Face au miroir

Michaël Frasse Mathon

Oserez-vous affronter votre reflet ?
Je m'appelle Arthur Duval. Toute ma vie, j'ai eu peur des miroirs. Certains diront que je souffre d'hystérie – un terme à la mode, destiné à étiqueter toutes les affections mentales – mais le nom scientifique du mal dont je suis atteint serait la «catoptophobie». Longtemps, je me suis cru fou. Aujourd'hui, je sais qu'il n'en est rien. A l'heure où la science élucide un à un les mystères de l'univers, sortant le monde de son ignorance, je suis victime d'un phénomène surnaturel.
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La fin du printemps 1900 marqua un tournant dans ma vie. A la fin de mes études supérieures, je me fiançai à Cécile, une jeune femme de bonne famille, blonde, belle, intelligente, sensible et cultivée, que je rencontrais en flânant aux jardins du Luxembourg. La première fois que je la vis, elle était assise sur un banc, reproduisant au fusain le paysage qui s'offrait à ses yeux, avec ses allées, ses flâneurs. Je m'extasiai devant son talent. Après lui avoir fait la cour avec assiduité, nos fiançailles eurent lieu et je l'épousai deux mois plus tard, à l'approche de l'automne.
Très vite, nous aménagions dans un charmant hôtel particulier du cinquième arrondissement de Paris. J'avais pris la relève de mon cher père, à la tête d'une florissante compagnie d'import-export. Cécile et moi n'avions pas à nous inquiéter de l'avenir, financièrement parlant.
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Cécile m'apprit qu'elle allait recevoir en cadeau de mariage de sa grand-mère un grand miroir, devant lequel la vieille femme avait peigné sa petite fille durant ses jeunes années, lorsqu'elle séjournait chez elle. Elle m'avoua tenir beaucoup à cet objet, qui cristallisait une partie de son enfance. Je n'avais pas pu à me résoudre à lui parler de mon aversion pour ces choses-là. Aussi, quand Cécile me fit part de son désir de l'installer dans notre salon, je n'eus pas le cœur à la contredire, même si je tremblais intérieurement. Cécile avait perçu un malaise chez moi, et je m'étais efforcé de la rassurer. Si je lui avais expliqué ce qui était arrivé à mon frère dans ma jeunesse, elle ne m'aurait certainement pas cru. Les femmes sont naturellement enclines à croire à la magie, à l'occultisme, et à toutes les choses qui relèvent du domaine mystique. Pourtant, quand la vérité est trop difficile à croire, quand elle s'écarte un peu trop de la vraisemblance, la rationalité peut prendre le dessus sur l'amour. J'en veux pour preuve : mes parents ne m'avaient pas cru, à l'époque. Pourtant, l'affection qu'ils me portent est immense.
Revenus de nos noces, que nous passâmes dans le sud de la France, sous le soleil de Provence, à profiter de l'été indien, je découvris le miroir qui nous avait été livré et placé dans notre salon. Il n'avait rien de particulier et pourtant, à mes yeux il était menaçant. Aussi haut que moi, il était très semblable à celui par lequel mon jeune frère avait été aspiré, une nuit. Avec Cécile, je pressentais l'imminence d'un danger. Les femmes sont attirées par les miroirs. Une attraction irrésistible. Les Choses qui vivent dans les miroirs le savent. Elles en profitent.
La première nuit fut éprouvante pour moi. Ayant décidé de mettre en route un enfant dès que possible, nous fîmes l'amour ce soir-là. Pourtant, j'étais incapable de me focaliser sur l'instant présent. Cécile me demanda ce qui se passait, et je lui servis une excuse professionnelle. «Les choses vont s'arranger», me répondit-elle, avec cette candeur naturelle qui me plaisait tant. Comme je souhaitais qu'elle eut raison ! Cécile s'endormit peu après nos ébats. Quant à moi, j'étais incapable de dormir, Sachant cette abomination livrée et installée dans notre salon.
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Mon frère Octave et moi, nous dormions dans la même chambre. Il avait alors cinq ans et moi sept. Certaines nuits, mon frère quittait son lit et sortait de la chambre. J'entendais le bruit de ses pas, de l'autre côté de la cloison. Parfois, je l'entendais parler. Au début, je pensais qu'il rejoignait mes parents dans leur chambre parce qu'il avait peur, qu'il avait cauchemardé et réclamait du réconfort. Jusqu'à ce que je le suive, un soir. Là, je découvris qu'il ne se rendait pas dans la chambre de mes parents mais devant le miroir qui trônait au fond du couloir. Un grand miroir ovale monté sur pied, qui le dominait par sa hauteur. Il semblait discuter avec quelqu'un, mais il n'y avait personne d'autre que son reflet. Quand je lui demandai ce qu'il faisait, Octave me répondit qu'il parlait avec son Autre Moi. Sur le moment, je ne le compris pas et le priai de retourner se coucher, sous peine d'avertir nos parents.
