Festin cru
valalex
Festin cru
« - Humm ! hum ! hum !
- Mm ! Oh ! Mm
- Mords-moi ! Mords-moi !
- Mmm ! Mmm ! Comme ça ?
- Plus fort ! Plus fort !
- Mmmmmm !!!!!!!!!!
- Oooohhhhhhh !!!!!!!! »
« - Tiens ! Allez, bouffez ça, bande de bâtards ! Ah, tu fais de la résistance toi ? Ton muret va pas te protéger longtemps, crois moi ! Hop, changement d’arme. Grenade. Attrape ça !! Aha ah ! Allez à l’attaque ! Bingo ! C’est gagné ! Aarrrggghhhh ! Trop facile ça maintenant ! Il me faut quelque chose d’autre ! Quelque chose de plus fort ! »
« Déjà vu, déjà vu, déjà vu… Que du réchauffé ici… Ceux qui se prétendent artistes aujourd’hui… Ah lala… Et pourtant j’ai entendu dire que son exposition avait du succès ! Incroyable ! Bon, finalement j’ai le temps d’aller au vernissage de… de quoi déjà ? Bon, je verrai bien. Ca ne peut pas être moins stimulant/excitant/original/ qu’ici de toute façon. »
« Ca y est, on va bientôt ouvrir les portes !!! Ouhh, je suis toute excitée ! Tout est prêt ? Buffet, boissons, serviettes ? Ca ils pourraient en avoir bien besoin ! Ma place au balcon. Tout est prêt ! C’est fantastique !! »
Après leurs ébats fiévreux, Yoann et Sarah s’étaient préparés en vitesse pour ce vernissage prévu depuis quelques semaines déjà. Mathieu aussi s’était préparé. D’abord une douche, puis il avait troqué son caleçon multi-usage pour une tenue un peu plus digne de l’espace public. Il allait retourner à la lumière du jour pour profiter d’une invitation que son colocataire lui avait laissée. Qu’est ce qui l’attendait là-bas ? Que perdait-il à s’y risquer ? Ses jeux vidéos ne le surprenaient plus.
William et Corinne s’étaient souvent rencontrés ces dernières années. Etant tous deux d’éminentes figures du monde de l’art contemporain, lui en tant que critique, elle en tant qu’électron libre, ils se croisaient régulièrement sans pour autant manifester l’un pour l’autre le moindre intérêt extra-professionnel. Et ce soir, c’était sa soirée à elle. Sa consécration. La nuit qui la ferait entrer dans l’histoire de l’art à tout jamais.
Les portes s’ouvrent. Les premiers arrivants entrent dans un léger bruissement de foule. Corinne ne les accueille pas. Elle tient absolument à ce que ses « ouailles » du moment soient totalement abandonnées à elles-mêmes. Corinne observe donc la scène du « balcon ». Elle regarde avec délectation les visiteurs investir la salle, imaginant déjà le plaisir qu’elle prendra à les voir évoluer sous sa coupe.
En contrebas, William écarquille les yeux. Où diable les œuvres peuvent-elles bien être ?! Les murs sont vierges, aussi vierges que la salle semble vide… Juste ce grand buffet là-bas, et cette femme qui les regarde frénétiquement du haut d’un très bel escalier. Il reconnaît Corinne d’ailleurs. « Je crois que l’on atteint ici le summum du conceptuel, non ? » lance-t-il à Jacques, un autre critique, qui reste muet. Ils se dirigent tous deux vers le buffet et commencent à déguster les amuse-bouche. William reprend : « Toute cette nudité, cela me fait penser à la naissance. Quoi que, la naissance se fait dans le sang, mais ici tout brille de propreté. Mais bon, tu me suis, elle nous a rendu le regard du nouveau-né, là. Un regard à la fois affamé et innocent. Tu es d’accord ? » A cet instant William se tait. Son regard s’est posé sur un jeune homme habillé avec un short de pêche et une chemisette crasseuse : il en a perdu ses mots. Il tourne le dos et se réconforte avec les crevettes.
Mathieu a senti ce regard dédaigneux et maugrée pour lui-même quelques mots doux à l’égard du précieux importun. Il ne supporte pas cette attitude, et il a conscience que ses nombreuses heures passées dans l’autre monde l’ont rendu nettement plus irascible que la plupart des gens. Ignore-le, reste à l’écart, marmonne-t-il. Ignore-le, ignore-le, se dit-il encore. Mathieu reste néanmoins agréablement intrigué par ce vernissage. Alors il se dit aussi, en prenant un cookie, que l’œuvre réside peut-être dans ce que l’on ne voit pas. Ou bien dans ce que l’on ne regarde pas, alors qu’il engloutit un deuxième cookie. Ou dans ce que l’on ne regarde pas en tant qu’œuvre – troisième cookie. Une bonne coupe de champagne pour le plaisir. Une deuxième. Les bulles enivrantes font rapidement leur effet…
Corinne trône toujours sur son balcon. Depuis leur entrée dans la salle, elle scrute tous ses invités. Ce soir, ils sont sa matière première, et elle les surveille avec une très grande attention pour découvrir leurs réactions. Lorsque certains visages s’arqueboutent en mimiques interrogatives, son excitation dépasse alors tout ce qu’elle a jamais vécu. Elle voit les tressaillements excentriques se multiplier ; le jeune homme en short défait les boutons de sa chemisette tant il a chaud, les contacts entre les invités deviennent plus chaotiques et plus brutaux… Elle a déjà des crampes dans les joues à force de sourire, ses mains picotent, et elle a chaud, très chaud, elle aussi…
Yoann et Sarah arrivent enfin. Leur pas pressé de retardataire s’arrête soudainement en constatant à leur tour qu’hormis un immense buffet et d’autres visiteurs plus ou moins médusés, la salle est vide. Amusés, ils décident de tirer partie de ce qui semble être la seule attraction de la soirée. Vin rouge ou cocktail ? Ce sera vin rouge. Ils picorent un peu de tout et tentent de converser avec d’autres personnes. Ce n’est pas très difficile d’ailleurs : Sarah porte une superbe robe noire, une robe qui la met si bien en valeur qu’elle se sent assez vite comme la reine du bal. Cette sensation ne lui plaît que modérément. Au fur et à mesure que le temps et denrées s’écoulent, elle a même l’impression que son statut de centre d’attention de la soirée est de moins en moins enviable. Comme si elle n’était plus en sécurité sous ces regards dardant de toutes parts. S’accrochant au bras de Yoann, celui-ci la rassure par une caresse, repoussant ses cheveux derrière son oreille, et dévoilant ainsi sur son épaule, à peine cachée par la bretelle de la robe, la marque de ses dents laissée plus tôt.