Félix

Nicolas Lafforgue

« Félix » est mon essai sur le grand soir. Cinq tableaux pour imaginer un huis clos autour d’un soir de Révolution. J’ai écrit « Félix » il y a quelques mois, le printemps arabe apporte, il me semble, un éclairage surprenant. Auteur de nouvelles et de textes de chansons, je me suis essayé au théâtre grâce à la lecture de Sartre ou  Camus.

 FELIX

Par LAFFORGUE Nicolas

Cinq tableaux

 

 

 

 

1 

Joseph et Hugo sont assis autour d’une grande table. Joseph en chemise se tient le bras droit, visiblement blessé. Hugo repose sa tête dans ses mains. Au fond de la pièce une porte fermée derrière laquelle on entend une grande agitation. La porte s’ouvre, Alexandre est poussé à l’intérieur.

 

ALEXANDRE

Essaie d’ouvrir la porte, fermée de l’extérieur, il y donne un coup de pied de rage, se retourne, voit Joseph et Hugo, prend la parole en essayant de se donner une contenance.

Quelle merde.

JOSEPH

Se tient le bras, sans regarder Alexandre.

Tu as le sens des formules Alexandre.

ALEXANDRE

Merci président, tu me paies pour ça.

JOSEPH

C’est vrai.

ALEXANDRE

Tire une chaise et s’assoit à la table.

J’espère que je ne vous dérange pas.

JOSEPH

Non ne t’en fais pas, il n’a pas ouvert la bouche depuis qu’ils nous ont enfermés. 

ALEXANDRE

Hugo ? Se taire ? C’est nouveau ça. Hugo qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Hugo ne semble rien entendre, il reste appuyé sur la table, le regard dans le vide.

Ils ont cogné trop fort surement.

JOSEPH

C’est possible, moi ils m’ont cassé le bras.

ALEXANDRE

Il ne fallait pas résister, pour ma part cela s’est passé en douceur. Ils ont frappé à ma porte, j’étais déjà prêt à partir, j’ai ouvert, je les ai salués et je les ai suivis. J’ai reçu une ou deux gifles pour la forme, rien de grave.

JOSEPH

Pourtant tu ne semblais pas ravi d’être enfermé.

ALEXANDRE

Il faut soigner les apparences, j’ai un peu protesté arrivé devant le palais et puis je me suis dit qu’un bon coup de pied contre la porte ferait bonne figure.

JOSEPH

Tu as bien fait. J’ai voulu faire le fier et résultat un bras en moins. Sans compter les coups de pied dans les reins.

ALEXANDRE

Joseph, tu es président du conseil, un président du conseil renversé par un coup d’état militaire se doit de ramasser quelques gifles. Imagine, tu te rends comme un lâche, comme moi, et bien cela ferait désordre.

JOSEPH

Un journaliste au contraire peut être lâche ?

ALEXANDRE

Un journaliste ? Voyons Joseph ! Cela fait maintenant quelques années que le journalisme je ne le pratique plus. Je fais dans le communiqué officiel, je rapporte ce que tu me dictes. Un rapporteur qui proteste cela n’a pas de sens.

JOSEPH

Esquisse un rire, qui se transforme rapidement en plainte.

Tu as raison. Le lâche s’en sort toujours à la fin. Croise les doigts mon ami. Je me demande combien de temps ils vont nous laisser moisir ici.

ALEXANDRE

Le temps d’abattre les quelques partisans qu’il te reste. Il y a encore des fusillades pas loin d’ici. Et puis Félix va d’abord parler à ses camarades, faire un joli discours avant de venir nous saluer.

JOSEPH

                                                                                                              Se parlant à lui-même.

Félix… Je n’aurais jamais cru que leur petite aventure militaire ait la moindre chance de réussite. Si seulement j’avais pu m’en débarrasser à l’époque…

ALEXANDRE

Ce n’est pas faute d’avoir essayé pourtant.

JOSEPH

Une poignée de pouilleux qui met à terre mon gouvernement. Un coup d’état militaire.

Hausse le ton.

Un coup d’état militaire ! Me faire trahir par mes hommes !

Reprends normalement.

Tu sais, un gars comme toi qui me trahis, sans te faire offense, cela ne m’aurait pas surpris mais mon armée, mes hommes… Jamais je n’aurais cru.

ALEXANDRE

Ne t’inquiète pas, il en faut plus pour m’offenser et tu sais, si je peux sauver ma peau par une quelconque traitrise, je n’hésiterai pas.

JOSEPH

Il est trop tard pour sauver ta peau.

On entend le verrou de la porte, entre Karim, il sourit. 

