extrait de mon roman "Disent les femmes"
Sylvain Kornowski
Et puis un jour, alors que j’étais rond comme une queue de pelle, durant une soirée entre amis, j’ai montré mon cul. Depuis le lycée, où j’étais d’un naturel (mais peut-on parler de naturel pendant l’adolescence ?) pour le moins observateur, j’avais toujours constaté l’aura si enviable que dégageaient les garçons sûrs d’eux-mêmes, culottés, insolents, et presque vulgaires; je croyais, à l’époque, que les filles, si nombreuses à être fascinées et attirées par ces rudes rustauds, manifestaient alors les symptômes pathologiques de la stupidité; pour une partie d’entre elles, c’était sans doute vrai puisque même aujourd’hui, je rencontre des nunuches; mais, en vérité, ces gars-là les attiraient non pas pour ce qu’ils étaient; à cet égard, on fera bien de désenseigner aux gens cette illusion du partage des sensibilités; il n’existe pas chez l’être humain une abnégation si forte qu’elle nous pousse à comprendre la sensibilité de l’autre, elle n’aura jamais lieu, cette alchimie ensorcelée de la fusion totale; le sens de la relation amoureuse est clair : il faut aller vers l’autre, il faut dépasser toujours les limites imposées, quel qu’en soit le domaine... dans une cour de récréation, au travail, dans une relation amicale, sexuelle ou amoureuse, il faut toujours sortir des rangs, refuser la norme en ceci qu’elle s’oppose au foisonnement même de la vie, rejeter définitivement et résolument le silence des agneaux, l’anonymat du troupeau, non pas par mépris, mais par défi; les filles du lycée aimaient les plus bruyants parce qu’ils dégagent une force bien masculine, elles aimaient ceux qu’on appelle les “sportifs” pas (seulement) pour leur force musculaire, mais pour la virilité qu’elles ne retrouvaient pas chez les jeunes garçons sensibles et timides, onanistes à leurs heures, et pourtant si confiants dans la féminité compréhensive; je voulais alors une fille ouverte d’esprit, compréhensive et sexuellement épanouie; faute d’avoir les trois, je n’en eus aucune; il ne pouvait pas exister au lycée une fille m’aimant pour ce que j’étais puisque l’adolescence n’est pas l’âge où l’on est soi-même, et pourtant le flux hormonal nous rend si fragiles à ce moment-là de la vie qu’on est une victime à l’âge où l’on devrait être le plus redoutable des prédateurs, et désillusionné, plus tard, alors qu’on devrait être touché par les gens. La société, ce terme impersonnel, parce qu’il ne veut pas nommer ceux dont nous connaissons l’existence, inverse les priorités, insuffle à l’enfant une culpabilité bien malvenue et en libère l’adulte las de souffrir; tôt ou tard, le drame est là. Et de toute façon, il y a la peur. Les sportifs du lycée n’avaient pas peur - sans doute parce que le neurone de la peur avait disparu en même temps que beaucoup d’autres; et c’est cette témérité par consumas qu’elles prenaient pour du courage de guerrier. Je suis tout de même un peu consolé par le souvenir qu’elles ne restaient pas très longtemps avec ces garçons-là, et qu’elles se rendaient donc compte de la supercherie. Grâce à eux, la peur m’a quitté très tôt. Et je n’ai pas sourcillé, je n’ai pas eu la moindre hésitation, lorsque, durant cette soirée entre amis, on me lança un défi : Jouer au strip-poker. Je sais que ces jeux sont pratiqués couramment par de jeunes loups, ivres d’hormones, mais ils le sont rarement dans les conditions où cela se passa alors; nous nous trouvions chez une amie, Schéhérazade, une très jolie Algérienne au visage d’oisillon et au corps sulfureux de Lolita; dans ce “nous”, il y avait le compagnon du moment de notre hôte, un certain Frédéric, il y avait un couple d’une trentaine d’années, lui était un franc gaillard, un rien vulgaire, chez qui transpirait l’obsession sexuelle (un de ceux, nombreux, qui hantent le métro parisien, une fois le printemps revenu, à l’affût constant de nouvelles formes à espionner, de maladresses qui laisseraient apparaître, même un court instant, surtout un court instant, un bout soyeux de culotte, dont ils ne lâcheront plus, comme hypnotisés, l’endroit de la subreptice apparition, en en attendant fétichement une autre...), elle était une jeune femme à la physionomie plutôt robuste, mais chez qui la poitrine opulente rendait tout son charme féminin; et il y avait aussi une toute jeune fille, très timide, et bien sûr “Elle”. Sa mère l’avait eue d’un troisième mari enfin fécond, à l’orée de sa quarantième année, hésitante à croire qu’elle pourrait jamais donner la vie; son prénom s’inspirait de cette bonne nouvelle tant espérée : Elle ! Après avoir descendu deux bouteilles de whisky, l’éventualité d’un jeu dans lequel la sensualité prendrait une place nous échauffa rapidement, et Schéhérazade alla chercher, au fond d’un tiroir, un vieux jeu de cartes écornées. Nous nous installâmes autour d’une table ronde, et le jeu commença très vite, avec cet empressement maladroit propre aux nouveaux amants; au début, les perdants furent Schéhérazade et le gaillard vicelard, d’ailleurs très fier d’exhiber ses abdominaux, apparemment longuement travaillés; l’alcool provoqua une désinhibition générale, mystérieusement entamée par la jeune fille qui m’était inconnue et qui estima sain d’établir un pied d’égalité entre nous tous, ce sur quoi elle ôta son maillot de corps et son soutien-gorge, et continua anodinement à jouer, le buste fièrement dressé; nous avions un sourire en coin, une expression rassérénée et coquine, et les fins de partie accéléraient notre excitation; au bout d’une petite heure, et le temps n’est pas le même lorsqu’on a plus sur soi que son caleçon, mes provisions vestimentaires furent réduites à néant par un vilain carré d’as asséné par une Schéhérazade jubilatoire et seins nus - un bien joli tableau... Il était donc tombé sur moi, le sort du premier à poil. Ces moments-là, si rares et anecdotiques soient-ils, sont d’une importance capitale dans la relation avec les femmes, ils sont la croisée des chemins, et c’est là qu’il faut être, quinze ans plus tard, le “con sportif du lycée”, exactement. Les regards de tous les joueurs, tous au moins torses nus, étaient fixés sur moi, et je n’avais aucun mal à anticiper leurs relations; soit je me dégonflais, et la partie partait à vau-l’eau avec ma crédibilité, les réprimandes tombant sur moi, petit joueur, peureux, etc.; soit je m’engageais dans cette revanche que m’offrait le destin, et le vent tournerait... Il me fallait être inventif, trouver, au-delà de ces deux probabilités, une troisième voie pour faire basculer ces regards pointés sur moi. Je m’approchai de Schéhérazade :
- Tu as donc gagné le droit d’enlever toi-même mon dernier bout de tissu...