Je décidai d'attendre le lendemain et d'en discuter quand même avec mon père et ma mère. Ces derniers me répondirent qu'il était somnambule. Loin de me rassurer, cela m'effraya davantage. Parce que je savais, au fond de moi, que ce n'était pas la vérité. Mon frère arpentait les couloirs de la maison la nuit, comme un fantôme, discutant avec lui-même devant un miroir, et mes parents trouvaient cela normal. Sur le moment, j'abdiquai. Toutefois, je décidai de surveiller seul ses agissements nocturnes. 
La nuit suivante, Octave se leva de nouveau. Je fis semblant de dormir et écoutai ce qu'il disait de l'autre côté du mur. D'habitude, mon frère parlait à son interlocuteur sur un ton amusé et curieux mais cette fois, la conversation était différente. Octave paraissait avoir peur. Il répétait qu'il ne voulait pas partir avec l'Autre, qu'il voulait rester avec sa famille. Il menaçait de prévenir ses parents, de briser le miroir. Sentant mon frère en danger, je me levai brusquement. Alors que je traversais la chambre, j'entendis mon frère pousser un cri. Le temps que je déboule dans le couloir, Octave n'était plus là. Mes parents et la bonne, alertés par le cri de mon frère, surgirent à leur tour. On fouilla la maison de fond en comble. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre. Pourtant, mon frère avait disparu. Il s'était tout bonnement volatilisé.
Tandis que la bonne fondait en larmes, prise de panique, mes parents me questionnèrent énergiquement. Mais ma version des faits était tout simplement impossible à croire ; dans la réalité, les miroirs, ça n'avalent pas les gens ! Mes parents crurent d'abord que mes divagations étaient la cause du choc émotionnel que je venais de subir. Pourtant, des jours, des semaines plus tard, des mois mêmes, je continuai de soutenir que j'avais dit la vérité. C'est à partir de ce moment que l'on commença à s'inquiéter de ma santé mentale. Je me mis à douter moi aussi. Je n'ai cependant jamais été interné, mes parents s'y sont toujours opposés.
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Vingt ans plus tard, je me retrouvai face à une situation semblable. Pourtant, je ne pouvais en parler à personne. Ce jour-là, en fin d'après-midi, j'emmenai Cécile voir l'Exposition Universelle qui durait depuis plusieurs mois. Jeune femme curieuse et ouverte sur le monde, celle-ci y tenait absolument. Je n'aime pas me mêler à la foule, pourtant je ne pouvais lui refuser. Le soir venu, parce que le temps était agréable et parce que je repoussais au plus tard le moment de rentrer, je proposai à Cécile de prolonger notre promenade, ce qu'elle accepta avec joie. A travers les fenêtres du fiacre, nous avions pu admirer la Tour Eiffel, monstre d'acier tout neuf flamboyant dans la nuit. Toute la ville semblait s'illuminer. Cécile était aux anges et moi aussi. Pendant un moment, j'oubliais mes tourments.
Nous décidâmes de dîner en centre-ville, choisissant un restaurant qui m'avait été recommandé. En entrant, un aimable garçon vint nous accueillir, nous débarrassant de nos affaires pour nous conduire vers une table. Quand nous nous installâmes, je découvris que les murs du restaurant étaient entièrement recouverts de miroirs gigantesques. Dans l'un d'eux, j'y aperçus mon reflet qui me souriait d'un air mauvais, levant un verre vide dans ma direction comme pour trinquer à mes futurs malheurs. Je paniquai et prétextai à mon épouse que je me sentais mal. Malgré sa déception, Cécile se montra compréhensive. Nous nous levâmes pour prendre le chemin de la sortie, après avoir récupéré nos affaires.
Pendant le trajet de retour, je demeurai silencieux. Bien qu'elle ne pipa mot non plus, je sentais que Cécile souhaitait connaître la vraie raison de notre départ précipité, qu'elle ne croyait pas vraiment à mon malaise. «Sachez que vous pouvez tout me confier», me dit-elle. Je ne pouvais cependant rien lui dire.