 

2 

Karim, visiblement ravi, entre dans la pièce, il tourne autour de la table sans rien dire, les trois autres le regardent, visiblement inquiets, à l’exception de Hugo qui reste silencieux, l’air absent.

KARIM

Quelle belle photo de famille, trois pourritures qui attendent la corde, c’est magnifique.

JOSEPH

Et bien prends une chaise, nous serons quatre.

KARIM

Pourquoi ? A côté de toi ? Autour de cette table ? Non. J’ai gagné et vous avez perdu, je suis debout, vous êtes assis. Vous pensiez pouvoir continuer vos petites affaires longtemps ? Sans qu’on l’ouvre ? Sans qu’on se batte ? Alors moi je reste debout, comme je l’ai toujours été.

JOSEPH

Il se lève.

Tais-toi !

KARIM

Parle tout en se rapprochant de Joseph pour finir nez à nez.

Me taire ? Pourquoi ? C’est toi qui va me faire taire ? Je n’ai pas fait de grandes études comme vous mais je sais une chose, on va vous trancher la gorge. Pensez à tous mes camarades que vous avez pendus, ça soulagera vos consciences. Jusqu'à ce que mort s’en suive! Tu aimais dire ça Joseph non ? Jusqu'à ce que mort s’en suive

JOSEPH

Tais-toi.

Il s’éloigne-lui tourne le dos puis s’avance vers lui en marchant lentement.

Ce n’est pas fini, pas encore. Ne te réjouis pas tout de suite. Attends juste un peu.

KARIM

Attendre quoi

JOSEPH

 Se rapproche pour finir nez à nez avec Karim.

Attendre de me voir mort… Tu sais Karim, cela fait vingt ans que je dirige ce pays, j’en ai connu des grèves, des émeutes et des révoltes et même des révolutions et tu sais, au final, tout se complique. Alors oui peut être que j’aurai la tête tranchée sous les applaudissements de ceux qui m’applaudissaient encore hier mais il se peut que je ne sois pas la seule victime de votre mascarade, il se peut que tu me tiennes compagnie.

ALEXANDRE

   Silencieux assis leur tournant le dos depuis le début de la scène occupé à se curer les ongles.

Vous me fatiguez !

KARIM

On te fatigue ? Excuse-nous alors ! On te fatigue peut-être aujourd’hui mais hier tu ne te fatiguais pas pour publier les nouvelles du front… Mais je te comprends. Il était plus facile de serrer les fesses et d’attendre que le peuple apprenne la victoire ce matin en voyant l’armée de la libération prendre la ville, alors je te fatigue mais ça devrait aller, tu as des réserves.

ALEXANDRE

                                                                  Reprends comme si Karim ne l’avait  pas interrompu.

Vous me fatiguez et vous me fatiguez tout simplement parce que personne ne sait dans cette pièce et surement pas toi Karim… Personne ne sait ce que Félix a dans la tête.

KARIM

Pourquoi parles-tu de Félix bon à rien ? C’est l’armée de la libération et son gouvernement provisoire qui décidera quoi faire de vos sales gueules et pas Félix. Félix est un libérateur, il est un parmi tous et si tu voulais parler de lui tu en avais largement le temps pendant toutes ces années passées à la tête de ton journal. « La voix du peuple », quelle blague ! Le peuple te juge aujourd’hui et il te condamnera demain.

ALEXANDRE

Voilà pourquoi mon ami…

KARIM

Tu n’es pas mon ami.

ALEXANDRE

Amusé.

Si tu veux. Alors voilà pourquoi Karim tu me fais rire. Sous tes airs de dur se cache…  

Il prend une petite voix ridicule.

…une jeune fille romantique qui pense que Félix va l’aimer. « Oh oui ! Il va m’aimer » ! Mais que je sache, tu ne fais pas partie de leur petite armée. Tu penses que tes appels à la grève, tes appels au blocus à la tête de ton syndicat des travailleurs même pas foutu de bloquer une usine font de toi un révolutionnaire? Je ne sais pas si Félix saura te remercier à ta juste valeur.

KARIM

Et toi penses-tu qu’il va te remercier?

ALEXANDRE

Soudain sérieux.

Non. J’ai choisi mon camp, je l’assume. Je n’ai pas choisi de soutenir Joseph pour ses idées, je l’ai choisi par confort et par lâcheté et j’en ai profité. Quotidiennement j’ai publié ce que Joseph et ses hommes m’ont dit de publier et je ne le regrette pas. Ne t’en déplaise Karim…

Reprends rigolard .

