FATALITÉ
Gabriele Russo
Le souffle court, Lika s'arrêta devant la porte du bar. Ses doigts tremblants caressèrent les lettres gravées dans le bois : « Chez Bacchus ».
Enfin !
Sa naissance, sa maladie, ses souffrances, les affres du traitement, l'ostracisme de ses pairs… tant de choses avaient conspiré pour l'amener ici. Puis autant d'embûches pour l'empêcher d'y arriver : son handicap, sa faiblesse et, surtout, le coût astronomique de la téléportation.
Pour amasser les fonds nécessaires, il avait dû passer dix années horribles dans les carrières de granit noir du Siruvalai. Ce travail ingrat, sale et épuisant, ponctué soit de coups de chaleurs ou de coups de pied d'éléphants, avait grandement contribué à réduire ce qu'il avait d'espérance de vie. Il pouvait maintenant compter le restant de ses jours sur ses doigts… et ce, même si il en avait perdu quelques uns au gré de ses nombreux accidents de travail.
Il laissa tomber son front sur la porte ; difficile à croire que sa présence ici n'était pas un rêve.
Quelques heures plus tôt, il avait mis pied sur le sol d'Atlantide. Il n'avait pas pris ne serait-ce qu'un instant pour en admirer les merveilles. Il s'était dirigé tout droit vers son hôtel miteux pour enfiler son plus bel habit, miteux lui aussi, avant de courir jusqu'ici.
L'odeur de la crasse maculant la porte le découragea de l'embrasser. Avec révérence, il tira la poignée.
L'endroit était bondé, enfumé, bruyant. Après un instant d'hésitation, il plongea dans la foule et se fraya un chemin jusqu'au bar où il trouva un tabouret libre.
Pendant un instant, il se sentit trompé, déçu : ce bar mythique dont il avait tant entendu parler ressemblait finalement à n'importe quel autre.
Pas qu'il en eût fréquenté beaucoup, mais mis à part le tourbillon de couleurs formé par les murs de briques émaillées, les draperies chatoyantes et les autels miniatures qui décoraient les saillies, le reste semblait banal. De petites tables, des chaises boiteuses, un grand bar carré tout égratigné formant un rempart au centre de la salle. À l'intérieur, de jolies serveuses s'affairaient sous la direction de Bacchus ; à l'extérieur, les clients s'enivraient.
Ceux-ci, par contre, valaient le détour. Un d'eux portait un casque à plume et brandissait un marteau gros comme la lune. À côté de Lika (ou en fait, deux mètres au-dessus), un autre relaxait en lévitation comme dans une chaise longue, sirotant son cocktail rose bonbon avec une paille. De l'autre côté du bar, un être à tête de chacal aidait une monstruosité probablement féminine – c'était difficile à affirmer avec conviction à cause de sa peau d'éléphant et de son visage de tortue, mais l'énorme poitrine qui essayait de s'enfuir du décolleté pouvait être un indice – à boire un magnum de gin.
Elle lui envoya un clin d'œil chargé de sous-entendus érotiques. Il détourna son regard et se commanda un whisky pour reprendre contenance ; il n'était pas ici pour ça.
Il prit une gorgée et l'aperçut dans le fond de son verre. Sa peau bleue, ses six bras, ses ornements dorés et sa nudité faisaient fi de l'épaisseur du cristal. Pas d'erreur possible, il avait trouvé sa patronne, la déesse qui avait présidé à sa naissance, Kali. Les statues de son pays n'avaient pas menti, elle était magnifique… et terrifiante.
Il but une dernière rasade de courage liquide et descendit de son tabouret.
Alors qu'il était à mi-chemin, elle esquissa un mouvement de hanches et de bras sur le rythme d'une chanson évoquant le Kâma-Sûtra.
Une bouffée de chaleur lui monta aux joues, l'alcool s'évapora, et il se dégonfla. Deux clients jouaient une partie de dés sur la table d'à côté. Il se laissa tomber dans la troisième chaise, qui faillit le renverser, et demanda s'il pouvait se joindre à la partie.
- Nous avons déjà commencé celle-ci, répondit le vieillard bienveillant, mais c'est bon pour la prochaine.
