FILS
Sylvie Benguigui
FILS
J'ai pas compris tout d'suite c'qui arrivait à ma peau
J'ai pas saisi tout d'suite le plein sens de ses mots
Quand elle m'a dit « je t'aime », j'ai cru qu'la Terre entière
Me r'gardait bizarrement et presque de travers.
Ca n'arrivait qu'aux autres mais sûr'ment pas à moi
Ca pouvait pas chémar, c'est pour ça qu'j'restais coi
C'était presque trop beau qu'une jolie fille comme ça
Me regarde tout le temps et ne pense qu'à ça
Mais tous les autres m'ont dit « Allez, vas-y, quoi,
Si t'essayes pas, tu r'garderas toujours derrière toi ! »
Alors, j'y suis allé et je crois qu' j'ai bien fait
Car petit à petit je crois que j'm'y suis fait.
On a pris un appart. Oh, pas grand et pas neuf !
Et avec tous mes potes, on s'y est mis à neuf
Pour refaire les peintures et puis les tapiss'ries
Mais les tapiss'ries, c'était pas vraiment joli
Y avait des cloques partout mais on s'est bien marré
On avait même pensé à tout photographier
Puis mes potes sont partis, on s'est r'trouvé à deux
Avec rien à faire qu'à s'regarder dans les yeux.
On a fait ça deux ans puis au bout du troisième,
On a r'fait une peinture pour que ce soit la sienne.
Ni bleue, ni rose, ni verte, ni jaune, on l'avait faite écrue
Pour que ses mains puissent y peindre ce qu'il verrait dans la rue.
Et p'tit Charlie est arrivé, tout neuf, tout cru,
Pas intoxiqué par tout c' qu'il avait pas vu.
A deux ans, il a pris son pinceau, ses couleurs
Et il a commencé à dessiner des cœurs.
Peu après, ses cinq sens se sont développés
Et il a très bien su se servir de son nez.
Les odeurs, les senteurs, tout ce qu'il inspirait
Commençait à s'sentir dans tout c'qu'il dessinait.
Il s'est mis à entendre, surtout à écouter
Tout ce que ses oreilles pouvaient alors capter
L'gazouillement des oiseaux qu'il écoutait chanter
Et le bruit de son cœur qu'il écoutait cogner
Puis il a commencé à tâter, caresser
Tout c' que ses petits doigts pouvaient alors toucher
Les mains dans la peinture, il dessina au mur
Nombre de petites fleurs afin qu'elles perdurent
Il apprit à goûter, déguster, savourer
Prenant un grand plaisir à s'lécher les doigts d'pieds
Sa petite langue pointue dans l'pot de confiture
Lui fit comprendre quand même qu'y avaient des goûts plus sûrs
Puis il se mit à voir, plutôt à regarder
Tout c'que les yeux des autres n'voulaient pas contempler
Il avait peint deux murs, il attaquait l'troisième
Et la beauté des choses, il la peignait sans peine.
Cette'douceur, cette'candeur qu'il affichait sans haine
Etait dev'nue pour tous la couleur d'son emblème
A quinze ans, il était un p'tit gars très gentil
Pour qui on aurait donné l'essence même de notr'vie.
Mais un jour des plus sombres, il rencontra la bande
Et sur ce troisième mur on lût d'la propagande
Et bien qu'interrogé, il voulut se défendre
Que ce troisième tableau n'avait rien d'une offrande.
Pourtant, sa mère et moi avions veillé au grain
Pas de sorties nocturnes, pas de repas sans faim
Ni de boisson sans soif, surtout alcoolisées
Un régime sain. Le reste, fallait l'mettre de côté
Mais qu'avait-on pu faire au Diable et au Bon Dieu
Pour qu'cet enfant si beau et tant béni des Cieux
Se mette à tourner mal au premier carrefour
Alors qu'on avait fait qu'l'élever avec Amour ?
Que pouvait-on donc faire sinon le surveiller
Avant que sonne l'heure de sa seizième année ?
Que pouvait-on lui dire sinon lui expliquer
Que chacun vit la vie qu'il s'est lui-même donné ?
Il a mis un peu d'temps à comprendre que l'chemin
Est pas toujours facile et parsemé d'gadins
De brouillard et de doutes, des colères de la route
Mais que s'il comprend pas, il peut se perdre en route.
Pendant deux ou trois ans, il nous a tour à tour
Ignoré, rejeté et puis joué des tours,
Des tours de tout, de con, de pâtés de maisons On lui courait après pour qu'il entende raison.
On l'a pas mis dehors, c'aurait été facile
Parents démissionnaires, on n'avaient pas la fibre
On l'a juste secoué un peu, oh ! pas beaucoup
Histoire d'lui faire savoir que la vie vaut le coup.
Aujourd'hui, à vingt ans, il est content de nous
Il fait encore le con et même parfois le fou
Mais c'est d'la folie douce, pas d'la folie furieuse
Celle qui lui évit'ra de tremper dans « La Beuze ».
Il a quand même pigé qu'faut savoir s'arrêter
D'allumer des feux d'camps quand on fait pas l' pompier
Et d'jouer au bandit avec une sarbacane
Parce que des trucs comme ça, ça vous mène en cabane.
Hier, il s'est pointé, tout heureux de nous dire
Que la meuf de sa vie lui proposait le pire :
Prendre un appartement et puis r'faire les peintures
Alors, il m'a r'gardé et il m'a dit « t'es sûr ? »
J'lai r'gardé à mon tour et j'lui ai dit : « j'suis sûr,
Tâche de marcher tout droit et reste dans tes chaussures
Vas-y, fils, fais comme moi, l'histoire se renouvelle
Tu verras que la vie peut être tellement belle. »
Et quand j'lai vu partir, j'étais persuadé
Que si en tant qu'parents on avait démissionné
Il aurait tourné mal et se s'rait pas relevé
Alors, j'ai pris ma femme par le bras et… contents de nous, on est allé s'coucher.
© Sylvie Benguigui texte et photo
Coucou Lou, j'essaie tant bien que mal de passer par ici de temps en temps. Pas facile. L'histoire est montée de toutes pièces, donc pas autobio (pour mes fils) mais ça aurait pu, effectivement. Car, comme tu dis, quand ils sont grands, ils ont autant besoin de nous. Bisous à toi
· Il y a plus de 13 ans ·Sylvie Benguigui