Mais je risque moins qu’Hugo… Hugo on ne t’entend pas! Ne sois pas timide, redresse toi pour accueillir le libérateur de Karim et le type qui va prendre ton usine et ta maison et qui accessoirement va te jeter en prison. Enfin ça c’est la version joyeuse parce que tu risques de finir en fille de joie pour son armée avant d’avoir la gorge tranchée… Mais je ne pense pas que tu aies atteint le degré de cynisme de Joseph pour évoquer ta mort prochaine. Voilà ce que vingt ans de pouvoir totalitaire exercés par la peur ont fait de toi Joseph. Un cynisme en tout point remarquable.

KARIM 

Souriant s’adressant à Joseph.

Remarquable oui, à n’en pas douter. Remarquable… 

S’adresse à Hugo.

Tu sais Hugo, ton usine de toutes façons ça fait six mois qu’on la bloque, finalement, tu dois être heureux de penser à ses fourneaux qui vont bientôt être rallumés par et pour le peuple. Sois fier, la première usine populaire du pays, ce sera ton usine !

JOSEPH

Usine populaire… Qui t’a mis ça dans la tête ? Et qu’est-ce qu’il en reste de cette usine ? Entre vos grèves et les sabotages de Félix et ses petits copains je ne sais pas si elle pourra redémarrer un jour. Usine populaire… Tu y crois vraiment ou tu essaies de te convaincre ?

KARIM

Félix n’est pas comme vous, Félix ne ment pas.

ALEXANDRE

                                                                                                                                            Amusé.

Félix ?

KARIM

L’armée de libération ne ment pas… Vous verrez ce qu’on appelle la révolution et vous verrez ce que le peuple peut faire quand il s’en donne les moyens. Vous verrez que nous ne mentons pas… Mais je m’égare … Vous ne verrez pas.

Un long silence s’installe, Karim fier de les avoir fait taire continue de tourner tout sourire et se plante derrière Alexandre… Le bruit de la foule augmente, la porte s’ouvre, Anna entre, mitrailleuse au dos elle s’approche de la table, la suivant, Félix, un bras manquant, arme au poing. Alexandre se lève. 

 

3 

Même pièce, Anna d’un coup de pied fait lever Joseph qui recule au fond de la pièce, à côté de Karim, Félix s’installe à sa place. Un long silence s’ensuit.

 

KARIM

 Rompant le silence, s’avance d’un demi-pas come pour réciter en classe.

Bonjour Félix ! C’est un honneur que de me tenir devant toi en ce jour de victoire !

FELIX

Répond après avoir laissé un grand silence, visiblement il souffre de tout son corps.

Merci Karim, c’est un honneur pour moi aussi camarade.

Sans le regarder.

Assied-toi Joseph, tu ne vas pas rester debout, nous sommes ici entre gens civilisés.

JOSEPH

 S’avance prudemment et s’assoit.

Entre gens civilisés ? Depuis quand avez-vous appris les bonnes manières dans votre camp de pouilleux ?

 

Anna s’avance et d’un coup très violent porté sur le côté avec la crosse de son fusil elle le projette à terre.

 

FELIX

On commence mal, ce n’est pas en agissant comme ça que tu vas sauver ta peau. Tu penses que nous insulter va nous donner envie de te laisser en vie mon ami ?

ALEXANDRE

Félix, pour être honnêtes, nous pensons que tu sais déjà quoi faire de nous.

FELIX

Parce que tu penses toi maintenant ?

Karim éclate de rire.

 Tu penses … Très bien … Je prends acte Alexandre, rédacteur en chef de « La voix du peuple » pense. Tu sais que je vais en surprendre plus d’un dans notre camp de pouilleux quand je vais leur annoncer cette nouvelle. On est de vrais admirateurs de ton travail, nous ne ratons jamais tes éditoriaux. Tu as une belle plume, mais vois-tu, sur la fin on était un peu fatigués d’être accusés de tous les viols et de tous les meurtres. En fait, tu me coupes si tu penses que je me trompe mais on avait l’impression, que ta plume était quelque peu favorable à Joseph. Dis-moi si je me trompe Alexandre, tu sais en tant que porte-parole des pouilleux je sais reconnaître mes erreurs.

ALEXANDRE

Tu n’as pas changé tu es toujours aussi…

FELIX

Hausse le ton.

Non c’est vrai je n’ai pas changé, certes j’ai perdu un bras mais c’est vrai je n’ai pas changé, je reste le même, la grande gueule qui prenait la parole pour tous les bons et mauvais combats,  je ne peux pas dire la même chose de toi Alexandre.

Jetant un œil à terre après un petit silence.

