Faire plaisir remplit de joie...

Jean Marc Kerviche

Réalisme

Je distribue depuis quelque temps des textes personnels relatant diverses petites histoires, réflexions, anecdotes diverses et variées, les unes tout ce qu'il y a de plus véridiques, les autres totalement imaginaires, dans une maison de retraite de Bondy, dénommée la Maison de l'Eglantier, où est hébergée ma belle-mère et j'en avais remis également peu de temps avant à une infirmière d'un autre établissement de soins situé à Saint Denis.

            Une bonne cinquantaine sous forme de flyers, et je ne sais pas si elles sont appréciées ou quelles sont les réactions qu'elles suscitent… Mais il y a quelques mois, l'infirmière de Saint Denis qui les a diffusés m'a envoyé une photo d'un groupe de personnes en plein exercice écoutant mes textes, et à Bondy, par le plus grand des hasards en passant dans le couloir qui mène à l'infirmerie, je suis tombé sur une armoire dans un local réservé aux pensionnaires et l'un des tiroirs était ouvert. Et là, je les ai vu rangés avec une quantité de jeux mémoriels et de cartes à jouer.

            Par souci de discrétion, je n'ai pas posé de questions, et même si j'aimerais en savoir plus, je n'insiste pas.

            Seulement, il y a une quinzaine de jours, j'ai reçu un appel téléphonique d'une responsable de la maison de retraite de Bondy me demandant si ça m'intéresserait de transcrire l'histoire et les souvenirs du passé d'un pensionnaire.

            J'ai aussitôt donné mon accord et mercredi dernier, après la visite à ma belle-mère, qui elle, préfère rester dans sa chambre, je me suis présenté à l'accueil. On m'a alors conduit dans la salle où se réunissent tous les pensionnaires de la maison de retraite pour les repas, les spectacles et les diverses activités, et l'un des animateurs a appelé un monsieur qui était assis à quelques pas de nous pour l'inviter à nous rejoindre.

            Se déplaçant avec un déambulateur, il me paraissait bougon, grognon, à la limite vindicatif, laissant entendre qu'on le dérangeait, mais il a finalement consenti à venir vers nous tout en gardant un œil torve.

            On nous a présentés et d'un coup, son visage s'est illuminé révélant un sourire éclatant.

            Aussitôt l'on s'est assis à l'écart autour d'une table pour un premier entretien…

… …

Je le rencontre maintenant une fois par semaine tous les vendredis depuis plus de quatre mois et il me reçoit toujours avec un sourire radieux pour échanger des souvenirs qu'il me dicte.

Et peu à peu, je ne sais ce qui se passe en moi, mais je me sens pris d'affection pour ce vieil homme qui n'a après tout que dix années de plus que moi. Il est comme un miroir pour moi, à tel point, cela m'a même étonné, quand il m'a dit avoir travailler au 10 rue Ordener dans le dix-huitième arrondissement, alors qu'il avait treize ou quatorze ans quand moi-même je séjournais dans l'immeuble juste au-dessus avant l'âge de cinq ans, et qu'ensuite son père avait son atelier rue de la Mare dans le vingtième alors que moi j'habitais dans le même quartier à moins de cinq-cents mètres après mes cinq ans.

Tout y passe. Il me révèle son vécu, son enfance et sa vie jusqu'à ses douleurs d'aujourd'hui qui l'assaillent en permanence.   

Après une enfance marquée par la guerre, par la détestation du juif, par l'absence d'un père prisonnier de guerre, et par une fuite permanente avec des déplacements d'un hébergement à un autre, colonies et pensionnats divers périodiquement renouvelés sur plus de cinq années pour des raisons qui, bien évidemment, lui échappaient et dont il avait nulle conscience entre quatre et neuf ans.... le tout suivi d'une scolarité désastreuse le conduisant sans formation au travail à quatorze ans, et partir pour Algérie à dix-neuf pour soi-disant maintenir un certain ordre. 

Après ce service militaire, contraint et forcé, qu'il a extrêmement mal vécu et qu'il a terminé, gravement blessé et handicapé à vie par l'explosion d'une bombe, il s'est ensuite noyé dans le travail pour oublier cet épisode et échapper à sa condition comme moi-même je m'y suis astreint pour accomplir ce que je croyais devoir faire afin de donner le meilleur de moi-même, comme tous ceux qui ont ce besoin de reconnaissance jamais assouvi. Un engagement opiniâtre et permanent jusqu'au-boutiste, lequel soit dit en passant ceux qui nous dominent savent tirer parti et le plus souvent profit.

Ici, dans cet Ehpad qui a recueilli il y a un an ma belle-mère qui elle préfère rester ruminer dans sa chambre avec son chat, nous sommes tous les deux face à face et conversons sur un passé qui semble l'obséder et qui déborde de souvenirs encombrant sa mémoire et qui reviennent comme des vagues déferlant sur une grève, certaines plus envahissantes que d'autres.

J'arrive vers les quinze heures trente, seize heures car plus tôt il est assoupi, et le quitte avant le repas du soir vers dix-sept heures trente.

C'est moi qui pars et lui qui reste…J'ai dans l'idée que je me sauve, m'évade, et lui reste prisonnier de son état, de sa condition, de sa vulnérabilité… il me sourit et n'espère qu'une chose, me revoir le vendredi suivant.

J'ai dans l'idée qu'il me prend pour un phare, une balise, une échappatoire et moi-même même si je me satisfais de lui rendre ce plaisir, je me sens incapable de faire plus. Je suis comme la plupart des assistants de l'Ehpad, courtois mais résigné à ne faire que ce qui m'est demandé : rendre service.

Comme dans Huis-clos de J.P. Sartre, il est des moments où l'on passe son temps à revenir sur un passé qui n'est plus, mêlant nostalgies, regrets, déceptions, erreurs et torts pour inévitablement chercher à justifier l'essentiel de nos vies… Ce retour en arrière doit être extrêmement et excessivement compliqué pour certains. Ce pourquoi, pour se sauvegarder, il est si simple de reporter son amertume sur autrui ou encore oublier tout ce qui nous hante, effacer de nos mémoires ces souffrances, ces passages douloureux de nos existences et ne plus se souvenir que des belles choses en regardant les enfants des écoles voisines qui viennent leur rendre visite de temps à autre, lesquels ne pensent qu'à jouer sans penser à ce que sera demain.

Ce que je fais déjà moi-même quand je me rends dans ce square de la Place des Fêtes pour observer les enfants qui jouent et ce qui me revient maintenant après cette expérience de vie, cette rencontre avec ce monsieur, est la question que je me pose : Quelle sera mon attitude quand viendra mon tour, quand les miens agiront pour me protéger de moi-même, de mes insuffisances et de mes faiblesses ?

Il ne me restera plus qu'à me noyer dans des souvenirs expectatifs, rêver à ce qui aurait pu être et qui n'a pas été, et m'abandonner comme j'ai pu souvent le constater à maintes reprises au cours de mon existence en côtoyant des personnages à la dérive au sein de ces organismes de soins palliatifs dont j'avais la charge à une époque, une autre époque lointaine et révolue où je ne m'occupais que du téléphone…

Signaler ce texte