s'embruma définitivement cette nuit là lorsqu'elle le chevaucha en parlant tout d'abord, puis en exultant d'insultes à caractère sexuel. Elle savait y faire, et n'était pas conne, Xavier l'apprécia, et ils se revoyaient régulièrement jusqu'à constituer ce qu'il leur fallait bien admettre, c'est-à-dire un couple. Au quotidien, Sophie s'avérait d'une complexité difficile à vivre pour Xavier, tantôt brillamment intelligente, tantôt colérique, irritée et insultante, voire violente, mais il se consolait en se disant qu'avec elle, il nous pouvait pas s'ennuyer.
Entre la librairie "Le canard aux feuilles" et le pub où ses amis se trouvaient, Xavier réalisa que les mots qui l'habitaient depuis la lecture du Mantra de Fresan le poussaient à admettre qu'il n'éprouvait absolument rien pour Sophie. Il réalisa qu'elle n'était pour lui qu'une ombre, un vent chaud et humide, parfois un vent cinglant, mais rien de plus. Il prit conscience que la facilité et le confort l'avaient poussé à accepter une relation plutôt malaisante, et en arriva même à la certitude que ses crises, et surtout la disparition de ses crises, étaient sans doute causées par la fréquentation d'un, non, de plusieurs amants, mais cela ne la peina pas, bien au contraire. C'est pourquoi, au moment de pousser la porte du pub pour rejoindre ceux qui lui semblaient désormais étrangers, Xavier se souvint, avec fierté, des dernières paroles de Swann dans l'un des tomes de La recherche du temps perdu de Proust : "Et dire que j'ai gâché tant d'années de ma vie pour une femme qui n'est même pas mon genre."
Quelques heures plus tard, à l'annonce de Xavier de rompre tout bonnement avec elle, Sophie ne fut pas surprenante en le couvrant d'insultes : "Non, mais pour qui tu te prends, fils de pute, tu crois que tu peux me jeter comme ça, tu me prends, tu me baises, et tu me jettes, mais t'es qu'une merde, je me fais chier avec toi depuis bien longtemps, mon pauvre, mais si tu savais, connard, si tu savais comment j'ai pris mon pied en me faisant baiser par d'autres, bien plus doués que toi, toi, tu sais rien faire de ta queue pourrie, t'es qu'une merde...". Xavier se dit que ça pourrait continuer ainsi longtemps, mais la pauvreté de son argot le découragea, et, soulagé, il tourna les talons en exprimant intérieurement le souhait de ne plus jamais la voir, et il lui sembla même, quelques pâtés de maisons plus loin, qu'elle continuait son monologue, et il se demanda si elle s'était rendue compte qu'il n'était plus là.
DZIEŃ DOBRY
· Il y a plus de 14 ans ·Remi Campana