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Après l'événement du restaurant, j'étais sur le qui-vive, encore plus que d'habitude. Je me tournais et me retournais dans mon lit quand j'entendis Cécile se lever. Au début, je pensai qu'elle se rendait aux toilettes mais, ne la voyant pas revenir, je commençai à m'interroger. Était-elle malade ? J'entendis alors des chuchotements en provenance du salon. Je me levai, allumai ma lampe à pétrole et sortit de la chambre.
Quand je la vis dans la pénombre en train de parler à son reflet dans le miroir, sans saisir ce qu'elle disait, mon sang se glaça. Je l'appelai par son prénom, mais elle ne me répondit pas. Je m'avançai donc vers elle. Son expression était celle d'un patient sous hypnose, déconnectée d'elle-même. J'essayai de lui parler, la secouai délicatement pour la réveiller, sans y parvenir. La prenant par les épaules, je la ramenai jusque dans la chambre, pour  la coucher dans le lit. Je passai le reste de la nuit blotti contre elle, à l'étreindre, de peur qu'elle s'en aille de nouveau.
Le lendemain matin, je lui parlai de son comportement et lui demandai si elle se souvenait de quelque chose. Cécile me répondit que non et finit de prendre son petit déjeuner en silence, perturbée par la teneur étrange de notre conversation.
***
Le lendemain, je décidai de sortir du travail plus tôt que d'habitude ; j'avais, quelques jours auparavant, appris l'existence d'une petite librairie ésotérique, dans un quartier reculé de la ville. J'allais m'y rendre. Avec de la chance, je serai rentré pour le souper à l'heure habituelle. Je demandai à un cocher de me conduire. Au début, ce dernier hésita, je le payai suffisamment pour qu'il accepte de me prendre pour passager, malgré la distance à parcourir.
Me rendant à l'adresse prévue, je me retrouvai devant une insolite petite boutique, ornée d'une pancarte ancienne telle que j'avais imaginé. Descendant du fiacre, je demandai au cocher de bien vouloir m'attendre. Franchissant les quelques mètres qui séparaient le fiacre de la librairie, je poussai la porte grinçante et entrai.
L'intérieur était sombre, éclairé à la bougie. J'évoluais dans un univers qui m'était inconnu mais qui, pourtant, avait quelque chose de familier. Sur les étagères, à côté des boites à tarot, des pierres magnétisées, améthyste violette ou onyx noir de jais, scintillaient à la lueur des flammes. Une vaste gamme de chapelets décorait les murs. Mais ce n'était pas ce qui m'intéressait.
Je m'avançai un peu plus pour découvrir la maîtresse des lieux. Je m'étais attendu à une de ces vieilles femmes hideuses et excentriques dont raffole le folklore, mais à ma grande surprise, c'est à une belle et jeune femme que j'eus à faire. «Que puis-je faire pour votre service, Monsieur ?» me demanda-t-elle. Sa voix était douce et invitait à être écoutée. J'expliquai à la jeune femme que j'étais à la recherche d'un ouvrage traitant de la catoptromancie.
La jeune femme m'invita à la suivre à travers les rayons de livres. Son doigt fin parcourut les volumes, passant de l'alchimie à la sorcellerie, jusqu'à dénicher ce que j'étais venu chercher. La vendeuse me tendit alors un petit livre fin, dont la couverture était composée d'un miroir ovale. Devant la minceur du volume, je lui demandai si elle ne possédait rien de plus conséquent. La jeune femme m'assura alors que c'était une édition rare, épuisée, que je ne trouverais pas mieux. Elle argua qu'il ne fallait pas se fier aux nombres de pages, que ce livre m'apprendrait tout ce que j'avais besoin de savoir. J'étais moyennement convaincu. Néanmoins, j'avais vraiment besoin de cet ouvrage. Je la remerciai donc, l'achetai et sortit du magasin, avant de remonter dans mon fiacre.
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Sur le chemin du retour, je me mis à parcourir l'ouvrage. Je brûlais d'obtenir des réponses à mes questions. Après quelques pages d'introduction, je tombai sur une illustration qui montrait une vaste pièce. En son centre, se tenait un homme que les miroirs encerclaient totalement. Chaque miroir était éclairé par des bougies placées devant, elles-même posées sur un chandelier. Dans le miroir central, un personnage démoniaque fixait l'homme du dessin d'un air cruel. Un frisson me parcourut aussitôt l'échine et je tournai la page.
