Feu
m-jean
Les trois enfants étaient assis par terre, adossés au canapé, le regard levé vers la fenêtre, immobiles depuis dix bonnes minutes. Le ciel était ensoleillé, au delà de l'immeuble voisin qui faisait un peu d'ombre au pavillon, zébré de déchirures filantes entremêlées, laissées par des avions de passage dédaignant l'aéroport voisin.
"Moi d'abord je sais lire les lignes du ciel !
- Ah oui, et qu'est ce qu'elles disent, les lignes du ciel ?
- Heu, je vois...oui c'est ça... elles disent que... tu as eu une super mauvaise note à l'école, et que ça commence à bien faire !" Pierre rugit de fureur en l'empoignant brutalement. "C'est pas vrai, t'es qu'une espionne", ce qui ressemblait malgré tout à un aveu. Quelques jours auparavant, sa mère l'avait tiré à l'écart de ses frères et sœurs et l'avait secoué: "Toi qui était si doué jusqu'à présent, tu vas pas jouer au cancre. Je te préviens, mon lascar, je ne veux pas d'un fainéant sur les bras, il va falloir bosser bonhomme." Et puis, on n'avait plus reparlé de cet avertissement, des gommes jetées à travers la classe, des signes secrets dessinés sur les murs, des gros mots qu'il avait osé dire à son instituteur, le beau Daniel qui faisait tant rêver sa sœur Marise. Il attendait, faisant le dos rond, se préparant pour la suite, les menaces des devoirs de vacance, d'internat. C'est le calme plat, se disait-il, quand viendra la tempête ?
Le lendemain, c'est Paul, l'aîné, qui avait été averti. La directrice était venue le chercher en pleine leçon. En entrant, elle avait regardé l'institutrice, et sans qu'elles se disent un mot, il avait bien vu qu'elles s'étaient comprises. Les adultes peuvent-ils donc parler sans ouvrir la bouche ? Pensa-t-il. Elle l'avait aidé à ranger ses cahiers, ses crayons et stylos, sans rien dire des couvertures déchirées et, sous le regard envieux de ses camarades l'avait emmené hors de la salle de classe. "Mon p'tit Paul, ta mère est venue te chercher, c'est ton papa qui est mort à l'hôpital. Mon pauvre Paul, mon pauvre Paul."
"Moi aussi je sais lire dans le ciel, dit soudain Paul, c'est facile, c'est comme les étoiles.
- Qu'est-ce que tu racontes ? lui répondit Pierre, heureux de la diversion.
- Regardez bien, au dessus du pylône.
- Moi je vois rien.
- Oh si, on dirait un couteau et une fourchette croisés, comme dans le livre dans la voiture !
- Mais les mioches, ouvrez les yeux, c'est une flèche... C'est comme l'étoile polaire, mais le jour. Y a qu'à la suivre.
- Pour aller où ? C'est vers la boulangerie !!
- Venez, on verra bien. "Les deux autres étaient malgré tout un peu réticents, et puis il y avait la grand mère râteau, au salon à côté. "Et mamie râteau, on lui dit quoi ?" Son surnom avait été adopté après un week-end qu'elle avait passé à ratisser le jardin du pavillon, jusqu'à la nuit, sans avoir mangé, car elle revenait de Giverny et avait pris cette fois de bonnes résolutions. "Attendez ici, je vais voir." La porte qui donnait de la chambre de Pierre dans l'entrée était entrouverte. Il se faufila entre le caoutchouc et le vase que sa mère avait reconstitué après un accident de rollers, le vase de Soisson, comme l'appelait son père, et passa la tête dans la baie du séjour. Tout allait bien, elle dormait et il était peu probable que le tonnerre même ne puisse la réveiller. Elle avait proposé de rester garder les enfants. Ce n'était plus son gendre depuis bien longtemps, depuis que sa fille était partie vivre, comme elle disait, vivre loin. Elle était restée souvent avec lui, qui s'était enfin remarié. Mais aujourd'hui, les enfants avaient encore plus besoin d'elle. Effondrée dans le canapé, la tête renversée en arrière, la bouche tordue et un bras pendant jusqu'au sol. Mais elle n'était pas morte, ça se voyait au premier coup d'oeil, sa poitrine se soulevant lentement et retombant dans un souffle de soulagement.
"Râteau, E L L E D O R T ! La voie est libre." En file indienne ils traversèrent le couloir, sortirent par la porte de la cuisine dans le jardin, et de là coururent se mettre à l'abri dans la haie, à plat ventre sous les thuyas chétifs. La petite Marise fermait la marche, assurant les arrières par des regards en coin un peu effrayés. Le jardin, dont ils connaissaient les pièges et recoins par cœur avait soudain un tout autre aspect. Ce n'était plus un terrain de jeux, aux cachettes protégées, mais la première frontière hostile d'un long chemin d'aventure.
Tout le monde était debout. La plupart des personnes présentes étaient plutôt jeunes, mais on reconnaissait malgré tout de vieilles tantes, un homme à la barbe blanche qui devait être un de ses professeurs de fac, et puis des collègues, leurs femmes, et elle, avec ce tailleur jaune qu'elle portait quand elle l'avait rencontré, chez son amie d'enfance Mireille, qui avait compris bien avant tout le monde que ce couple là, pas grand chose ne pourrai les séparer. Elle avait un chemisier blanc que recouvrait un manteau gris foncé, à la coupe un peu militaire, qu'elle avait du emprunter car personne ne lui connaissait de vêtement de si triste couleur. L'incinération, elle y pensait mais avait hésité un peu, mais puisque tout le monde savait que c'est ce qu'il désirait, voyager dans le vent, habiter la prairie en multiples endroits, elle avait tout organisé elle même, rencontré le préposé et trouvé les coquelicots qui orneraient le cercueil. Celui-ci se trouvait en ce moment dans la pièce de préparation, et ce que personne ne pouvait imaginer, c'est que le couvercle était posé maladroitement contre le mur, et dans un brouhaha peu usuel le corps immobile du défunt semblait prendre son mal en patience.
