Fin du premier mois [5]

abysses

Moi qui avais prévu de tenir ce journal quotidiennement, j'ai vite décalé le format à la semaine pour éviter les répétitions. Je me rends compte maintenant que cela fait deux semaines que je n'ai rien écrit à cause de la fatigue malgré l'envie de retransmettre ce que sont devenues mes journées.

Je passe le plus clair de mon temps à m'occuper de la fromagerie, j'ai eu plusieurs mauvaises surprises en vérifiant le stock. Je me suis rendu compte que certains fromages étaient périmés depuis un mois, que d'autres qui traînaient dans un coin étaient en réalité ce qui avait été commandé pour la semaine et affiché en catalogue. J'ai décidé de réorganiser la fromagerie et de faire un grand tri. 

Sur mon temps libre un jour de coupé, j'ai pris le nouveau cadencier de commandes (un genre de grand livre des fromages avec des codes barres pour passer les commandes et des indications du style " Petit prix, grosse marge", " Ce produit fait partie des 20% de produits qui font 80% du chiffre d'affaire") et j'ai commencé à regarder ce qui n'allait pas dans mes références. Certains fromages se vendent mal, à vrai dire ils se vendent tellement mal que je n'en coupe que pour éviter qu'il n'y ait un trou dans le rayon. Quand ils sont bientôt périmés, un autocollant "-50%" permet finalement de s'en séparer si j'ai de la chance, sinon je dois les jeter.

J'ai repéré pas mal de produits qui étaient à arrêter et j'ai décidé d'expérimenter en commandant d'autres produits. Rien de bien fructueux mais j'ai néanmoins eu le mérite de remplacer la majorité de la gamme proposée par des fromages de meilleure qualité et d'une meilleure marge. J'envisageais aussi de réorganiser le rayon pour qu'il soit plus intuitif mais je n'en ai pas eu le temps. Les fromages sont éparpillés sans réelle logique, on trouve du Roquefort en bas à droite et en haut à gauche alors qu'il serait nettement plus logique de regrouper tous les fromages à pâte persillée dans un seul coin.

Ma mère ayant autrefois travaillé en fromagerie, elle m'a donné beaucoup de conseils quant à la façon de découper certains fromages pour les rendre plus présentables et en vendre plus. Par exemple, il faut savoir que le client regarde surtout le prix. Si l'on coupe un gros morceau en se disant que le client lambda qui prend juste son bout de fromage sans réfléchir paiera plus cher sans s'en rendre compte, cela réduit les ventes. Il faut en réalité proposer des tailles diverses pour satisfaire toutes les envies et tous les budgets, ce qui est un vrai casse-tête.

Certains fromages sont difficiles à rendre présentables, il suffit d'une pression trop forte lors de la coupe pour que la croûte se sépare du coeur et qu'ils deviennent invendables. D'autres sont désagréables à couper, je pense notamment au Gorgonzola au Mascarpone, un genre de rectangle mi-crémeux mi-moisi qui colle horriblement. C'est le seul fromage pour lequel je mets des gants lors de la coupe. D'autres fromages sont plus friables et présentent un certain avantage. En fait, il suffit d'une petite erreur de coupe pour qu'un morceau du fromage s'en détache sans forcément que cela ne le rende moins présentable. J'ai ainsi pu avoir le luxe de goûter la majorité de ce que je vends. Je n'aime pas vraiment le fromage en général, mais il est vrai que certains ont un bon goût malgré leur apparence répugnante.

J'ai réussi à atteindre l'objectif qui me tenait à coeur : exploser le record d'Elodie. Cela s'est fait lors de ma deuxième semaine, 1130€ de chiffre d'affaire. Après réflexion, cela fait de moi un employé autosuffisant en terme de salaire si l'on prend en compte la marge dégagée sur ces résultats ainsi que le travail que j'effectue en plus de la fromagerie, à savoir la mise en rayon et la tenue des caisses. C'est le principe du capitalisme après tout, je n'aurais pas été embauché si je rapportais moins que ce que je coûte. 

Cela ne s'est néanmoins pas fait paisiblement puisque j'ai fait quelques sacrifices qui m'ont valu d'être engueulé par mon beau-frère plus d'une fois. Je considère que mon travail est fini quand le rayon est rempli, à partir de ça je m'accorde une pause avant de nettoyer mon laboratoire de découpe pour ensuite aller là où il y a besoin de moi. Ce qui veut dire que si la majorité de l'équipe prend sa pause à 9h30, il m'est arrivé régulièrement de la retarder de plus d'une heure pour avoir fini à temps. S'il est vrai que cela paraît insignifiant, il faut savoir qu'à la vitesse où le fromage part certains jours, une demi-heure peut signifier une cinquantaine d'euros manqués facilement en cas de rupture de stock sur un produit. J'ai ensuite cédé sous la pression de mon beau-frère pour prendre mes pauses. Mais je m'assure d'abord de n'avoir aucune rupture de stock pendant ma pause avant de la prendre.

