Finir ce que l’on a commencé
zagreb
Les feuilles sèches bruissent sous son pied avant d’étouffer leur plainte dans le lit d’humus qu’elles recouvrent. Il avance d’un pas sûr et régulier malgré la pénombre et les arbres drument plantés. Sa nuque détendue laisse deviner le sourire qui éclaire son visage à mesure qu’il redécouvre ce terrain connu. Il se faufile à travers les branches basses ; celles-là mêmes qui, dans sa jeunesse, le faisaient s’en revenir égratigné de ses longues échappées crépusculaires : la forêt a peu changé. Les sons, familiers eux aussi, empruntent les sillons gravés par leurs passages répétés à travers les sinuosités spongieuses de son cortex : les lombrics fouissant la terre humide, les insectes dendrophages qui partouzent sous l’écorce craquante des feuillus, le vol solitaire d’un oiseau surpris par la trop soudaine tombée du jour.
Il progresse tranquillement dans la hêtraie lorsque la lumière faiblissante lui permet de déceler, cinquante pas devant lui, une ombre basse qui serpente souplement le long du tronc depuis longtemps couché d’un arbre abattu par les bourrasques de son enfance. Il y voit un haret, pour montrer qu’il a du vocabulaire, même si ce n’est probablement qu’un hibou blessé. Quand il arrive près du vieux fût allongé, l’ombre s’est éclipsée. Il aurait été déçu, à une époque, d’avoir laissé filer un tel trésor. Il avait longtemps rêvé de pouvoir dénicher une vipère qu’il aurait apprivoisée et entraînée à le défendre… Mais sa meilleure trouvaille avait consisté en une salamandre à demi morte trouvée au bord du ruisselet froid au cours trainant.
Il devrait pouvoir le voir d’ici. Il grimpe sur le cadavre luisant, prenant soin d’éviter les taches moussues ; en cette saison et à cette heure, une trouée devrait lui laisser percevoir quelque falot reflet à la surface des flots jamais tumultueux. Il ne voit rien. Ce n’est peut-être pas encore l’heure, il n’en est pas certain : sa montre est restée dans la voiture garée sur le bas-côté. Pensant que quelques minutes d’attente lui permettront d’être fixé, il sort d’un étui nickelé une cigarette confectionnée par ses soins ; il en tapote le filtre, en deux salves de trois coups rapprochés, sur l’ongle de son pouce déjà terreux. Il ne l’allume pas tout de suite, se demandant si la foudre parviendrait à le faire, si c’est déjà arrivé, si quelqu’un y a même déjà pensé… Comme le temps n’est pas à l’orage, il consigne l’idée parmi celles du même ordre, mal rangées et à moitié oubliées, puis allume sa cigarette avec un briquet.
Ayant bien fumé, avec entrain mais sans se précipiter, il balance le mégot d’une élégante chiquenaude. Le bout de clope tournoie dans l’air mat et, dans un ralenti à peine forcé, retombe dans l’ouverture écrasée d’une boîte en fer blanc abandonnée. Ravi de cette improbable réussite, il tente un sobre geste de célébration mais la mousse a grimpé le long du tronc pour se glisser sous sa botte : il dérape, vacille quelques secondes, pense pouvoir rétablir l’équilibre et, alors qu’il y parvient, voit sa semelle à nouveau subir l’assaut du lichen malveillant. Il tombe lourdement, sur le dos. C’est froid et mouillé et gras. Mais pas désagréable, plutôt paisible. Il pourrait s’enfoncer dans le sol comme dans un matelas trop mou. Ses yeux se fermeraient, il lutterait brièvement contre l’assoupissement, juste pour la forme, avant de se laisser aller. Ça ne durerait pas trop longtemps, il sourirait, imaginant les vers bientôt zigzaguer joyeusement entre les mèches trop longues de sa nuque brisée, puis s’immiscer dans l’orbite énucléé par les naissantes défenses d’un marcassin affamé… L’acide odeur de corps putréfié teinterait bien vite, de son noble fumet, le spectre des fragrances forestières tandis que l’éclosion des larves se ferait l’ironique écho de celle des grains de maïs qu’il contemplait, passionnément, à travers le couvercle de verre de la marmite éculée.
Son extinction, au fond, ne changerait pas grand-chose, sinon pour elle…
Il se palpe le torse et les bras, remue les orteils, tourne la tête à gauche puis à droite : rien de cassé.
Éclopé, il aurait pu, au moins, se trainer péniblement, claudiquant et geignant. Ou ramper sur le sol boueux en gémissant. Mieux encore, se laisser rouler le long de la pente douce qui l’aurait amené jusqu’en bas, près du ruisseau où il aurait pu se laisser crever la gueule ouverte.
