Femme de ...

Gabriel Kayr

Non bis in idem

J'étais déjà venu à St-Malo, respirer l'odeur corsée de la mer depuis les remparts, admirer les reflets de quartz des maisons de négociants, aux arêtes aussi vives que leurs assauts passés, quand ils baroudaient sous leurs lettres de marque. J'avais cherché l'ombre dans ses ruelles, mangé une crêpe et, bien sûr, j'étais allé voir la tombe de Chateaubriand.

C'est une dalle toute simple entourée d'herbes hautes, exposées aux vents, mais sa situation en fait un lieu unique. Selon le vœu de l'écrivain, la concession est postée sur une île face au large, à l'entrée du goulet du port, et elle est accessible à pied sec au jusant.

Évidemment, accompagné que j'étais de celle qui allait devenir Madame la Présidente du Conseil des Notaires – un peu plus tard, quand elle m'aurait quitté pour l'alliance d'un patrimoine et l'obséquiosité d'un homme de biens – il n'était pas question d'attendre. Nous étions donc partis, le nez faussement au vent, comptant sur la mer et les embruns pour mettre un peu de sel dans notre amour postiche et nos cœurs imperturbables.

Une douce montée mène au sommet de l'îlot, et dès l'abord on est saisi par la grandeur simple des lieux ; peu de monde, presque rien de marbre. Une simple rambarde de fer dessine un contour de rouille et oriente le regard vers le large. On est chez le poète, et aussi chez les oiseaux. Les reflets de l'eau, du ciel et des bateaux vous prennent dans leur cadence parfaite, et s'accordent à votre humeur comme autant d'harmoniques. C'est soudain, évident et fortifiant.

Mais à bien rêvasser, nous avions joué les collégiens, et trop heureux sans doute de trouver un peu de romantisme à soupirer vers le large, à nous embrasser sous le vent, à nous rouler dans ce gazon toujours un peu sauvage, à faire semblant d'y croire, en somme, nous avions raté la marée, et nous nous étions retrouvés pris. Passe pour le ridicule, mais il fallait rentrer à l'hôtel, et après cela à Paris. Madame la future Femme de... démontra là son sens pratique, et n'hésita pas une seconde entre se mouiller les pieds et sonner les secours à la borne d'appel. Une heure après nous revenions, risée des malouins alignés sur les remparts, en zodiac et sous l'œil protecteur de trois pompiers vigoureux dont ma partenaire savourait la vaine dilatation des regards.

Donc, St-Malo, je connaissais. Et voilà que je m'y retrouvais en compagnie d'Angèle, rencontre de hasard, qui ne veut pas devenir Femme de… ni prouver à quiconque ses talents de maîtresse de maison, qui gravissait devant moi le sentier en me tenant fermement la main, qui ondulait déjà comme une herbe et préparait la caresse qu'elle allait rendre aux rafales, affairée et sérieuse.

- C'est qu'on ne va pas aller le déranger comme ça, Chateaubriand. Tu as quelques vers en tête ? Moi les Mémoires d'Outre-tombe, ça m'est tombé des mains. Il faut pourtant bien lui dire quelque chose, ou y penser…

- On peut lui dire du Hugo, proposé-je. Il l'admirait et voulait l'égaler quand il était marmot, tu savais ça ?

- Oui, comme tout le monde, je l'ai su. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

- Alors on lui demande si la mort lui a révélé les secrets de la vie.

- Il a dit ça ?

- Je crois. Il disait aussi que plus le visage est sérieux, plus le sourire est beau. Et tu es très sérieuse.

- Mais c'est sérieux ! Allez viens.

 

Et après quelques sautillements dans les baïnes, nous avions accordé notre allure à la majesté du lieu et la solennité de la visite. J'éprouvais une sensation étrange de vraie première fois, à me recueillir ainsi tout en marchant, non pas pour me contraindre à je ne sais quelle gravité de façade, mais pour retrouver quelques mots, trois vers, presque rien, que je pourrais murmurer comme Midas aux roseaux qui piquaient le tertre et qui sait ? Peut-être reviendraient-ils finalement, par on ne sait quel biais, à leur auteur… J'avais conscience de l'enjeu, qui était de ne pas décevoir Angèle, pour qui la ballade devenait affaire de cœur, donc sérieuse. Et en fait de sérieux, je pensais aussi à ma mésaventure précédente et n'aurais pour rien au monde manqué la marée. Mais je redoutais que cette obsession de l'horaire ne soit mal comprise, ou passe pour de l'impatience, ou n'importe quoi d'autre qui pourrait venir gâter le moment que ma jolie polissonne prévoyait de consacrer par nos rêveries.