Joseph relève toi tu me fais pitié, un grand homme public comme toi, baignant dans le sang de ses gencives c’est navrant.

JOSEPH

Se relevant.

Ce qui est navrant c’est de me retrouver face à toi. Si seulement j’avais pu me débarrasser de vous, mais vous êtes malins, vous savez vous cacher, vous êtes des rats !

 

Anna lève la crosse de son fusil, Félix fait un geste de la main, Anna arrête son geste à regret. Joseph qui avait mis ses mains devant son visage pour se protéger les baisse lentement.

Et pourtant nous étions proches fut un temps. Nous étions amis. Tu te rappelles Félix ? Et Anna je te trouvais presque belle. Mais vous n’avez pas accepté que je réussisse. Vous n’avez pas accepté que je gagne sans votre aide. Vous pouvez me parler de révolution, de ce que vous voulez, je sais que si vous êtes là devant moi, prêt à me faire assassiner, c’est par jalousie. Vous voulez ma place ? Prenez-la !

Joseph crache sur Anna, Félix met sa main sur son bras pour l’empêcher de riposter. Anna s’essuie, tout le monde attends en silence. Joseph se tient debout devant elle.

ALEXANDRE

Se balançant sur sa chaise.

Et bien voilà ce qui va arranger nos affaires. Merci Joseph. Cracher au visage du bourreau pour sauver sa peau, c’est du jamais vu.

FELIX

Reprenant la parole un moment après Alexandre, calme, il laisse sa main sur le bras d’Anna.

Qui aurait cru que Joseph ferait un jour preuve de courage? Tu n’as plus aucune chance de voir le jour et tu viens de nous montrer à tous, qu’il reste au fond de toi une haine suffisante pour nous avertir, que quoi que tu puisses nous dire ce soir il ne nous faudra faire preuve d’aucune pitié. Tu n’en aurais pas eu envers nous. Tu es une bête blessée qui attend d’être achevée, c’est ce que nous allons faire. Et oui  fut un temps nous fûmes amis. Oui tu as gagné sans nous. Oui tu nous as trahis.

ANNA

Et tu peux me cracher dessus autant de fois qu’il te plaira, mais aujourd’hui nous avons gagné et tu vas payer. Alors assieds-toi j’ai quelque chose à vous lire.

Anna s’avance vers Joseph, déterminée, elle tient son arme dirigée vers lui. Joseph résiste mais quand le canon vient toucher sa poitrine il s’écroule sur sa chaise pris d’une soudaine panique.

FELIX

Voilà un courage qui fut bien éphémère.

Karim rit.

Hugo, mon cher Hugo. Ecoute bien ça te concerne.

S’adressant à Joseph.

Hugo est muet aujourd’hui ? C’est tant mieux. Continue à te taire, c’est très bien et écoute Anna. Ton tour viendra, il faudra t’expliquer.

ANNA

Range son arme sur son dos, fouille dans sa poche et en sort une feuille de papier

Le pouvoir au peuple :

Article 1 : …

                                                                 4 

Anna pose la feuille devant Félix qui semble souffrir de plus en plus de tout son corps. Karim applaudit.

 

ANNA

Ces dix articles s’appliquent dès aujourd’hui dans tout le pays. Un rapport nous signale que les troupes gouvernementales sont battues. La dernière poche de résistance au sud de la ville vient de déposer les armes. Le colonel Cachin vient d’être exécuté par nos hommes. Vous avez perdu.

ALEXANDRE

Se balance sur sa chaise.

Les premières lignes d’un monde meilleur écrites dans une exécution. Vous êtes une caricature.

ANNA

Et toi tu es presque mort.

FELIX

Alexandre détrompes-toi. Ce ne sont pas les premières lignes de notre révolution qui viennent d’être écrites, mais ce soir après ton dernier souffle, nous fêterons la fin de votre dictature.

ALEXANDRE

Question de point de vue c’est ça ?

FELIX

Oui, question de celui qui tient le fusil. Nous nous sommes cachés, nous avons souffert, nous avons vécu l’humiliation et la mort de nos camarades mais nous nous sommes organisés, nous nous sommes instruits, nous nous sommes armés et nous avons gagné. Nous avons gagné Hugo ! Tu entends ? Parle-nous, amuse-nous !

HUGO

Se  redresse, étonnamment rigolard.

Ce soir mon ami, tu me présenteras à tes camarades et je récupérerai mes usines.

FELIX

De quoi me parles-tu ?

HUGO

Toujours rigolard.

