Fastnacht

laurentlesax

Carnaval de Bâle. Une étrange rencontre...

Bâle, le 12 février 1964. C'est une tradition : Comme chaque année, la ville fête son carnaval tant attendu appelé Fastnacht. Celui-ci a commencé il y a deux jours, comme la coutume le veut avec le Morgenstreich : à quatre heures moins le quart du matin, le premier lundi suivant le mercredi des Cendres, toutes les lumières de la ville se sont éteintes alors que sa population avait envahie les rues par dizaines de milliers et attendait, dans le noir complet, la sortie des premières cliques pour leur défilé de totems éclairés de l'intérieur par des bougies, silhouettes lumineuses et gaies.

Chaque clique, une dizaine de personnes, voire plus pour certaines, réalise, l'année durant, un immense panneau lumineux en choisissant un thème particulier. Chacun est libre de choisir le thème qu'il veut. Cela peut être un sujet de société, politique ou philosophique, l'important est de le tourner en dérision et de passer les trois jours que dure le carnaval dans la liesse et les rires. Des chars sont fabriqués, des costumes et des masques sont confectionnés dans le plus grand secret et les cliques et les fanfares répètent leurs morceaux de musique dans des caves tout au long de l'année pour se préparer aux grands jours… « Die drey scheenschte dääg » C'est le moment où toute la population bâloise, bourgeoise suisse assez discrète le reste de l'année, se lâche et se laisse aller au bruit, à la fête, pour quelques jours et quelques nuits de folie non-stop.

Aujourd'hui, il fait beau. La journée a été belle. Le sol est recouvert d'une couche de confettis multicolores témoignant de la fête déjà bien entamée. France et Jean-Pierre se promènent, main dans la main, au hasard des rues de Bâle, traversant le Rheinbrück où défilent dans une pagaille savamment organisée, diverses cliques toutes plus colorées les unes que les autres. L'après-midi touche à sa fin et le couple se faufile dans la foule. Jean-Pierre, natif de la ville, emmène France, française portant bien son prénom, en direction des petites rues de la vieille ville. La foule y sera moins compacte et le cachet de ces rues menant à la cathédrale y est incomparable.

La ruelle est étroite et plus clairsemée. Elle grimpe un peu, mais l'effort de France et Jean-Pierre est compensé par le calme retrouvé loin de la foule. Les deux amoureux, fraîchement mariés, se tiennent tendrement la main et se sourient. Elle est fluette et fine, la Parisienne, comparée à ce grand gaillard d'un mètre-quatre-vingt-dix qu'est Jean-Pierre. Lui est extraverti, volubile et drôle. Il lui raconte avec force gestes et d'une voix d'avocat du barreau doublé d'un fort accent suisse, sa ville, son histoire. Ses histoires. Elle rit, et tous deux montent doucement la rue surplombant le Rhin en contrebas.

À mi-montée, on aperçoit au loin, descendant la ruelle, une clique qui vient vers eux. Son pas progresse au rythme lent des tambours et le son augmente et se précise à mesure qu'elle se rapproche. Les premiers personnages, masqués, jouent du fifre, joyeusement, en marchant au pas, d'une allure presque martiale. Tous sont habillés de noir. Leurs masques sont blancs et leurs yeux, de grands trous noirs. Ils sont suivis par d'autres petits trublions, escortant un plus grand personnage, articulé, mesurant dans les trois ou quatre mètres de haut. Le thème de cette clique semble évident : C'est la mort. Ce n'est pas un thème très comique, mais les participants au carnaval se doivent de rire et se moquer de tout ! Pas de tabou. Le thème est donc imagé par un grand squelette blafard, géant aux bras immenses et maigres se balançant lentement au gré de la marche du funeste cortège.

France, impressionnée, un peu effrayée, se plaque contre le mur afin de faire place à la sombre troupe et la laisser passer… vite passer, dans cette ruelle étroite, où elle n'a pas d'autre choix que de côtoyer de si près ce macabre personnage, le croiser, mais le plus brièvement possible. Elle tire Jean-Pierre à elle. Il rigole… alors que la clique ralentit le pas, puis, mystérieusement, stoppe sa progression à leur hauteur. France est pétrifiée. Pourquoi s'arrêtent-ils donc ? Ils ont la place de passer… L'instant est désagréable. Elle sent le mur froid contre son dos et ce froid gagne tout son être. Elle est littéralement glacée de la tête aux pieds. Inversement, Jean-Pierre semble s'amuser chaleureusement de ce spectacle improvisé. C'est le carnaval. Son carnaval. Il faut en profiter. Il est heureux de vivre ça avec sa femme, lui faire partager ces moments un peu fous de sa ville. Pour sûr, elle en a plein les yeux, sa petite française…