 

Tout ça devenant par trop compliqué, j'allais hâter le pas quand elle s'arrêta net, et m'indiquant de la main un troupeau d'Italiens en vadrouille, me fit signe de me taire.

Ils étaient une dizaine, à tenter de s'organiser pour prendre la meilleure photo de groupe. Un groupe d'Italiens qui s'organise, c'est un brainstorming de voyelles. On croit voir des enfants qui luttent pour être interrogés par le maître, parce que la question est facile et que tous ont la réponse. Dès qu'une disposition était trouvée, l'un d'eux avait une nouvelle idée géniale et cassait l'arrangement à grands moulinets de bras, pointait un autre endroit, imposait une nouvelle mise en scène, et chacun donnait son avis, mais tous en même temps. Le résultat ? Une cacophonie assommante de "A" de "O" de "Cé" et de tirades débitées à une vitesse supersonique au milieu de laquelle une note enflait et restait en point d'orgue, avant que tout ça ne reparte en rafale. Le groupe s'étirait, enflait et se recomposait comme un banc de sardines en pleine période de frai. De là où nous étions, on ne pouvait comprendre s'ils éprouvaient quoi que ce soit d'autre que de l'excitation, et s'ils cherchaient à faire une belle photo ou à couvrir le bruit du vent.

Nous étions contrariés. Moi par leur insupportable sans-gêne de touristes gueulards, et Angèle par leur simple présence.

« Attendons qu'ils partent » proposa-t-elle. « Je ne veux pas nous partager ».

 

Cette phrase, ces six mots de rien, déclenchèrent en moi une chaleur tendre, un élan de reconnaissance pour celle qui savait aussi précisément résumer l'état de mon cœur. A trop chercher à comprendre ce que j'éprouvais, j'aurais bayé six mois ; il lui suffisait de six mots. Aurais-je pu tomber plus amoureux que je ne le devins ce jour-là ? je ne sais pas. Mais elle le comprit d'instinct, et me renvoya ce sourire sérieux et si frais qui n'était ni de la sensualité ni de la séduction, juste le meilleur de l'instant que nous vivions à deux, et auquel elle n'invitait personne d'autre que nous.

Le temps avait ralenti, les Italiens accéléré. Du coup nous étions seuls quand je sortis de ma transe. Angèle me regardait la rêver et savourait ce pouvoir qu'elle découvrait, un peu surprise de mon vertige, un peu inquiète de ma muette ivresse, comme en danger de déclencher des forces qu'elle pourrait tenter d'orienter, au risque de s'épuiser à y parvenir, comme si les femmes n'avaient pas, de naissance, inscrite dans leurs gènes, la cartographie exacte du cœur des hommes.

Je l'enlaçai pour provoquer un mouvement et retrouver quelque légèreté. Je ne voulais pas, une fois de plus, me perdre en une autre. Les lieux me rappelaient trop ma Présidente qui, indélicate et lucide, avait emporté avec elle un peu de mes illusions sur l'amour. Contradiction qui me sauta au nez : je n'étais pas encore assez déblayé, j'étais une vieille nappe de cuisine sur laquelle traînaient des vestiges de repas ; pas assez briquée pour s'attabler, mâchurée des ultimes complicités.

Enlacer une femme et marcher avec elle est souvent le meilleur moyen de ne pas la regarder en face. 

Quelques foulées nous menèrent à la pierre, devant laquelle nous restâmes silencieux, à ne dialoguer que cœur à cœur, oublieux des mots, mi humilité envers le génie reposant, mi plénitude de nous sentir si proches. Je la serrai davantage, sans parvenir à repousser les images de ma Présidente, sublime Cicérone qui devait à cette heure fasciner un parterre de possédants par son efficacité domestique et son art irréprochable du détail ; elle venait, au pire moment, charbonner ma rêverie, et j'en refusai vainement la douleur et la nostalgie.

