Faux Semblants
Giovanni Portelli
Hervé entrouvre les yeux avec difficulté tant la lumière lui semble forte. Il s'y habitue finalement, cherche à comprendre ce qu'il lui arrive, en vain. Se redressant finalement, il découvre qu'il est allongé à même le sable, à côté de la fille au manteau bleu, son livre encore dans sa main ! Le détail l'amuse un instant.
Suivant ensuite machinalement du regard le parapet qui longe la plage sur sa gauche, il sent soudain son sang se figer. N'osant y croire il tourne la tête aussitôt de l'autre côté. Les trois grues qu'il prenait enfant pour des dinosaures de métal sont à présent sur sa droite tandis que l'église moderne Notre Dame de Royan s'élève sur sa gauche… derrière le port lui-même !
De voir ces gigantesques grues là où devrait se terminer normalement l'estuaire, il se demande d'abord où est l'erreur. Quand il réalise toute la portée de la situation, cela l'aurait certainement assis s'il ne l'avait pas déjà été. Sophie qui se réveille enfin ne s'aperçoit pas tout de suite de l'état des choses. Hervé s'est levé. Elle le rejoint, un sourire timide esquissé sur ses lèvres :
- Ça va mieux on dirait !
- Vue la situation je ne sais pas…
Elle ne comprend pas immédiatement, puis remarque bientôt la position improbable de l'église. L'angoisse succède bientôt à la surprise. Elle s'écrie :
- C'est quoi le délire, là ?
Hervé aboulique, ne répond pas. Il fixe le sable, incrédule, incapable de se ressaisir. S'apercevant de son renoncement, Sophie refuse la facilité et l'agrippe par le col de sa veste :
- Ah non ! Tu ne me laisses pas tomber, toi !
Atterré, il ne sait quoi répondre. Plus angoissée qu'excédée, elle le gifle. Se détournant mollement d'elle, il s'éloigne en se massant la joue. Paniquée, elle lui emboîte le pas. Un sanglot dans la voix, elle bafouille :
- Non, je t'en prie ne t'en vas pas ! Excuse-moi, je…
La réponse est brève :
- Viens.
Elle le précède dans la montée des marches pour gagner l'avenue. Elle tombe en arrêt, les yeux écarquillés, bouche bée. Curieux, Hervé ne tarde pas à la rejoindre pour comprendre son émoi. En réalité, la scène paraîtrait presque normale à un Anglais. Les voitures vont à gauche. Leur conduite est à droite. Seulement ici, aux yeux des Charentais, il y a de quoi rester pantois. D'autant plus lorsqu'on s'attarde sur les publicités, les panneaux et autres inscriptions. Tout sans exception est écrit à l'envers, comme on les verrait dans le reflet d'un rétroviseur.
Sophie ne doit qu'à la présence du garçon près d'elle de ne pas sombrer dans la folie. Elle se rattache encore à l'espoir qu'il saura quoi faire. Seulement tout ce qu'il trouve à dire est :
- Là j'ai besoin d'un verre…
Traversant la rue, ils entrent dans le premier café venu. S'installant près de l'entrée, ils attendent que la serveuse vienne prendre leur commande. Par chance elle s'exprime encore en bon français ! Alors que Sophie prend un café, l'étudiant commande un cognac, ce qui n'est pas sans surprendre la lectrice. Il ne s'aperçoit pas de sa surprise, trop occupé à se torturer l'esprit pour comprendre. Les gens n'ont pas l'air affectés par cette incroyable situation. Il pense bientôt à haute voix :
- Quand ce type m'a heurté…
Il grimace en portant une main à ses côtes :
- Non c'était tout à fait réel… j'ai peut-être un truc aux yeux ou au cerveau…
Sophie le coupe aussitôt :
- Et moi, alors ? Je fais partie du décor peut-être ? Et mon livre il est toujours dans le bon sens, lui !
Le hussard n'a en effet subi aucune altération. Hervé le contemple un instant avant de poursuivre :
- Nous sommes en train de devenir fous…
- Non moi je ne suis pas folle ! Et toi non plus. C'est tout le reste qui a changé !
- Ça ne tient pas debout, voyons !
Le barman et la serveuse se lancent un regard complice. Ils sont fâchés, les tourtereaux ! Farfouillant dans la poche de sa parka, Hervé vide son cognac d'un trait. Sophie en reste stupéfiée. Il ne remarque pas l'expression de son visage, occupé à déchiffrer la note avec difficulté. Sortant un billet, il semble noter quelque chose qui le perturbe. Relevant sa manche, il regarde sa montre en silence. Mystérieux, il dit juste :
- On décolle.
- Mais mon café…
- On y va, j'ai dit !
Elle ne réplique plus, sentant qu'il a trouvé quelque chose d'important. Comme ils sortent, elle demande à son acolyte de s'expliquer. Il l'invite d'abord à se presser. Ils traversent précipitamment la route pour regagner la plage. La serveuse ne déboule hors du bar qu'à ce moment précis. Le froid l'incite à rentrer vite fait. Comme elle maugrée, Hervé annonce la couleur à la jeune femme :
- Tout est inversé ici sauf nous et ce que nous portions sur nous avant l'accident. En plus clair, notre monnaie n'a plus aucune valeur !
Enregistrant l'information, Sophie se doute qu'autre chose le préoccupe. Il s'explique :
- Il va bientôt faire nuit et dormir à la belle étoile au mois de février, ce n'est pas idéal. En plus, je ne perdrais pas grand chose à parier que mes clefs n'ouvriront pas la portière de ma voiture !
- Tu vis loin d'ici ?
- À Saintes. En plus, je ne peux même pas joindre mes parents. Je n'ai pas pris mon téléphone.
- Tu n'as qu'à venir chez moi. Tu les appelleras de là-bas. Je n'ai pas pris mon portable moi non plus.
- Si on arrive à entrer…
- Que veux-tu dire ?
- Nous ne savons pas jusqu'où l'inversion a affecté notre environnement. La plupart des gens qu'on a croisés étaient gauchers, portaient leur alliance à droite. Comme si…
Sophie n'en revient pas qu'il ait déjà observé autant de choses en cinq minutes à peine comme il conclut :
- Comme si on était passé à travers un miroir !
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