J'ai dit m'être relativement bien intégré à l'équipe préalablement et je pense qu'il est plus réaliste de revenir sur mes paroles. Si nous nous tolérons professionnellement, la réalité est autre. Je ne m'entends qu'avec Margaux, Franck et Marêva. Jordan est particulièrement distant et ne cache pas son désintérêt quant à ma personne, tandis que Sabrina et Aurélie sont plus brutes et me font clairement comprendre que je les fais chier. Je suis neutre quant à Christophe qui ne parle que travail, quand je suis en boucherie avec lui, nous n'avons pas vraiment le temps de bavarder et nos échanges se limitent à des instructions de sa part et des informations de la mienne quant au fait d'avoir terminé ce qu'il me demande de faire.  

Concernant Anthony, il sait être extrêmement agréable comme parfaitement détestable selon les jours, je pense qu'il m'apprécie dans le fond même si ce n'est pas réciproque. Je n'aime pas qu'on me traite de fainéant et de tire-au-flanc quand je retarde mes pauses par conscience professionnelle et que j'ai de meilleurs résultats que la personne que je remplace. J'aurais pu accepter la critique de sa part si elle était constructive et qu'elle était fondée mais il n'en est rien. J'ai également du mal avec le fait que la personne qui me dise que je suis fainéant et mou passe la plus grande partie de ses journées à me dire ce que je dois faire au lieu de faire ce qu'elle doit faire, pour ensuite me reprocher de ne pas avoir pu finir son travail. 

J'ai également remarqué que ce n'était pas le magasin qui remplissait la salle de pause mais les employés. J'entends par là que ces derniers achètent dans le magasin ce qui s'y trouve. Si l'on suit la logique, ils redonnent directement au magasin une partie de leur paie. Après en avoir fait part à mon beau frère, l'ironie est tellement grande qu'il va faire installer une machine à café payante dans la machine. Au lieu de faire une trentaine de cafés avec un pot à quelques euros, l'on pourra maintenant acheter des petites doses à 50 centimes. Grandiose. 

De plus, s'il apparaîtrait logique que moi aussi je contribue aux pauses en payant à mon tour une boîte de pains au chocolat, une bouteille de jus d'orange et autres douceurs, je suis assez réticent à cette idée. Déjà que je suis payé au smic et que je fais ce travail pour financer mes études, je ne vais certainement pas lâcher une partie de ma maigre paie pour la restituer au magasin en offrant au passage un moment de détente à des gens que je n'apprécie pas et qui ne m'apprécient pas non plus pour la majorité. Je me contente donc de ne pas le proposer en profitant du fait d'être absent lors de la majorité des pauses pour ne pas être remarqué. 

J'ai également récemment tenu tête à ma supérieure qui s'appelle aussi Elodie, elle est responsable de toutes les caissières, ce qui la classe au dessus de moi dans la hiérarchie même si elle n'a techniquement aucun ordre à me donner. Elle gère des éléments administratifs depuis le bureau du magasin en sirotant un café alors qu'elle pourrait faire la même depuis l'accueil du magasin en faisant son travail de caissière. Son absence prolongée en caisse et sa tendance à sérieusement se traîner en magasin m'avaient déjà agacé. Si je marche rapidement et traverse ce dernier en une minute, elle marche lentement et met cinq minutes pour aller demander une information à quelqu'un qu'elle aurait pu joindre depuis le téléphone de l'accueil. 

La dernière fois, alors que l'équipe allait en pause, Sabrina a été appelée alors qu'elle rentrait en salle de pause pour renforcer les effectifs en caisse suite à un grand afflux de clients. Je m'attendais à tout sauf à voir Elodie, qui était arrivée deux heures après elle, arriver en salle de pause à sa place pour déguster un chocolat tranquillement pendant que Sabrina faisait son travail à sa place. J'avais plusieurs fois fait remonter ce genre de comportements à mon beau-frère, mais devant son inaction et leurs répétitions, j'ai craqué récemment.

Il faut savoir qu'Elodie prend vraiment ses aises me concernant, je suis assez à l'aise avec les clients du fait d'avoir été serveur et je suis appelé en caisse tout le temps. Si cela est agaçant quand je mets en rayon et que cela me retarde de deux heures sur les objectifs qui m'ont été donnés, cela a été de trop lors de mon dernier jour en fromagerie. J'ai été appelé une première fois alors que je n'avais pas fini ma coupe. J'ai pesté en faisant comprendre que je n'avais pas que ça à faire mais j'ai quand même fait ce qu'on me demandait pour ne pas créer de problème devant les clients.

J'ai ensuite enfin pu terminer ma coupe vers 11h30 suite à un afflux incroyable de clients rendant tous mes prévisionnels faux. Je pensais avoir assez de tel fromage en rayon pour tenir deux jours, un client me prenait les huits barquettes d'un coup et venait me trouver en fromagerie pour en demander cinq de plus. Je précise d'ailleurs qu'à chaque trajet que je faisais pour remplir le rayon, la partie de celui-ci que je n'avais pas prévu de remplir s'était faite dévaliser pendant ce temps. Je n'avais pas pris de pause de la matinée et je travaillais depuis 5h30, j'étais exténué mais j'avais fini. J'aurais pris ma pause si je n'avais pas été appelé en caisse par Elodie face à un afflux de clients considérable. Par conscience professionnelle et aussi parce que j'avais terminé la majorité de mon travail, j'ai accepté de les aider.