J'avais devant moi la tombe, à côté de moi la vie, j'étais entouré et saoulé de lumière et de vent, tout concourrait à faire de ce moment un souvenir enchanteur, et ma mémoire me ramenait un an en arrière, dans le jardin de son futur mari, où j'avais compris que jamais, quoi que je fisse, quoi que je pusse tenter, je ne parviendrais à lui faire irradier la joie qu'elle éprouvait alors à demeurer, de toute éternité, la cible des regards et l'objet des convoitises. Parce qu'elle était belle, lumineuse, nu-pieds, et confiante en l'avenir qu'elle se préparait inconsciemment.

Ce jour-là, sous mes yeux mais je ne le compris que trop tard, elle avait mobilisé son arsenal de vraie-fausse simplicité, qui en faisait une séductrice fatale, non pour moi – qui m'y laissai pourtant reprendre – mais pour le Président, qui nous accueillait alors en amis et se montrait prodigue et attentif, généreux sans affectation, aussi champêtre que le plus parfait des gentlemen-farmers, négligeant propriétaire d'une masure de rien, à peine une bicoque, XVIII° et pierre de taille, idéalement située, et dont les pièces à l'abandon réclamaient de tous leurs volets branlants l'active et féminine présence d'une souveraine inspiratrice.

 

L'évidence de leur accord, l'inéluctabilité de leur destin commun m'aveuglèrent cet après-midi là, parce que la robe qu'elle portait était celle de notre première rencontre, parce qu'elle riait au moindre battement d'aile de papillon, sans que je pusse rien tenter, sans que j'eusse d'autre choix que de rester cloué, spectateur interdit à la porte des loges, importun accident de parcours amoureux.

La suite avait été aussi banale que prévisible. Soucieuse de conserver l'irréprochabilité qui lui servait de guide en toutes circonstances, la future Présidente m'avait éjecté fermement à la première occasion, puis, après un deuil de pure convenance, était tombée toute chaude, et comme surprise encore, dans le lit et la gentilhommière. J'avais parié sur un mariage en juin prochain. Il me tardait de ne pas y aller.

Par ce lien elle devenait l'une des cinq ou six plus enviables Femmes de… qui gazouillaient décoration, faisaient vivre les fleuristes, et usaient avec bonheur de leurs talents d'organisatrices pour offrir aux notables les réceptions sans surprise où l'on est entre soi, assuré de n'être point heurté par la plus petite dissonance, à l'abri de la faute de goût, repu et satisfait de la vie telle qu'on l'a toujours vécue, inerte et mort à tout ce qui n'est pas la reproduction des schémas hérités, et vouant aux enfers idéalistes et marginaux.

Tout se paie (version morale) donc tout s'achète (maxime politique) donc tout se vend (version vulgaire communément admise).

Il y aurait bien quelques retouches à faire avant que le tableau n'offrît aux moulures du salon l'enviable équilibre d'une Sainte Famille recomposée. Déjà divorcée, mère, ma Présidente ne pouvait épouser à l'église un homme qui ne transigerait pas sur les rigueurs que lui imposait la sincérité de sa foi chrétienne. Mais bon, on a tranché des nœuds plus serrés. Avec sa pratique de la courtisanerie et les audaces de fille des rues que je m'étais étonné de trouver chez elle - et dont une émotion de bas-ventre me ravivait la perte - avec l'infaillibilité d'une boussole intime affûtée depuis cinq ou six générations de Femmes de…, dont le nord se superposait magnétiquement aux valeurs de l'argent et de l'ordre, elle ferait ployer sans délais le tuteur le plus rigide, et il en éprouverait même de la reconnaissance.