Sa longue barbe fournie, aussi blanche que l'auréole de ses cheveux, n'arrivait pas à cacher son sourire. Seul le fait qu'il portait une longue robe de nuit blanche, ornée de ce qui semblait être de minuscules fleurs roses, pouvait indiquer qu'il n'était pas un patriarche ordinaire.
Son adversaire était plus déroutant. Il avait le teint rouge, si rouge qu'il aurait pu rivaliser avec un sari de mariage. Une mince barbichette allongeait son menton. Ses cheveux noirs, lichés vers l'arrière, découvraient les deux petites cornes qui poussaient sur son front. L'extrémité poilue de sa queue venait par moments lui caresser le visage.
Son costume était tout aussi incongru. Sa chemise ajustée était couverte de paillettes mauves et ses pantalons semblaient être taillés dans de la cellophane (heureusement opaque) de couleur assortie. Une longue cape, noire comme la nuit, terminait l'ensemble.
Il croyait avoir déjà entendu parler de ces deux immortels, mais pour éviter les faux-pas, il se présenta :
- Je m'appelle Lika.
- Nous savons, dit l'être rouge sans réciproquer.
Il tira un six, un trois et un cinq.
- Quelles sont les règles ? demanda Lika.
- Il faut tirer des triples, expliqua le vieillard. Le plus haut gagne, mais l'autre a un tir pour battre, ou bien égaliser, ce qui fait reprendre le jeu.
Il tira deux trois et un deux.
L'autre tira deux quatre et un cinq.
Des mains bleues se posèrent doucement sur les épaules de Lika. Il se retourna, bouche bée. Kali, rayonnante de beauté, le regardait tendrement.
Il avait si souvent imaginé ce moment : il se prosternerait avec grâce et elle, reconnaissant sa force de caractère malgré la chétivité de son corps, lui prendrait les mains, le relèverait. Avec une moue séduisante elle l'inviterait à parler et il ferait sa demande d'une voix assurée, elle y accéderait tout en le traitant en égal, et… Et il était paralysé par l'émotion, muet comme un gourami.
Le temps de retrouver l'usage de la parole pour faire sa demande, il lui tendit un stylo et un calepin dans ce geste universel d'adoration signifiant : « Donnez-moi votre autographe, je vous en supplie. »
Kali garda une main sur son épaule et, avec un sourire indulgent, prit le calepin et le signa.
Il lut ce qu'elle avait écrit sous sa signature : « Attention, ces deux-là t'ont pris en charge. »
Toujours aphone, il la regarda avec incompréhension. Elle soupira.
- Si tu m'avais approchée en premier, j'aurais pu t'aider. Mais tu t'es assis avec eux et maintenant ils jouent ton âme. Si le vieux gagne, ta souffrance sera… écourtée, et tu iras au paradis. Si l'autre remporte la partie, il te donnera guérison et longévité, mais il y aura un prix à payer…
Elle lui effleura le front de ses lèvres, se détourna de lui et retourna à sa table dans le fond de la salle.
Le vieillard tira deux cinq et un six.
Fidèle à lui-même, l'autre tira trois six. Lika eut un sursaut de joie.
- Hou ! J'ai gagné ! s'écria l'être rouge en bondissant hors de sa chaise. J'ai gagné, na-na-nère !
Il tira la langue, qui s'arrêta à un centimètre du nez du vieillard.
Lika sentit un frisson longer sa moelle épinière.
L'être rouge commença à faire une petite danse étrange. Il glissait en reculant. Il faisait tourner sa queue d'une main en se saisissant l'entre-jambe de l'autre. À la fin, il poussa un petit cri aigu et leva sa main, maintenant gantée de brillants, bien haut dans les airs.
Le cœur de Lika se raidit, brûlant de froid.
Le vieillard secoua la tête.
- Il me reste un tir, imbécile.
L'autre resta figé un instant, puis il expira, son aplomb tout ramolli.
- Flûte, dit-il en se rassoyant.
Pendant qu'il secouait les dés, le vieillard plongea son regard bleu dans celui de Lika.
L'instant, perdu dans un azur brillant, prit des allures d'éternité.
Il tira trois sept.