Ce soir je récupère mes usines, mes avantages de bourgeois et tes camarades iront crever pour moi, comme avant. Enfin pas complètement comme avant. Ce soir effectivement je gagnerai un peu moins peut être, si vous voulez, si cela peut satisfaire votre idéal révolutionnaire. Mais ce soir rien ne change. Enfin pour moi … Par contre pour vous … J’ai oublié de vous féliciter, je manque à tous mes devoirs… Félicitations, vous venez de prendre la place de Joseph. Fini la guerre, le froid, la faim. Vous avez désormais un palais présidentiel. Pour avoir souvent visité Joseph je peux vous assurer que vous serez très bien installés.

ANNA

Levant la crosse de son fusil pour frapper Hugo.

Nous n’attendrons même pas ce soir pour toi pourriture. On va te crever maintenant comme les sauvages que nous sommes pour toi.

FELIX

Anna attends.

Le silence se fait dans la pièce.

Explique-moi.

KARIM

Que veux tu qu’il t’explique. Il est fou. La peur le fait délirer.

FELIX

Hugo, continue. Explique-moi.

HUGO

Je sens que tu commences à comprendre non ?

FELIX

Comprendre quoi ?

HUGO

Tout ça, Joseph, Anna, Karim, toi, c’est une farce. Une grande farce. Vous pensez contrôler quelque chose, mais vous ne contrôlez rien. Celui qui contrôle c’est moi et tu le sais.

JOSEPH

Parlant en regardant la table, presque absent.

Il a raison. Tu es intelligent, tout le monde le reconnait, surtout tes ennemis. Tu viens de gagner une belle victoire militaire. Vous étiez une poignée et vous avez vaincu mon armée. Vous avez gagné avec vos idées contre mes fusils. Ce soir je serais égorgé. Je le sais. Ce soir avec ma mort commence un nouveau régime, avec toi et quelques-uns de tes camarades à sa tête. Et ce soir le peuple connaitra son nouveau despote.

ALEXANDRE

Arrête de se balancer.

Tu doutes Félix ? Je te sens surpris tout à coup.

FELIX

Continue Hugo tu m’amuses.

HUGO

Demandant à Joseph.

Il est intelligent ? Tu es sûr ? Et je l’amuse ?

S’adresse à Félix.

 Très bien. Dis-moi une chose Félix, connais-tu le nom de mon usine ?

FELIX

Ton usine s’appelait avant ce soir, MORRIS et BERGONZO.

HUGO

Et si demain cette usine ne s’appelle plus MORRIS et BERGONZO que va-t-il se passer ?

FELIX

Le peuple travaillera pour lui et non plus pour toi.

HUGO

Peut-être. Mais pour combien de temps ?

FELIX

J’imagine que dans ton délire paternaliste tu penses que sans toi nous serons incapables de subvenir à nos besoins c’est ça ? Tu penses maintenir grâce à ton génie le subtil équilibre qui permet au petit peuple de survivre ? Tu penses que nous serons incapables de gérer les affaires publiques et nous en sortir par nous-mêmes? C’est ça que tu penses ?

HUGO

Je le sais. Je sais que demain à l’annonce de ma mort, les multinationales qui permettent à ton peuple de survivre en lui offrant un salaire et de quoi dépenser son salaire bloqueront l’approvisionnement. Non pas qu’ils soient en opposition à tes valeurs, des valeurs ils n’en ont pas. Ce qu’ils savent néanmoins c’est qu’avec toi et ta bande de saboteurs au pouvoir ils gagneront moins et ça ils n’aiment pas.

FELIX

Et bien je vais te dire une chose Hugo, qu’ils s’en aillent. Et si ils ne le font pas d’eux même nous nous en chargeront. Pendant que l’on parle, mes camarades sont en train d’enfermer tous ceux qui comme toi nous ont asservis. Demain un monde nouveau.

HUGO

Et après-demain ?

FELIX

Ne t’inquiète pas pour après-demain, tu ne le verras pas.

HUGO

Hausse le ton.

Après-demain, si comme tu sembles le montrer tu es borné et tu m’assassines, MORRIS et BERGONZO enverront un nouveau gérant pour reprendre les affaires en main. Ce nouveau gérant sera accueilli par tes hommes à la descente de son avion, on lui remettra les clés de mon usine et le code de mon appartement. Cet homme tu le recevras tous les mois, vous dinerez, fumerez un bon cigare en vous frottant le ventre  et il repartira avec une tape sur l’épaule et la réaffirmation de ton soutien. Ne perds pas de temps je peux remettre l’usine en marche dès demain, inutile de déranger la maison mère.

KARIM

Hors de lui.

