Extrait de mon roman "Télépathie" N°2

Sylvain Kornowski

“L'erreur, le crime et l'adultère : voilà tout ce qui rend les hommes intéressants. »
Raymond Queneau.


Parce que le serveur du bar de Thomas et Anthony, le théâtre Desjardins rebaptisé depuis peu « le chapeau...té », c'était Max ! Max le DJ encore une fois accolé au souvenir de Véra, présent il y a encore quelques minutes puis ab-sente. Elle avait cessé de vivre dans mon esprit, il vivait sous mes yeux, là, maintenant. C'était un signe, forcément.

Les signes, avant, je n'y croyais pas...superstition...Mais plus le temps passe, et plus les signes s'accumulent, élaborent un plan général attendu, me font voir les choses comme elles doivent se dérouler... quand Max avait vu Véra pour la première fois au Red Palace, sa vie avait été traversée par une multitude de signes je le voyais, tout ce qu'il avait vécu, je l'avais ac-tivé sans même le vouloir, je l'avais fait avec toute la rage condensée des vingt quatre derniè-res heures, je n'avais pas eu le temps de réflé-chir au calme, j'ai pris sur moi, j'ai tout pris sur moi – il allait tout prendre sur lui... !

Oui, il avait eu des signes avant de la ren-contrer... tout d'abord, son fournisseur de viny-les lui avait trouvé un super titre de Tina Turner et Ike qu'il comptait sampler sur son propre disque, et puis il y avait eu le producteur qui avait bien aimé la maquette qu'il lui avait pré-sentée après sa soirée au Batofar... Max, pour Maxime, avait connu une enfance presque normale pour un gars de sa génération, sa famil-le s'était décomposée puis recomposée puis re-décomposée ; son père, Henri, avait été pro-priétaire d'un des plus grands vignobles de champagne et par lassitude, et pour préparer les dépenses qu'il estimait faramineuses de son nouveau divorce à venir, il avait tout vendu... parce qu'il connaissait bien Alizée, cette folle, cette hystérique, elle qui avait été si douce avant le mariage, avant la naissance de Maxime, et puis vlan, tout s'était cassé la gueule, elle s'était acharnée et il avait bien fait de tout vendre, elle avait fait preuve d'une démesure inouïe en sac-cageant sa réputation auprès de toutes ses connaissances, une démesure telle qu'elle surprit même le petit Max, qui préfère oublier son dé-goût dans ce qui cartonne aujourd'hui, la « musique » techno ; en fuite, Max se réfugiait dans ces longues soirées où le beat, les décibels et les drogues étaient le lot de tous ceux qui cherchaient un ailleurs ; mais finalement, ça avait été bien plus qu'un monde de compensa-tion, il s'y était trouvé ; tout d'abord, il avait fré-quenté le Monte Cassino, un pub branché de Châtelet où passaient d'excellents DJ, il y avait rencontré Thomas et Anthony, les deux compè-res inséparables, même en amour, car lorsque l'un d'eux tombait amoureux, c'était en général l'autre qui couchait avec la femme, ça n'avait jamais dérangé personne, seule la musique inté-ressait tout le monde ; puis, après de très cour-tes études en webmastering qu'il finança grâce aux soirées qu'il organisait, Max abandonna pe-tit à petit ce monde pour laisser la place à l'en-treprise, la start-up qu'il créait, sauf à quelques rares exceptions près, où il ne pouvait pas refu-ser d'aider Thomas et Anthony, que ce soit pour leur intérêt ou pour le sien, puisque de toute façon, la salaire pour une soirée était gé-néreux... des années après, après moi, ce soir là, il a peut être regretté...

Mais finalement, en même temps que ce nouveau pan de mon don se dévoilait, une nou-velle, toute nouvelle sagesse prit vie.

Ce nouveau pan de mon don, c'était le pou-voir de tuer.