Au fil de la lecture, j'en appris davantage, et ce que je lus me terrifia ; certaines personnes – dont je faisais partie – naissaient avec une particularité. Cette faculté, aussi appelée «Trouble du Miroir», commençait à se manifester durant l'enfance. Selon les croyances, il existerait une autre dimension, un Monde parallèle, maléfique, avec lesquels les gens atteints de ce trouble pourrait entrer en contact, par le biais des miroirs. Pour ces individus, c'est souvent plus qu'un simple reflet qui se cache de l'autre côté de la surface de verre. La plupart du temps, il s'agit d'un démon, ou dans tous les cas d'une âme mauvaise, condamnée à errer et déterminée à faire le Mal. Les personnes comme moi les attire, aussi puissamment que la lumière attire les insectes.
Cela n'expliquait pas, pourtant, qu'on s'en soit pris à mon frère. Je poursuivis ma lecture et quelques pages plus loin, je fus éclairé. Ces entités néfastes ne s'en prenaient pas seulement au détenteur du don, mais aussi à son entourage. Ils les appelaient la nuit, dans leur sommeil, les invitant à les rejoindre, se manifestant sous une forme charmante et apaisante. Ensuite, ils les emportaient dans leur Monde Miroir. Ils ne s'arrêtaient qu'après vous avoir arraché tous vos proches, d'avoir ruiné votre vie. Finalement, ils venaient vous prendre à votre tour.
***
Le fiacre s'arrêta. Jetant un coup d'œil au dehors, je réalisai que j'étais rendu chez moi. Je me hâtai de refermer le livre et de le ranger dans ma sacoche, pressé de retrouver ma femme. Cette lecture m'avait causé plus d'angoisse que de réconfort. Je réalisai alors qu'il faisait presque nuit ; cette excursion m'avait pris plus de temps que prévu. Cécile me questionna sur mon retard, me confiant qu'elle s'était faite du mauvais sang pour moi. Je lui mentis en disant que j'avais eu beaucoup de travail, et promis de ne plus lui causer d'inquiétude de ce genre, à l'avenir. Avant le souper, je m'empressais de ranger le livre dans un tiroir de mon bureau, en espérant que Cécile ne le trouve pas. En effet, elle ne comprendrait jamais. Malgré toute sa bonne volonté, si je lui expliquais qu'elle ne devait plus approcher aucun miroir en ma présence, sous peine de risquer d'être emportée dans un autre monde, elle me prendrait pour un fou ! Je ne pouvais pas non plus me résoudre à la quitter. La perspective de vivre sans elle m'était insupportable.
D'un autre côté, si les miroirs l'emportaient, elle me serait arrachée. Je savais que ce n'était qu'une question de temps. J'envisageais alors de démolir le grand miroir qui trônait dans notre salon. Elle en aurait le cœur brisé et s'il on en croit la superstition, nous risquions sept ans de malheur, mais ce n'était rien comparé à ce qui nous attendait, si je n'agissais pas. Il ne me restait plus qu'à trouver le bon moment. Bien sûr, je ferais passer cela pour un accident. Avec de la chance, la peine que cela lui causerait la dissuaderait d'en racheter un. Je détestais l'idée de faire souffrir ma femme, mais dans ce cas précis, c'était une nécessité.
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Deux nuits plus tard, j'attendis que Cécile dorme profondément pour me lever et mettre à exécution mon projet. Avant de sortir de la chambre, je jetai un regard à mon épouse endormie, contemplant, comme si c'était la dernière fois, son merveilleux visage, avec ce grain de beauté si particulier au coin de la lèvre, qui lui donnait un air de poupée, ses cheveux blonds ondulés, dorés comme un champ de blé, qui se perdaient dans l'oreiller.
Je me rendis dans le salon et commençai par ouvrir une des fenêtres donnant sur la rue. Il faisait plutôt frais au dehors. Je m'emparai du tisonnier posé près de la cheminée. L'idée était la suivante : simuler l'intrusion d'un cambrioleur, mettre le salon à sac, et en profiter pour briser le miroir «par accident». Je commençai par ouvrir chaque tiroir de chaque meuble, à vider chaque étagère et à en flanquer le contenu par terre, assez discrètement toutefois pour ne pas réveiller ma femme ni notre couple de domestiques. Rapidement, je me retrouvai obligé d'enjamber le bazar qui recouvrait le sol.
Brandissant mon tisonnier, je m'approchai du miroir avec appréhension. Posé en appui contre le mur, l'objet était de forme rectangulaire, avec des contours de bois agrémentés d'ornements. A la lumière de ma lampe, je n'y vis que mon reflet, copiant mes mouvements, mes expressions, avec une parfaite synchronicité.