Tu ne doutes de rien salopard, tu ne prends pas un facteur en compte. Nous venons de faire la révolution, ton raisonnement s’appliquait à l’ancien monde, ce soir débute le nouveau monde, et tu n’y a pas ta place.

HUGO

Répond avec la même virulence.

L’ancien monde, le nouveau monde… Tu ne connais pas le peuple dont tu parles. Le peuple ne rêve pas, comme vous le pensez, de drapeaux rouges ou noirs, de barricades, d’émancipation. Le peuple veut manger, baiser et consommer. Demain et dans les prochaines semaines ils feront la fête, oui, bêtement, sans trop savoir pourquoi, en troupeau. On boira de la bière, on s’embrassera. On chantera « Félix président ! » et on se racontera l’exécution de Joseph, hilares. Et puis dans un mois, dans deux mois, dans trois mois le peuple aura faim. Les frigos seront vides et on se demandera pourquoi on n’a pas la voiture et la femme de Joseph maintenant que Joseph est gorge tranché, pendu place de la victoire. Alors ce sera le temps des doutes, et passé le temps des doutes ce sera le temps de la nostalgie et puis viendra celui des regrets et alors Félix… Alors on te pendra, comme Joseph mais lui au moins avait compris tout ça et il a su profiter pendant vingt longues années des plus belles voitures et des plus jolies femmes.

FELIX

Très calme, se lève et marche autour de la table.

Tu penses donc que tout ce que nous avons fait, nous l’avons fait pour nous ? Tu penses que tout ce temps passé caché, à perdre nos amis dénoncés, à saboter, à s’armer, tous ces amis qui sont morts sous les balles de vos hommes, tout ça, c’était pour nous ? Désolé de te décevoir mais tout ça c’était pour nos sœurs et nos frères, pour ce peuple que tu méprises.

HUGO

Se lève à son tour, Anna pointe son fusil vers lui.

Et bien oui, que tu le veuilles ou non, tout ça c’était pour vous, pour votre conscience. Vous êtes des hommes et des femmes et au risque de vous décevoir, comme tous les hommes et toutes les femmes vous êtes égoïstes. Tu n’échappes pas à la règle Félix.

ALEXANDRE

Je suis étonné, et tu peux me croire Hugo, de partager la surprise de Félix en t’écoutant. Tu sais Hugo, ce sont des illuminés et crois-le ou pas mais cette révolution ils pensent vraiment qu’ils l’on faite pour le peuple.

HUGO

Ils pensent oui. Mais on ne risque pas sa vie pour les autres. On risque sa vie pour se sentir exister. Tu te sens exister Anna ? Et toi Félix ? Tu es vivant aujourd’hui ?

FELIX

Je suis vivant oui et demain nous nous mettrons au travail pour reconstruire un pays qui nous a été volé. Que tu nous croies ou non n’a pas d’importance. Demain nous nous mettrons au travail.

HUGO

Toi, Anna, ton petit groupe de saboteurs certainement, oui, vous vous mettrez au travail mais sois sûr Félix que l’idée du progrès et de la révolution internationale n’a jamais mis personne au travail. Pour redresser ce pays que tu sembles aimer il faut travailler et avec vos grèves et votre révolution je suis de ton avis, il faudra travailler deux fois plus pour espérer survivre. Mais sans salaire convenable ? Sans distraction ? Sans télévision ? Pourquoi travailler ? C’est cette problématique qui se pose aujourd’hui à ton mouvement de libération. Comment améliorer radicalement le quotidien du peuple sans se faire broyer inéluctablement par le monde qui nous entoure. Et penses-tu que du pain et de belles idées progressistes suffiront pour que ces hommes et ces femmes défendent ton gouvernement ?

FELIX

S’appuie sur la table.

Se défendre ? Contre qui dis-moi ? Tu commences à m’intéresser.

HUGO

Se battre contre les forces de paix. Tu ne penses pas sérieusement Félix que mes amis vont accepter ton petit putsch sans broncher ? Au moment où l’on parle, les blindés des forces internationales sont en route. Cette nuit le conseil de sécurité va se réunir. Un consensus sera très vite trouvé. Demain les premières demandes d’envois d’observateurs seront sur ton bureau, au palais. Tu refuseras. On menacera. Alors des manifestations pour vous soutenir auront lieu un peu partout dans le monde. Les jeunes de tous les pays descendront dans la rue à l’appel de tes camarades. On les laissera faire et puis rapidement ce sera l’été. Les jeunes iront en vacances au bord de la mer. Les gouvernements également. Alors les premiers missiles détruiront le palais. Comme tu n’as pas d’armée les blindés seront dans la capitale en quelques heures. Tu seras destitué, envoyé devant les tribunaux populaires que tu veux créer, ils te déclareront coupables d’avoir assassiné Joseph, le colonel Cachin et ses hommes. Tu seras pendu et tout recommencera comme avant.