Il se relève, renifle bruyamment avant de cracher machinalement vers ce qu’il pense être l’ouest. Il part dans la direction opposée, descend le sentier presque effacé tracé jadis par le garde forestier. La luminosité a encore un peu baissé mais il pourrait parcourir ce chemin les yeux fermés tant il l’a emprunté, seul et parfois même accompagné. Il se rappelle un été caniculaire, le ciel blanc surchauffé et les pantalons trop courts, cette fille qui le suivait partout où il allait, muette. Ça avait été la première et des sensations qu’il n’avait jusqu’alors qu’entraperçues, deviné se tapir prêtes à surgir, s’étaient emparées de lui. Cet été paraît si lointain maintenant qu’il approche de la fin, de la dernière.
Une puissante lassitude le gagne quand il voit le repère de peinture rouge usée qui balise le sentier. Il se demande pourquoi continuer alors qu’il serait si facile de s’arrêter : pas besoin de mort ou de blessure pour l’entraver, sa volonté, seule, devrait suffire à le stopper. Entre deux maux, pourquoi toujours choisir celui à l’effet différé ? Il pourrait, là, tout de suite, faire demi-tour. Un bon quart d’heure de marche et il retrouverait le confortable habitacle de la voiture, les sièges en cuir et les finitions en ronce de noyer, la stéréo, un morceau de bossa ou de ska punk indé, la route noire et brillante à travers les bois : rouler, rouler, le plus loin possible, s’éloigner, disparaître, ne plus revenir, jamais ! et merde à l’inachevé…
« Finir ce que l’on a commencé »
Il a rejoint la voiture, fouillé le coffre pour rassembler les quelques objets qui y trainaient et les stocker dans un sac en plastique bleu, au fond renforcé, qu’il a déposé sur la banquette arrière avant de s’installer dans le siège passager. Il a ouvert la boîte à gants, y a pris la montre qu’il avait tout à l’heure oubliée : les aiguilles l’ont averti qu’il se faisait tard, qu’il fallait décider. Il a quitté la place du mort pour celle du conducteur, introduit la clé dans le contact sans la tourner. Il a agrippé le volant, fermement, des deux mains, se voyant gravement lancer la pièce d’un ultime pile ou face.
Face…
Il a retrouvé le ruisseau : ce n’est plus qu’un fin filet de flotte qui, grâce aux hydrocarbures qu’on y a déversés, arbore un chatoiement de reflets irisés. Ça et là gisent de petits animaux morts ou mourants. On y voit aussi quelques rebuts humains : canettes de bière oxydées, préservatifs usagés et jante alu (18 pouces) apportent une diversité bienvenue au traditionnel patchwork de sacs plastique délaissés. A ce propos, le sien (de sac plastique) commence à lui peser. Il a beau eu alterner son transport entre bras droit et gauche, épaule droite et gauche, maintien des deux mains contre la poitrine, le ventre, les genoux, il n’en est pas moins essoufflé. Et le versant nord qu’il lui faut maintenant escalader n’est pas pour l’encourager. Il pose le sac sur une souche accueillante et entreprend d’en examiner le contenu afin de déterminer si il peut le délester d’un ou plusieurs des objets qu’il y a rangés. Une fois les pièces extraites, il procède méthodiquement : il classe les choses en les alignant sur la souche dans un ordre d’importance déterminé par une combinaison de critères dont il s’efforce de se démontrer l’objectivité. Au bout d’une suite de manipulations, permutations, déclassements, reclassements, cas de conscience, jugements et révisions, il obtient un alignement de ses sept instruments : il conserve la lampe-torche (il fera nuit quand il arrivera et il ne saurait dire si il reste du pétrole dans la lanterne qui est là-bas), le couteau suisse, les piles et la pelle tandis qu’il élimine le jerrycan, le cadre photo et le sac de pommes de terre. Trois exclus qu’il abandonne le cœur lourd mais les bras légers en montant la pente, décidé.
Le chien dormira paisiblement à ses pieds, près du feu. Les claquements irréguliers du bois en combustion provoqueront de petits spasmes qui feront remuer ses longues oreilles pendantes.
Il lissera sa barbe grise de la paume de sa main droite, contemplant la joyeuse danse des escarbilles rougeoyantes qui s’envolent. Il sortira d’une boîte en fer les photos de vacances envoyées cet automne par ses petits-enfants : sorbets au citron, cerfs-volants et écorchures aux genoux. Il les regardera longtemps avant de les ranger dans leur boîte.
Une bûche consumée se disloquera dans le feu dans un bruit cendreux ; le chien ouvrira brièvement les yeux pour les refermer aussitôt qu’il aura trouvé le regard de son maître bienveillant.
Il se lèvera du fauteuil pour aller prendre la désuète blague à tabac sur l’étagère en pin. Il bourrera la pipe en écume dont s’échapperont bientôt de paresseux panaches de fumée parfumée.
Ça y est, il est arrivé.