Une demi-heure plus tard, j'ai réalisé que je n'allais pas avoir le temps de terminer de nettoyer mon laboratoire avant de terminer, encore moins de désinfecter le tout, de nettoyer la chambre froide, de nettoyer le sol devant le laboratoire qui n'a pas été nettoyé depuis plusieurs années et de faire une relève digne de ce nom à l'autre Elodie qui revenait de vacances le lendemain pour qu'elle n'ait pas la mauvaise surprise de découvrir du stock périmé et toutes les saloperies du genre qu'elle m'avait laissé. J'ai donc renoncé à l'idée de faire ma pause et ai rapidement fermé ma caisse pour terminer proprement mon travail. C'était sans compter sur Elodie qui m'a dit de rester prendre sa caisse parce qu'elle devait aller manger. C'était vraiment trop, clients ou pas, là c'était trop.

" Alors écoute : toi t'es là depuis 9h et tu te traînes dans le magasin, je suis appelé en plein milieu de ma coupe pour te remplacer pendant que tu vas prendre ta pause. Moi j'ai toujours pas pris de pause, je suis là depuis 5h30 et j'ai pas mangé non plus, je mangerai pas avant de rentrer chez moi. Je suis venu t'aider là, au lieu de prendre ma pause, mais là tu vas te faire foutre pour que je continue. Je vais pas bâcler mon travail pour faire le tiens à ta place. Tu te démerdes, je retourne faire mon travail. "

Je ne suis pas sûr d'avoir fait une retranscription exacte de mon énervement, mais l'idée est là. Je suis ensuite retourné à mon laboratoire que j'ai nettoyé de fond en comble à un rythme effréné pour ne finir qu'une minute avant l'heure à laquelle je terminais. Pas de pause pour moi ce jour-là. J'aurais volontiers demandé une demi-heure supplémentaire de travail à mon beau-frère pour pouvoir prendre ma pause et travailler plus calmement si ce dernier n'était pas rentré manger et que je n'avais pas eu un train à prendre peu de temps après être rentré.

J'aurais encore beaucoup à raconter, sur le client qui lit pendant plusieurs secondes l'écrit " Cartes bancaires et chèques uniquement " avant de s'engager dans la caisse et de pester parce qu'il n'a que du liquide, que c'est inadmissible que cela ne soit pas affiché plus lisiblement et qu'il ne fera pas à nouveau la queue. Ou encore sur cette cliente qui m'insulte de connard en me disant d'aller voir mon chef pour lui dire que "votre magasin c'est de la merde " parce qu'elle ne trouve pas les olives pour au final me remercier chaleureusement avec un grand sourire quand je lui montre qu'elles sont juste derrière elle. Je pourrais aussi vous parler des livraisons surgelées qui sont entreposées en rayon à température ambiante pour être chargées, ce qui est totalement contraire à la chaîne du froid. J'aurais aussi à dire sur le boucher qui prend toute sa viande périmée et la met dans un hachoir électrique pour y rajouter des herbes et des épices et la transformer en ses fameuses "saucisses maison". Sur Jordan, qui gère les fruits et légumes, à cause de qui je me fais insulter par les clients qui trouvent des fruits moisis dans le rayon.

Mais je pense que la plus grande aberration que j'ai pu avoir est concernant Elise. Ah, Elise. Ma pauvre Elise. T'es une étudiante comme moi et Marêva, et vu que tu trouvais pas de travail cet été t'as postulé à 40 kilomètres de chez toi dans un supermarché situé dans une toute petite ville. T'étais tellement heureuse de trouver ce travail pour te faire un peu d'argent et t'es tellement motivée quand il s'agit de bosser. Je t'apprécie vraiment Elise, t'es adorable, t'es souriante, tu me fais rire par moments quand je subis un peu trop de pression. T'es vraiment mignonne du fait de ta petite taille en plus, c'est un plaisir que tu aies intégré l'équipe. Je pense pas être ton genre Elise, mais il faut que je t'avoue un truc, au moins par écrit sur ce site, parce que j'aurais sans doute jamais le courage de te le dire en face.

La seule raison pour laquelle t'as été embauchée dans ce foutu magasin Elise, c'est parce que mon beau-frère s'est dit que je te trouverai à mon goût. Je vais te le citer franchement " Comme ça tu pourras te vider les couilles, ça fait longtemps que t'as pas eu de copine ". Je suis désolé d'être aussi franc Elise, désolé que la vie soit ainsi pour toi. Je sais que t'as plein de projets et que tu veux refaire le monde Elise, je sais que j'y suis pour rien si t'as été embauchée sur ces critères, je suis même plus révolté que toi tu ne le saurais si tu lisais ce texte. Et pourtant c'est la vérité, t'as été embauchée pour que je te saute comme on embauche une pute pour une séance d'une heure un soir. 


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