« Alexandre créait des villes partout où il courait : j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie. »

C'est Angèle qui avait dit ça. Elle m'avait, chose rare et délicieuse, cloué le bec. Pas étonnant, puisque j'étais embarqué sur le terrain masochiste des blessures d'amour-propre. Je bêlai :

- Héééé oui… (soupir)

« Il y a des hommes qui ne sont point éloquents, parce que leur cœur parle trop haut et les empêche d'entendre ce qu'ils disent. »

Nouvelle démonstration d'esprit et d'à propos. Cette fois-ci, je rougis. Mon cœur avait dû parler bien haut pour qu'elle l'entendît aussi clair. J'avais l'impression de lui être transparent, et pourtant je n'en ressentais que du calme. Calme et transparence. Un lac. Une fontaine. Et je dis :

« L'âme de l'homme est transparente comme l'eau de fontaine, tant que les chagrins qui sont au fond n'ont point été remués. »

- Et tu viens de le faire. Il y a dix minutes que je suis seule. J'ai eu le temps de fouiller ma mémoire, comme toi, mais je croyais que nous cherchions la même chose. Tu peux te prendre pour qui tu veux, mais ne me prends pas pour une gourde. Tu es déjà venu ici.

Ce n'était pas une question, j'y répondis néanmoins :

- Oui, il y a longtemps.

- Avec qui ?

- Avec Madame la Présidente.

- Ha ! Celle-là ! Merci pour la comparaison…

- Non, non… Je pensais à la façon dont elle m'avait quitté. Je viens seulement de comprendre pourquoi j'en avais autant bavé, alors que je savais que tout était terminé.

Statufiée, elle attendait la suite.

- Je n'ai pas envie d'en parler. C'est remonté à cause des odeurs d'herbe, à cause du vent, des Italiens qui m'ont énervé, à cause de toi aussi, parce que tu ne me demandes jamais rien, que tu me laisses être moi, que tu me prends tout brut, et qu'avec toi c'est toujours la première fois. Je viens de comprendre que j'étais tombé amoureux d'elle à nouveau le jour précis où elle avait décidé d'en séduire un autre. Voilà.

- Bien. C'est conforme à ce que tu m'as déjà dit d'elle. Fais attention à ne pas me prendre pour ton infirmière, mon vieux.

Et elle tourna les talons pour dévaler la pente vers la ville, dont quelques fenêtres commençaient à briller. Je n'eus pas le temps de voir si elle pleurait, mais j'avais perçu toute la violence qu'elle retenait à peine, contre elle-même ou contre moi. Je me maudis et me jetai en avant.

C'est ainsi que nous avons failli nous noyer, car en courant sur la laisse qui sépare l'île de la ville, nous avons compris trop tard que le flux avait le pas sur nous. A mesure que nous avancions, nous pataugions jusqu'aux chevilles, puis aux mollets, et je m'arrêtai quand je sentis au visage les gouttes que soulevaient mes genoux. Angèle était devant moi, piégée. J'avançai jusqu'à elle et la ramenai sur l'île par la main. J'étais furieux, je vociférai :

- C'est nul ! Voilà, c'est nul ! On est coincés, on va se geler et faire marrer ces cons de Bretons.

- Pourquoi ?

- Regarde-les, ils sont déjà aux remparts, pour se foutre de nous quand on reviendra.

- Mais on ne peut plus revenir, de quoi tu parles ?

- De rien. Il faut appeler les pompiers maintenant. Deux fois, c'est trop, merde !

- Deux fois ?

Angèle n'y comprenait rien. Et dans son caractère entier, il y avait une constante qui nous rapprochait : jamais, jamais elle ne cessait de chercher à comprendre. Elle voulait bien pardonner, oublier, excuser, avouer, subir ou même obéir, mais rien ne pouvait la faire renoncer à comprendre. Elle m'arrêta sec, si on peut dire car elle était trempée :

- Vous vous êtes fait coincer aussi, avec ta Présidente ?

- Ben oui. Et on est rentrés sous les bravos, et ça va recommencer, tiens, vois les Italiens alignés comme au carnaval. Ils vont prendre des photos, et demain on est dans Google putain, deux fois mais c'est d'un nul !

- Moi je trouve ça drôle.

- Passer pour un con n'a rien de drôle.

- Mais si ! Et surtout le monde n'a pas les yeux braqués sur ta pauvre vie. Personne ici ne s'en souvient, de toi, et encore moins de ta mégère. Alors mets à feu doux, et remontons. Au moins on verra le soleil se coucher, ensuite on avisera.

Cette claque ! Elle avait raison. Je n'étais préoccupé que de moi-même, de ma pauvre humiliation, ridicule au carré, au cube, puissance mille, mais c'était moi qui faisais d'un vaudeville une tragédie. Au lieu de lui donner toute mon attention, c'est de moi que j'étais plein, de mes rêves, de mes souvenirs, inadapté au présent. Elle méritait beaucoup mieux. Je la suivis, plus que penaud.

