Filles du Nord
Alan Zahoui
Ymelda contemplait Fureur du Dragon Cristallin, sculpture titanesque forgée à même la glace et dernière progéniture de l'illustre Brie Nordstrøm. Le niveau de détails de l'œuvre l'époustouflait. Ses yeux épousaient la forme des écailles de la bête légendaire. La pureté des ailes majestueuses du dragon lui renvoyait un reflet magnifié de son visage. Des stalactites et stalagmites sourdaient de la gueule du dragon. L'ombre du monstre planait sur le royaume de glace.
Devant tant de beauté, Ymelda brava l'interdit.
— Elle te tuerait si elle te voyait toucher l'une de ses créations.
Ymelda se retourna brusquement. Une écaille de dragon lui écorcha le pouce. Une grande femme à la peau d'albâtre lui faisait face.
Alors que tous les amateurs d'art à travers le monde encensaient l'œuvre de la légendaire Brie Nordstrøm, cette blonde longiligne toisait les centaines de sculptures sur glace.
— Le musée n'est pas encore ouvert, dit Ymelda. Je vous prie de bien vouloir quitter les lieux.
— Tu crois vraiment que je suis venue pour admirer les glaçons géants de la vieille ?
Le visage d'Ymelda vira au rouge.
— Comment osez-vous parler ainsi des créations de Dame Nordstrøm ?
Le martèlement d'une canne sur le sol glacé résonna dans tout le musée.
— Laisse tomber Ymelda. Ne gaspille pas ton énergie pour rien.
Ymelda salua Dame Nordstrøm d'une révérence pleine de grâce. Son dos était aussi courbé que celui de sa maîtresse écrasée par le poids du temps.
— Ramène-toi, ordonna Brie à la visiteuse matinale.
La blonde glaciale suivit Dame Nordstrøm dans son atelier personnel au fond du musée. En quel honneur cette femme dénuée de toute sensibilité artistique était-elle invitée à pénétrer l'antre de la virtuose ? Ymelda s'approcha de la porte de l'atelier et y colla son oreille.
— Que fais-tu ici, Zara ? demanda Brie. Plus de nouvelles depuis des années et tu débarques comme ça sans prévenir ?
— Tu crois vraiment que j'allais te donner des nouvelles, vieille peau ? répliqua Zara. Après tout ce que j'ai enduré ?
La canne de Brie martela la glace.
— Ton existence déshonore les Nordstrøm. Tu as dévoyé notre art ancestral ! Tu ne m'as pas laissé le choix ! Sans ton père, tu aurais fini tes jours dans un asile ou en prison…
— Utiliser un tel don pour fabriquer des bonhommes de neige. Quel gâchis ! Mais, je ne suis pas venue ici pour ressasser le passé. C'est bientôt l'anniversaire de ta petite-fille. Rencontrer sa grand-mère serait son plus beau cadeau.
— Je ne peux pas. J'ai bien reçu les photos que tu m'as envoyées. Elle te ressemble trop. J'ai envie de vomir à chaque fois que je te vois. Et puis, de toute façon, j'ai toujours préféré les êtres de glace à ceux de chair.
Ymelda entendit le doux clapotis de larmes tombant sur la glace.
— J'ai créé une sculpture pour la petite en prévision de ce jour. Tu peux lui offrir. J'espère que cela éveillera une vocation chez elle… Ne reviens plus jamais ici, Zara, sinon je te dénonce à la police.
Un fracas terrible se répercuta dans tout le musée. Un son qu'Ymelda redoutait par-dessus tout. Le son d'une sculpture de glace brisée.
Le silence s'installa dans l'atelier avant que la porte ne s'entrouvre en un râle grinçant. Ymelda se cacha derrière un cavalier de glace. Zara ferma la porte de l'atelier et quitta le musée, une sculpture à taille humaine enrobée dans un papier cadeau entre les bras.
Zara déposa son empaquetage sur la banquette arrière de sa voiture et roula à travers le blizzard. Elle arriva chez elle en fin d'après-midi. Son cœur se serra quand elle lut la déception sur le visage de sa fille.
— J'en veux pas de ton cadeau. Je veux mamie !
Zara libéra la baby-sitter embarrassée par ce spectacle, puis se mit en tailleur pour être à hauteur de sa fille.
— Je sais que tu es triste, Dahlia. Mais, peux-tu ouvrir le cadeau pour faire plaisir à maman ?
Dahlia s'exécuta à contrecœur et déballa le présent.
— C'est quoi ce gros glaçon ? demanda la petite fille.
D'un geste ample de la main, Zara fit fondre le bloc de glace pour en exhiber le contenu.
— C'est une sculpture de mamie.
Dahlia enlaça son cadeau.
— Merci, maman ! Je l'adore !
La sonnerie retentit. Zara ouvrit la porte à une femme au teint blafard.
— Où est Dame Nordstrøm ?
Des faisceaux gelés émanant des paumes de Zara scellèrent la serrure et les lèvres de la visiteuse impromptue. Un bloc de glace s'abattit sur son crâne. Zara traîna sa victime inconsciente au salon.
— Dahlia ?
— Oui, maman ?
— Va jouer avec le cadavre de mamie dans ta chambre. Je dois parler à la gentille dame. Fais bien attention de maintenir sa température à moins quinze degrés, sinon quoi ?
— Mamie serra toute fripée !
— Bien. Allez, file.
Dalhia Nordstrøm fit léviter le corps froid de son aïeule jusqu'à sa chambre.
— Ymelda, c'est ça ?
Zara força la disciple de Brie à s'assoir.
— J'ai cru comprendre que tu aimais les dragons.
Zara matérialisa un pieu de glace. Elle traça une infinité d'écailles sanglantes sur la peau d'Ymelda, lui extirpa les côtes et les utilisa comme charpente pour façonner des ailes de givre et d'os. Zara arracha l'intestin d'Ymelda, en coupa une partie et la greffa au bas de son dos. Tous les dragons possédaient une queue. Pour parachever son œuvre, Zara brisa la mâchoire de sa sculpture humaine et la remodela à l'image des créatures folkloriques de son pays.
— Dahlia, j'ai un autre cadeau pour toi !
La petite fille revint au salon aux côtés de sa grand-mère frigorifiée.
— Ouah ! Un dragon ! Je peux monter dessus ?
— Bien sûr ma chérie. Aujourd'hui c'est ton jour.
Dalhia grimpa sur le dos du dragon Ymelda. Les ailes du reptile se mirent en branle et Dalhia s'envola sur son fidèle destrier.
Zara était aux anges. Elle avait peut-être tué sa mère et une femme innocente. Son tapis persan était peut-être gorgé de sang. Des morceaux de viscères s'étaient peut-être fichés entre les coutures du canapé. Mais sa fille était heureuse. Et ça, c'était de l'art. Un art que sa mère ne maitriserait jamais.
— Joyeux anniversaire, Dalhia !