FELIX

Que proposes-tu alors?

JOSEPH

Parlant très bas, comme pour lui-même.

Il t’offre une porte de sortie.

HUGO

Mieux. Je t’offre la victoire. Si tu me suis tu gagnes, si tu t’obstines tes hommes seront morts pour rien.

On frappe à la porte. Anna sort.

 

 

5 

Anna tend un papier à Félix. Félix le lit très attentivement. Hugo sourit. Joseph est debout aux cotés de Karim. Alexandre reculé se balance sur sa chaise.

 

FELIX

Vos amis sont bien plus réactifs que vous ne le pensiez. Les blindés viennent de passer la frontière. La communauté internationale attend de tes nouvelles Joseph. Ils veulent connaître très précisément la situation et ce que tu comptes faire face aux « troubles ».

JOSEPH

C’est à toi de me le dire Félix. Qu’est-ce que j’attends ?

KARIM

Tu n’attends plus que la corde fils de pute.

Anna rit, Alexandre aussi.

 

FELIX

Toi qui semble tout savoir Hugo, qu’est-ce que Joseph peut attendre ?

HUGO

Joseph je ne sais pas. Mais toi je sais. Je sais que tu as souffert pendant toutes ces années et que ta victoire est trop belle pour la gâcher bêtement. Je sais que tu te persuades que tout ce que tu as fait pendant toutes ces années c’était pour le peuple, uniquement pour le peuple. Je sais que tu es sincère. Je sais que tu vas faire le bon choix.

FELIX

Tu sais. Anna que sais-tu-toi ?

ANNA

Je sais que nous sommes l’armée de libération Félix. Nous mourrons pour toi… Jusqu’au dernier… Pour nos idées et pour toi. C’est surement la seule chose que je sais.

JOSPEH

Un seul appel de ma part, une seule visite d’observateurs internationaux et votre révolution est sauvée.

Anna frappe de plein fouet Joseph au visage avec la crosse de son fusil puis le met en joue.

 

 

ANNA

Tu comptes sauver notre révolution fils de pute ? Tu penses vraiment avoir une quelconque importance ? Un quelconque rôle à jouer dans l’histoire de notre combat ? Vraiment ?

KARIM

Hurle.

Tire ! Tire Anna ! Un en moins !

JOSPEH

En pleurs.

Votre combat ? Oui Anna, tu as tout compris, votre combat. Le peuple que vous idéalisez n’est pas et ne sera jamais comme vous ! Votre combat vous l’avez mené pendant toutes ces années, maintenant je veux sauver ma peau et vous laisser ma place, bien chaude. Je suis un salaud c’est ça ? Et bien prenez ma place ! Et faites de bien meilleures choses que moi si vous en êtes capables. Mais je t’en prie Anna, laissez-moi partir ! Je vous laisse mon palais, je vous laisse à votre révolution, je veux juste partir.

ANNA

Tenant sa crosse toujours au-dessus de la tête de Joseph.

Il faut que tu paies Joseph, tu penses que ça nous plait de faire couler le sang ? Tu penses que nous faisons ça par vengeance, pour nos amis que tu as pendus, nos amis que tu as assassinés Joseph ?

 

 

 

Hurle tout d’un coup.

Écoute-moi Joseph ! Écoute-moi ! Ce soir nous tuons le père ! Tu m’entends ? Ce soir le monde verra que nous ne sommes pas un putsch de plus, ce soir nous ne pourrons plus revenir en arrière. Demain un monde nouveau.

FELIX

Comme si rien ne se passait autour de lui, s’adressant à Hugo.

L’union nationale. C’est ce que vous voulez n’est-ce pas ?

ANNA

Pétrifiée, regarde Félix par-dessus son épaule, toujours penchée sur Joseph.

Que dis-tu Félix ?

FELIX

Hugo, l’union nationale c’est ça ?

HUGO

C’est une proposition intéressante.

ANNA

Hurlant.

Félix qu’est ce que tu fais ? Réponds-moi !

FELIX

Calme.

Je gagne la guerre.

ANNA

Hurlant toujours.

Mais de quoi parles-tu ? Nous ne sommes pas comme eux ! Nous sommes la vérité ! Pourquoi nous faire ça ? Pourquoi nous faire ça maintenant ?

Elle braque son fusil sur Félix.