J'étais enragé, je fouillais dans chaque pli de sa mémoire avec une agitation forcenée dont seuls ses yeux étaient les témoins ; ils oscillaient de droite à gauche et de gauche à droite, dans un mouvement qui s'apparentait à un début de crise de tétanie, je fouillais pour trouver la moindre trace de Véra, je ressassais ses souve-nirs, sans ménagement, sans m'occuper de la cohérence de sa structure mentale, mais je sen-tais bien, confusément, que les dommages que je provoquais en le visitant prenaient une am-pleur inattendue ; imaginez donc qu'on déplace vos souvenirs et qu'on les remette à un endroit qui n'était pas le leur... il s'était instauré entre lui et moi, depuis le début de l'activation, une sorte de lien physique, un couloir coulissant d'infor-mations qui venaient à moi sans que je force, mais à la différence de l'expérience menée avec Ron, je pouvais agir sur ce faisceau, en inverser le courant pour y imposer des souvenirs, y dé-poser des images qui modifient la mémoire de l'hôte ; seulement, voilà, je suis apte à en parler maintenant, bien des années après, mais sur le moment, je ressentais les choses sans vouloir particulièrement les nommer, je laissais libre cours à ma rage, je ne contenais pas, ni ne cher-chais à contenir, la force de mon don, je ne le voulais pas...et pendant que j'extrayais les sou-venirs de Max, je ne faisais rien pour les remet-tre ; en vérité, je le vidais, je le phagocytais, je le vampirisais. Je ne pouvais plus faire marche ar-rière, je devais savoir, je devais voir... J'avais fait résonner le nom de Véra à travers le faisceau, et ce n'était que maintenant que me revenait, en-core confus, un écho de son existence, de son image, de son visage – un visage souriant, oui, j'y étais ! C'était le sien...Véra ! Dans l'état où j'étais, il m'était impossible de canaliser ma fu-reur, et les informations que je recevais m'arri-vèrent dans le même désordre que celui qui ré-gnait déjà dans mon crâne. Après son visage, je reçus immédiatement une autre image, puis tout alla très vite. Des fessées sur son cul, elle est de dos, et son cul en cœur est piné avec énergie par un vit plastiqué qui n'est pas le mien, ses cheveux humides, la musique qui tambourine à la même allure que le va et vient en elle, puis el-le est assise sur moi, mais ce n'est pas moi, ce n'est toujours pas moi, elle soulève ses hanches avec calme, puis avec tempête, elle me fixe de ses grands yeux bleus excités, de ses narines re-troussées – et ma colère s'amplifie au fur et à mesure que je réalise l'ironie surréaliste qui consiste à regarder sa femme baisant avec un inconnu qu'elle aime plus fort, cet homme était celui à travers les yeux de qui je voyais toute cette scène... son image ne part plus, Véra reste présente dans nos esprits conjugués à ma seule personne du singulier, elle se love dans ses longs bras, une main caresse la cuisse de Max, ils vivent le moment présent, ça se trouve au Red Palace, je reconnais le carrelage à damiers au bar, le même beat cadencé à 120 bpm, je vi-vais exactement le nœud gordien de ma vie, de ma vie d'avant. Véra. Véra et Max.

Alors, au début par cruauté, j'ai continué à le vider de son suc substantiel, la mémoire. Je m'abreuvais de lui pour étancher ma soif de vengeance. Les images que je recevais mainte-nant étaient tristes, mélancoliques, le petit père connaissait de douloureux problèmes d'identité, depuis son enfance... le petit s'isolait avec son walkman, méprisait le monde, voulait le conquérir, regardait ses tantes avec envie, voyait son père comme un héros, sa mère comme une salope, il les aurait, toutes...l'enfant était ambi-tieux et rancunier, l'enfant guidait encore Max, surtout lorsqu'il aperçut, lors de sa grande soi-rée, une belle femme, une femme mariée, Vé-ra... au fond de la salle, quelques regards en biais pour se mettre d'accord, puis un verre, puis deux, puis trois, un joint d'herbe, une pilule de X, et elle était venue chez lui, forcément, ça ne pouvait pas être le contraire ; l'enfant avait réussi avec Véra à obtenir le parangon de la femme mariée en quête de nouveau ; elle l'avait pris, même sexuellement, c'était elle qui menait la danse, ça lui convenait, ça permettait à l'en-fant de ne pas s'évanouir, Véra était une femme en manque d'amour, c'est ainsi qu'elle est, c'est ainsi qu'elles sont'

Plus je creusais son esprit, plus je ressentais à son endroit une compassion ambiguë, et mon envie de meurtre disparaissait à mesure que je le vampirisais.

C'est pourquoi je l'ai désactivé.

Par compassion.

Il ne méritait pas mon mépris, c'était là ma force... pas chrétien pour un sou, ma tête se re-froidissait, mon sang aussi, je devenais ce que j'avais été appelé à devenir, selon Véra, un ani-mal au sang froid.

Je reprenais conscience du cadre, le théâtre Desjardins, le « Chapeau té », je voyais Max, au bar, qui titubait...je l'avais épargné, mais j'avais déjà beaucoup pris de lui ; je l'ai laissé à moitié mort...au moins, il peut se consoler, il est à moi-tié vivant...enfin, je crois...

Il titubait de plus en plus, cherchait des yeux une réponse dans mes yeux, je me dirige lente-ment vers la sortie, je sens de l'agitation dans mon dos, je ressens l'intuition d'être suivi, soupçonné, découvert ; à peine dehors, je cours...vite... à bout de souffle... jusqu'à en per-dre haleine. 

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