Prenant une inspiration, je m'apprêtais à frapper quand la lumière de ma lampe vacilla, me plongeant, l'espace d'une seconde, dans l'obscurité. Quand la lumière revint, ce que je vis dans le miroir me glaça d'effroi. En face de moi, je vis un individu qui me ressemblait, mais qui n'était pas moi. Cet individu, je l'avais déjà aperçu, dans la galerie des glaces du restaurant. Il jetait sur moi des yeux cruels, et sa bouche se tordait d'un rictus sardonique. Ce n'était plus mon reflet qui se tenait face à moi, c'était autre chose.
Mon instinct de survie m'incitait à briser le verre, pour barrer le passage à cette chose, mais quelque chose retenait mon bras, me paralysait. C'était comme si l'entité contrôlait mon corps. Le sang me battait aux tempes, tandis qu'une bouffée d'angoisse me submergeait. J'entendis alors une voix résonner au fond de ma tête, identique à la mienne. Il m'assurait que je ne remporterai pas la lutte, que quoique je tente, j'allais tout perdre.  Je poussai un cri, avant de perdre connaissance.
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Quand je m'éveillai, au matin, j'étais allongé dans mon lit. Mon cri avait réveillé Cécile et les domestiques. On m'avait découvert gisant sur le parterre du salon, inconscient, près du miroir, le tisonnier près de moi. Quand on me demanda ce qui s'était passé, je dus mentir. Je racontai que, pendant la nuit, j'avais entendu du bruit. Que je m'étais levé pour voir ce qui se passait et qu'en me rendant dans le salon, j'avais surpris un cambrioleur. Nous nous étions battus et il m'avait frappé, avant de s'enfuir par la fenêtre qu'on avait «malencontreusement» mal dû refermer cette nuit-là ! Cécile parut sceptique en écoutant mon histoire, certainement parce que je n'avais aucune marque de coup pour en attester, mais elle n'insista pas.
Ce qui était vrai, en revanche, c'est que j'étais faible. Mon front était brûlant et je souffrais de courbatures. Sans doute la peur m'avait-elle causé un accès de fièvre ? On fit venir un docteur à mon chevet. Celui-ci m'affirma que je souffrais seulement de grande fatigue, que j'avais simplement besoin de repos.  Je consentis donc à rester couché le temps qu'il faudrait. De toute façon, je n'avais pas la force de quitter le lit.
Les jours passèrent. Au lieu de disparaître, ma fièvre persistait. Le médecin, qui était revenu m'ausculter par deux fois, n'y comprenait rien. C'était comme si une force étrangère me vidait de mon énergie vitale. La fièvre me faisait de plus en plus délirer et bientôt, je sombrai dans un état où je perdais toute notion du temps. Les heures semblaient durer des jours, les jours me paraissaient des semaines. Pendant les longues heures que je passai au lit, quand j'étais lucide, je réfléchis jusqu'à prendre une décision : aussitôt rétabli, j'allais quitter ma femme. Je vivrais cette séparation comme un arrachement, mais je ne souhaitais plus lui faire courir le moindre risque.
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Un matin, au réveil, je découvris Cécile assise au bord du lit, en train de me regarder. A la main, elle tenait un livre. Profitant de ma période de repos pour mettre de l'ordre dans mes affaires, elle avait fini par découvrir l'ouvrage que je m'étais procuré dans la librairie. Ses traits étaient ceux d'une mère qui a pris son enfant en faute, mais n'a pas la force de le gronder. Elle me questionna sur la provenance du volume et, comme je n'avais pas le cœur à lui mentir, je lui racontai tout. Peut-être me ferait-on enfermer, mais j'en avais assez de vivre ainsi ! Je lui parlai de mon enfance, de l'épisode de mon frère disparu, avalé par un miroir. Je lui parlais de mon escapade, de ma tentative désespérée de l'autre nuit, des forces maléfiques, occultes, qui vivent de l'autre côté des miroirs. Je sentais à son regard qu'elle ne demandait qu'à me croire. Sa raison se heurtait à ses sentiments. Pourtant, elle ne me jugeait pas. D'un air rempli de compassion, Cécile me prit la main et me dit : «Je ne sais pas si je vous crois, cher Arthur, mais si cela peut vous apaiser l'esprit, je vais me séparer de ce miroir. Demain, je demanderai à Édouard – notre domestique – de nous en débarrasser.» A ces mots, j'éprouvai un tel soulagement que je sombrai aussitôt dans un sommeil paisible, tel que je n'en avais pas connu depuis longtemps.