En haut, les ombres s'allongeaient. La tombe formait un bloc noir sur fond d'océan, dans un sfumato mélancolique. Sur notre gauche, le chenal désert scintillait en recevant les derniers rayons du soleil qui plongeait à droite, indifférent à mes tracasseries sentimentales. Je découvris Angèle emmitouflée au creux d'un gros rocher, face au couchant. Je restai debout près d'elle, n'osant ni m'asseoir ni parler. Le soleil ne nous jeta pas son rayon vert ; il n'embrasa pas le ciel d'un feu d'enfer ; il céda simplement la place, comme chaque soir, à la nuit, parce que c'est dans l'ordre des choses et qu'il n'y a rien à attendre.

J'avais honte de moi et ne savais que faire. Je défis ma veste et la lui tendis.

 

- Je ne veux pas que tu prennes froid.

- Aucun risque. Je bous.

Je m'assis, pas trop près d'elle.

- Comment on fait pour rentrer ?

- On appuie sur un bouton à la borne au pied du sentier, et on attend.

- Et c'est ce que vous avez fait ?

- Pas moi. J'aurais bien passé la nuit ici, mais il n'en était pas question.

- Quelle idée ! Passer la nuit avec Chateaubriand !

- Ne te moque pas.

- Je suis sérieuse. Et elle n'a pas voulu ?

- Il fallait rentrer à l'hôtel, on avait réservé la table, elle avait froid, elle détestait l'improvisation, les accidents… Tout ça.

- Tout ça on s'en fout. Il fait doux, l'île est à nous, c'est l'occasion de se parler sans se voir, personne ne nous dérangera, on peut même…

Elle s'accola à moi. Je n'en revenais pas.

- Qui nous attend ? Et qu'est-ce qu'on risque ? Là j'ai plutôt envie de te quitter, mais je ne peux pas. Tu es donc en sursis : une nuit pour me convaincre. On va voir ce que tu sais faire.

- Tu ne sais pas ce dont je suis capable.

- Je sais déjà que tu es un goujat. Heureusement pour toi, tu n'es pas que ça.

- Angèle…

- Tais-toi. Je ne veux pas de tes excuses, Et je me fous de tes remords. Je suis là, je suis vivante, je suis vraie. Fais ce qu'il faut, ou tu me perds.

- J'ai un peu peur, tout soudain…

- Quel homme !

- Je n'ai pas peur de la mort, mais de la vie. De devoir être à ta hauteur, de te décevoir forcément, quand tu me connaîtras mieux, comme je viens de le faire.

- Mais je ne te le permettrai pas, tu n'as pas à t'en soucier.

- De te décevoir ?

- De me placer si haut. Je suis là, je viens de te le dire, à côté de toi. Regarde-moi et tu me verras. Pas en haut, pas au loin, mais là. C'est de ça que je parle depuis une heure.

- …

- Ce que je ne te permets pas, c'est de me confondre, de me prendre pour une autre, qui que ce soit, une de tes anciennes, réelles ou rêvées. Je ne veux pas de rêve, je veux de l'amour.

- …

- Et je me fous de ce crétin de Chateaubriand. Il a eu son heure, maintenant c'est la nôtre. Mais c'est maintenant ou jamais. C'est toi et c'est moi, ou ni toi ni moi.

Puis elle m'a donné une leçon de choses essentielles, que personne n'avait jamais pris la peine de m'enseigner : qu'elle ne craignait ni le froid, ni l'embarras d'une incursion, qu'un homme était un malotrus non pas d'accepter, mais de refuser ce qu'une femme lui offrait de plein vouloir, que le désir pouvait se renouveler à l'infini, que les étoiles aussi pouvaient être lascives, que le vrai romantisme c'était la mer et la lune, et j'avoue que parfois je fis semblant de ne pas comprendre à la première explication, pour qu'elle s'empresse de répéter.

A la nuit close, nous avons quand même eut la faveur du zodiac des pompiers, mais tellement enlacés, tellement pris l'un par l'autre, que St-Malo devint Venise, et le chenal un Grand Canal. En amour, les Italiens ont toujours le dernier mot.

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