 

ALEXANDRE

Excité, tape des mains.

Enfin cela devient intéressant !

Karim se jette sur Alexandre prêt à le frapper.

 

 

 

FELIX

Toujours calme.

Il se dit que je suis intelligent.

Pause de quelques secondes puis rire de Félix.

Je savais que cela finirait comme ça. Je savais que pour toi Anna, je finirai comme un traitre. Mais à quoi bon tous ces sacrifices ?

Hausse le ton.

Dis-moi ? Pourquoi tous ces morts ? Pourquoi tous ces morts si nous ne changeons pas radicalement ce pays et le quotidien de nos camarades ?

Il hurle.

Pourquoi tous ces morts si nous perdons la guerre ?

Pause puis reprends avec calme.

Nous pouvons et nous allons gagner Anna. Cela vaut bien un compromis.

Anna baisse son arme.

 

ANNA

Tu penses qu’une guerre se gagne avec des compromis ?

Long silence, Félix et Anna se regarde.

HUGO

Reprends, visiblement gêné.

 Ne dramatisez pas, fêtez comme il se doit pendant quelques jours le succès de votre petite entreprise. Vous annoncez la tenue d’états généraux et d’une constituante. Vous publiez la composition du gouvernement en offrant un ou deux postes clefs aux hommes de Joseph. Joseph peut tranquillement s’exiler.

KARIM

Ne les laisse plus parler Félix !

FELIX

Et pour mes camarades ?

HUGO

Il me semble que vous avez bloqué mon usine pour cinq jours de congés supplémentaires c’est ça Karim ?

KARIM

Comment peux-tu parler de ça maintenant ? Anna tire !

HUGO

Au vue du déroulement des négociations cinq jours de congés supplémentaires et une augmentation de 8 à 9% du revenu minimum serait une base de négociation acceptable pour le patronat que j’ai l’honneur de représenter.

ANNA

Ordure !

Anna mets en joue Hugo. Un coup de feu retentit. Anna s’effondre, Félix vient de tirer, dans un geste, en se levant s’appuyant sur la table pour ne pas tomber. Karim met les mains sur sa tête. Alexandre applaudit en riant.

 

ALEXANDRE

Applaudit.

De mieux en mieux ! Si j’avais su je me serais rendu plus tôt! Continuez!

 

KARIM

Se jette sur Anna.

Traitre ! Tu n’es qu’un traitre !

FELIX

Abasourdi, pointe son arme vers Karim.

Ne me donne pas de leçons, pas toi, tu ne sais rien, tu n’es rien.

KARIM

Je ne suis pas un assassin.

FELIX

C’est vrai tu n’es pas un assassin, tu n’as jamais eu le courage nécessaire pour devenir un assassin, un assassin comme Anna, un assassin comme moi, comme tous mes hommes qui viennent de prendre ce pays.

KARIM

J’ai participé à la victoire, ne l’oublie pas.

FELIX

Participer comment ? Bien planqué à monter des barricades sans jamais avoir eu le courage de les tenir ? Pour me donner des leçons il aurait fallu que tu nous rejoignes, dans la peur, dans la clandestinité. Tant que ce pays perdait son temps dans la grève il ne pensait pas à la révolution !

KARIM

Tu avais besoin de nous pour battre Joseph.

FELIX

Pour battre Joseph il fallait des bombes, et mes hommes sont morts pour poser ces bombes. Mais pour gagner la guerre les bombes ne suffiront plus. A moi de prendre les bonnes décisions, que cela te plaise ou non.

Baisse son arme.

Joseph tu vas appeler dès ce soir le conseil de sécurité. Tu leur annonceras que des négociations ont lieu, qu’un gouvernement sera démocratiquement désigné dans les jours qui viennent. Ce gouvernement sera composé par mes hommes. Nomme qui tu veux à l’industrie.

JOSEPH

Se relève, abasourdi, se tenant la mâchoire.

Je les appelle dès ce soir.

FELIX

Alexandre, penses-tu être capable de publier avant demain matin un communiqué de l’armée de libération ?

ALEXANDRE

Hilare.

Tu me prends pour qui ? Publier un communiqué officiel ? Je peux faire ça en une heure! Tu oublies que c’est mon métier !

KARIM

Toujours aux côtés d’Anna.

Qu’est-ce qu’il nous reste ? Qu’est-ce qu’il nous reste à espérer maintenant ?

HUGO

Pourquoi espérer ? Tu viens de gagner la guerre.

FELIX

S’approche de la porte, met la main sur la poignée.

Tu penses qu’une guerre se gagne avec des compromis ?

FIN

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