Le grand personnage squelettique et blanc, habillé de son ample mais léger voile noir, semble comme habité. Un grand fantôme qui gesticule avec lenteur et une certaine grâce avec, à ses pieds, des sbires complices et dociles qui fourmillent et s'agitent en une sordide chorégraphie. Soudain, mais lentement, d'une lenteur extrême même, le grand personnage s'incline résolument vers le couple en un mouvement comme inexorable. Tout s'arrête. Ils sont bien l'objet de l'attention terrible de la silhouette noire qui les domine. Chaque seconde semble durer une éternité pour France qui n'apprécie guère cet intermède sinistre et ne trouve ça pas drôle du tout. Jean-Pierre, lui, rigole toujours, pas effrayé pour un sou. Le grand squelette l'a repéré, un grand gaillard comme ça, rigolard, ça ne se rate pas, et il lui tend à présent, dans un ralenti savamment étudié, la grande mandibule pâle qui lui sert de bras, tout en inclinant son long corps, le fixant de ses grands trous noirs dessinés sur sa tête ostensiblement tournée vers lui… On peut presque lire un sourire sur la face effroyable du personnage. Le sourire de la mort.

Jean-Pierre, ne se laissant pas démonter, empoigne la main squelettique au bout de ce long bras maigre et la secoue alors vigoureusement en riant… Il n'a pas peur. Il sait que c'est pour rire. Il sait que ce n'est que du carton et du tissu articulé par un de ses concitoyens, caché quelque part en dessous. Il sait que c'est de l'humour, noir, très noir. Juste de l'humour. Juste pour rire. Il rit donc et participe à cette farce avec sa joie de grand costaud. France, elle, perçoit la scène dans son contexte sinistre, sensible au soin qu'ont pris les créateurs pour confectionner un totem aussi macabre. Cette ruelle, étroite et sombre, ce grand personnage maigre et pâle, incliné sur son Jean-Pierre, la congèlent littéralement sur place. Elle est transie d'effroi, et ne fait plus qu'un avec la pierre gelée du mur contre lequel elle se colle de toutes ses forces. Il est 18h15 ce 12 février 1964. Les cloches de la cathédrale sonnent. France est figée par la vision d'horreur de ce personnage serrant la main de son mari, si grand, si fort et pourtant si petit, paraissant soudain si fragile, face à ce terrible personnage le toisant de haut.

Le squelette se redresse enfin, toujours aussi lentement, visiblement satisfait de son effet, de son succès à faire trembler. Son visage reste tourné vers Jean-Pierre, avec cet étrange sourire qui n'en est pas un, puis la troupe se remet en marche. Les fifres reprennent leurs stridentes mélodies, les tambours leurs sonores battements et, tous, s'éloignent dans une triste danse en descendant lentement la ruelle. Seul le visage du grand personnage reste tourné vers le couple un moment, avant de détourner enfin son sinistre regard et disparaître dans le contrebas où ils se perdent enfin dans la foule en mouvement.

France se décolle avec peine du mur, frissonnant de tout son corps, encore sous le choc. Jean-Pierre la prend dans ses bras et la secoue tendrement tout en la rassurant, tout en la réchauffant de ses bras puissants et protecteurs. Il est un peu désolé de voir l'effet que la clique a eu sur elle. C'était juste pour rire... Lui est jovial et gai. Il passe un bon moment. Il jouit de ces moments fous et colorés de sa ville pendant le carnaval, de cette fête qu'il a tant de fois vécu et qu'il ne raterait pour rien au monde. Il est un jeune marié heureux qui partage son premier carnaval avec sa chérie. Tout va bien. Que du bonheur ! Il ne se doute pas que…

…le 12 février 1965, soit exactement une année plus tard, il se trouvera allongé dans un lit d'hôpital, non-loin de là, abattu par une longue et incurable maladie. Il ne sait pas que ce carnaval sera son dernier, son tout dernier. Il ne sait pas que ces mêmes cloches qu'il entend en ce moment, dans cette rue de Bâle, résonneront à nouveau, mais cette fois dans le lointain de sa chambre d'hôpital, et que ce seront là les tout derniers sons qu'il entendra alors, mêlés à ceux des sanglots de France, son épouse, à son chevet, lui tenant toujours la main, sa main large et froide comme les murs de cette ruelle où ils avaient croisés cette silhouette macabre, la portant fébrilement à sa joue, à ses lèvres gonflées de chagrin et mouillées de larmes, l'étreignant amoureusement, désespérément… alors qu'il rendra son dernier soupir… à 18h15, précises, le 12 février 1965.

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