Le faisceau de la lampe-torche, dans un mouvement hésitant provoqué par sa démarche saccadée, a rencontré la grosse pierre fendue. Le halo de lumière poursuit son avancée précautionneuse, marquée de légères oscillations accordées à son souffle haletant dû au puissant coquetel de fatigue et d’excitation. La tache blanchâtre bute sur une contre-marche de bois peint, marque un temps d’arrêt ponctué d’un soupir puis s’élève le long de la façade de planches vermoulues : une porte et deux petites fenêtres à croisillons apparaissent. Le rythme de sa respiration s’accélère tandis qu’un imperceptible tremblement gagne les membres dont les artères pulsent fébrilement. Il pose la main sur la pierre fendue ; le contact rugueux et froid du minéral l’apaise quelque peu, effet jamais démenti de la pratique de ce rituel, bien qu’il ne se l’avoue pas comme tel. Quelques mètres seulement le séparent de l’entrée de la cabane : un gouffre dans lequel il plonge, la tête la première.
L’intérieur de l’abri est tel que sa mémoire l’a conservé. Autour du tapis (persan, pense-t-il), occupant le centre de l’unique pièce, s’agence un mobilier sommaire : il y a là une table carrée, deux chaises, une étagère basse contenant quelques produits alimentaires sans doute périmés, un lit de camp aux ressorts rouillés, un poêle de fonte bon marché. La lampe à pétrole suspendue à une poutre du plafond s’allume au bout de quelques essais avant de projeter dans la pièce de blafards reflets qui s’accrochent où ils peuvent pour créer un décor au clair-obscur putassier.
Il dépose sur la table les objets sortis du sac bleu. Il s’assied sur une chaise puis, comme elle s’avère bancale, se relève et se rassois sur l’autre. Il fixe d’un regard blanc le tapis étendu ; il mériterait un nettoyage en profondeur ou, à tout le moins, un vigoureux époussetage. Il se relève pour s’agenouiller au bord du tapis, près d’un des longs côtés. Du doigt, il approche la surface usée et trace, dans la mince pellicule de saleté, lettres et dessins enfantins.
Ce puéril passe-temps ne peut pas durer : il agrippe la laine effrangée et entame un mouvement d’enroulement, ferme et lent. Aux extrémités du rouleau en formation s’épanchent de gracieuses volutes d’une fine poussière, naine tempête de sable domestique qui, quand elle est apaisée, laisse derrière elle deux crêtes de dunes comme témoins de son passage. L’apparition du plancher clair, pleine d’effronterie, l’atteint comme l’insultante bienséance d’une bourgeoise et paternaliste propreté… et la trappe narquoise qui le nargue, et le cadenas cuivré qui la clôt, au poli si sage et si vulgaire, écœurante barrière de pacotille prétendant naïvement le retenir, le maintenir éloigné de l’inéluctable par son anse aux rutilements aussi fats qu’illusoires. Il attrape la hache qui depuis tantôt invite, de son manche patiné, ses paumes moites à la caresser. L’outil parfaitement équilibré lui permet d’exécuter un ample mouvement, fluide et précis : le tranchant de l’arme s’abat, sectionnant avec netteté le cadenas prétentieux.
Il soulève la trappe et une épaisse noirceur silencieuse sourd depuis la béance découverte. Elle inonde la pièce, s’immisçant dans les moindres interstices pour traquer les fragments de lumière qui s’y sont réfugiés. L’air opaque, devenu rare et dense, comprime douloureusement ses tympans. Ses expirations s’espacent, peinant à trouver leur chemin dans la viscosité de l’atmosphère écrasante. La suffocation est proche, il sait que le seul salut est dans ce trou. Il s’accroupit à son bord, y trempe un pied comme dans l’eau d’une piscine à la température incertaine : c’est curieusement tiède, il se laisse glisser.
L’impact des semelles caoutchouteuses sur le sol de terre battue résonne, presque imperceptiblement. Le silence qui le suit ne dure qu’un court instant ; le temps que se décèlent les vibrations frissonnantes d’un corps blanc et nu.
Les rayons d’un froid soleil matinal transpercent à grand’peine la basse couverture de brume stagnante. Ils atteignent la surface clapotante du ruisselet et lui donnent les couleurs d’un arc-en-ciel mortuaire. Sur la berge s’agite un groupe de fourmis forestières dont s’échappe un long cortège de petits points noirs qui remontent la pente. La piste mène à une souche accueillante où d’autres ouvrières colonisent un éboulis de pommes de terre tombées d’un sac éventré. Plus haut, sur la surface plane de la souche, un cadre photo retient captive l’image d’un couple : l’homme a la barbe noire parsemée de fils d’argent, la femme un sourire mélancolique.
La brume se dissipe et un ciel pâle et sans nuage vient surplomber les bois ; à peine est-il troublé par une colonne sombre, presque cylindrique, couronnant les flammes jaunes qui dévorent avidement le bois humide d’une cabane isolée.