- Alors, qu'est ce que tu vois, là ? Il bouge ? Il gigote ? Regarde, il se lève, il va danser la carmagnole.
- Imbécile. Robert, joue pas avec ça !
- Mais on la connaît ton histoire, l'oncle Albert qui s'est réveillé en route ! C'était à la campagne, c'est fini tout ça. Et puis moi j'y étais pas, j'ai rien vu, j'y crois pas.
- Et les scellées qui ont sauté, hein, ça veux dire quoi ? Et il remuait, j'te dis, depuis l'hôpital, j'ai même entendu ... une voix...
- mais tu vas pas nous refaire ce coup là à chaque fois, vivement la retraite. T'imagines si la famille le vois, comme çà, hein ? On dira qu'on lui a fait prendre l'air une dernière fois ?
- Il est si jeune.
- Bon, moi je vais les faire patienter, toi tu refermes tout ça, et surtout que j'te vois plus. Fini et file te reposer, je crois que t'en as vraiment besoin.
Qui pourrai se vanter de deviner quel est, dans sa vie, l'instant déterminant qui va à jamais orienter son destin, son avenir, rendre les jours ensoleillés ou ternes, faire basculer tout à coup le sens de tous ces jours de labeur, de peine, d'espoir. On peut se trouver détendu, soulagé d'un fardeau accompli sans outrage, et pensant enfin goûter le moment le plus inoffensif qui soit, sans se douter que quelques gestes anodins peuvent engendrer une issue bien fatale. Quand il eut repositionné le corps, posé le couvercle et engagé à la main les 6 vis à bois, il se sentit soulagé, apaisé de ses doutes et angoisses funestes. Il allait rentrer chez lui, demain il ne reviendrait pas, c'est jour férié la Toussaint, il n'y avait plus que 6 vis à fixer, le tournevis était posé par terre, devant lui. Il entendait Robert, à côté, qui officiait pompeusement, d'un ton empesé et obséquieux. Le sale boulot, c'est lui qui l'avait. Il sortit un paquet de chewing-gum mentholé de sa poche, qui avait remplacé les gauloises et que sa femme lui obligeait à mâchouiller avant de rentrer, pour dissiper, disait elle, les miasmes d'éther et les odeurs de cadavre qu'il traînait un peu avec lui. Il s'appuya au cercueil, derrière lui, et s'y assit franchement. Un instant seulement, pensa t-il.
La porte qui donnait sur le sas de livraison, derrière lui, était restée entrouverte. Alors que des hurlements d'orgue électrique retentissaient au loin, dans un vacarme étouffé, il aurait pu apercevoir trois petits visages qui l'observaient depuis quelques minutes. Paul, il connaissait bien le chemin, il savait que le crématorium se trouvait juste de l'autre côté de la Nationale, à l'angle du carrefour qui menait à la grande surface, cinq cent mètres plus loin. En traversant par la galerie souterraine, ils n'avaient pas mis plus de 15 minutes depuis leur fuite de la maison familiale. "Il est vilain, on dirait le docteur de papa. - Oui Marise, et t'as vu ce qu'il a fait ? - Oui, papa il a toujours détesté le chewing-gum. On a pas le droit d'en manger !" La sentence était sans appel, le candélabre argenté de style mauresque s'abattit lourdement, brandit par 6 petites mains tremblantes et pleines de sueur. Tout alla très vite, et pourtant il ne pouvait y avoir aucune précipitation. Le couvercle retiré, le corps usé arraché et traîné dans le sombre réduit encombré de divers bocaux et amphores, et le corps assommé du pauvre Marcel, hissé péniblement dans un ultime effort dans la caisse de bois jaune, emprisonné par 6 vis acceptant chacune 50 daN de torsion, soit un total d'environ 400 kg.
Les portes s'ouvrirent sur la salle peuplée d'êtres songeurs, imaginant avant tout qui leur propre mort, qui leur solitude nouvelle, le chariot fut amené au milieu des fleurs, recouvert des coquelicots qui commençaient déjà à sécher, et la cérémonie commença enfin. Il n'était rien prévu de très long, quelques chansons qu'il avait aimé, Brel, Brassens, les copains d'abord, et puis Chopin, bien sur. Chacun l'imaginait, si ce n'est pas vivant d'apparence humaine au moins, pour quelques instants encore, cherchant à effacer les dernières images du visage épuisé. La paroi s'effaça lentement, prélude à un lent protocole morbide, dans cette pièce froide comme une morgue, malgré les fleurs et le plafond de bois, alors que le corps qui s'enfonçait dans les flammes était lui encore chaud. Cette journée demeura pour certains évidemment terrible, car la supercherie devait être rapidement découverte, mais l'image la plus saisissante que tous retinrent ce jour là, ce fut certainement la vue d'un homme endimanché, qui apparut à la porte de service, le teint de cire et les cheveux plaqués, soutenu en équilibre par trois cœurs rêveurs et épuisés.