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Au beau milieu de la nuit, je fus réveillé par une voix provenant du salon : celle de ma femme. En raison de mon fiévreux, nous avions décidé ensemble qu'elle dormirait dans une chambre annexe de notre domicile, le temps que je sois rétabli, pour éviter toute contagion éventuelle – bien qu'il y eut toutes les raisons de penser que ma maladie n'était pas contagieuse.
Un frisson me parcourut l'échine. Le miroir, profitant de ma faiblesse, avait décidé d'emporter ma femme. J'allais maintenant payer pour ma tentative d'avoir voulu le réduire en morceau. J'entendais ma femme parler, sans toutefois être capable de me lever pour intervenir. La voix de ma femme était dénuée de toute émotion, comme si elle était sous hypnose. Je n'arrivais pas à saisir ce qu'elle disait. Je compris toutefois qu'elle acceptait de suivre son interlocuteur. Dans sa voix, contrairement à celle de mon frère jadis, je ne décelai aucune crainte.
Faisant preuve d'une volonté incommensurable, je fis un pas hors du lit et me traînai jusqu'au salon. A l'autre bout de la pièce, je la distinguai à travers la pénombre. Dans sa robe de nuit blanche, elle avait l'air d'un spectre. Son bras traversa la surface du miroir, agitée de remous comme si elle l'avait plongé dans l'eau d'un lac. Je tentai de l'appeler, mais ma gorge n'émit aucun son. Je la vis alors s'avancer, plongeant un pied à travers le miroir, puis la jambe entière. Je titubai vers elle et, avant qu'elle ne plonge complètement dans le miroir, je l'attrapai par le poignet. Je sentis alors qu'on la tirait de l'autre côté ; une force nettement supérieure à la mienne, qui était par ailleurs amoindrie par mon état de santé. Malgré mes efforts pour la retenir, le bras de Cécile finit par m'échapper, s'enfonçant totalement dans le miroir.
Je commençai d'abord par tâter la surface du miroir à la recherche d'une faille, que je ne trouvai pas. Elle était définitivement passée de l'autre côté, et je n'avais aucun moyen de la rejoindre. Je frappai alors de toutes mes forces. La vitre se brisa, répandant une quantité impressionnante de morceaux de verre sur lequel je marchai sans le faire exprès, meurtrissant ma plante de pieds. Mon poing était également en sang, pourtant je ne ressentais aucune douleur physique, tant ma souffrance morale était grande. En l'espace d'un instant, Cécile m'avait été arrachée, pour toujours. Recroquevillé sur moi-même, je me mis à pleurer.
Mon cri et les bruits causés par le verre brisé alertèrent les domestiques, qui se précipitèrent vers moi, l'air catastrophé. Quand ils me demandèrent ce qui s'était passé, je fus incapable de leur répondre. Pour le reste du monde, la disparition de ma femme demeura un mystère identique à celui de mon frère, vingt ans plus tôt. Bien sûr, la police me questionna, me soupçonna, mais sans corps, il leur fut impossible de m'inculper. On en déduisit que mon épouse s'était tout simplement enfuie, sans doute – selon les rumeurs – à cause de ma bizarrerie, voire des mauvais traitements que je lui infligeais. Soit, je suis peut-être un fou dangereux ! Mais n'aurait-il pas été plus simple pour elle de me quitter pendant que j'étais sur mon lieux de travail par exemple, de partir en pleine journée, avec toutes ses affaires, plutôt qu'en robe de nuit, pieds nus, sans la moindre affaire personnelle, sans argent, par une nuit glaciale ?
***
A ma propre demande, j'ai été interné à l'hôpital de Maison Blanche, à Neuilly-sur-Marne. Dans ma cellule, il n'y a aucun miroir, seulement des murs nus. Je repense souvent à ma femme et à mon frère, mes chers disparus. J'éprouve du chagrin, mais aussi un certain soulagement en me disant que plus personne ne disparaîtra par ma faute, maintenant que je suis ici. Les traitements que l'on m'inflige pour me «soigner» sont inhumains – je citerais notamment l'hydrothérapie – mais je suis prêt à les endurer. De toute façon, ce n'est rien en comparaison de ce que j'ai vécu jusqu'à aujourd'hui. J'ai renoncé au statut d'être humain, mais peu importe : si, dans cet asile, mon esprit parvient à trouver la paix, alors j'accepte mon sort avec joie.
 
Le 30/10/2015


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