Fleur d'amour
mahaut-dorsay
Quand j’avais douze ans, je suis restée six mois sans aller à l’école parce que j’étais à la maternité, c’est à ce moment là que Fleur est née, ma petite Fleur. C’est un cauchemar ce que je ne te dis pas, ferme les yeux, écoute-moi ou pas. Ils l’ont mise en couveuse, ils disaient qu’elle n’était pas normale parce qu’elle dormait trop. Ils ont dit que c’était parce que j’étais trop jeune. Moi, je ne trouvais rien d’anormal chez elle, ma poupée avec ses belles longues mains fines, ses doigts transparents.
Nous sommes sorties de l’hôpital deux mois plus tard, je ne sais pas pourquoi j’y suis restée si longtemps, je n’ai pas de souvenirs de ce qui s’est passé là-bas. Les gens étaient gentils, je mangeais bien, et mon père n’est jamais venu me voir. Ma mère non plus. D’autres ? Non. Tu plaisantes ? Tu veux qui qui vient voir quoi ? J’étais à l’abri en quelque sorte. Cela ne pouvait pas durer toute la vie, ils ont dit. Pourquoi ? Pourquoi ça ne pouvait pas durer ? Tu sais qu’à un moment tu touches le trottoir pour de bon, c’est Elle, cette garce, qui disait comme ça.
Les gens dans la rue m’ont demandé pourquoi ma mère me laissait sortir ma sœur si jeune. C’est vrai qu’elle était toute petite, Fleur, et elle dormait tout le temps. Elle avait des yeux bleus quand elle les ouvrait. Elle regardait les anges, elle ne me regardait pas. Mon père, IL, je ne l’appelle jamais “père” ni “papa”, je te préviens, jamais.. Donc, il n’est pas revenu tout de suite, il avait quitté la ville, j’ai pu me guérir. Maintenant je crois que c’est ce qu’il attendait, que je guérisse ; que je redevienne comme avant Fleur.
Ca n’a recommencé qu’en été, il faisait chaud, je me souviens. Chaud chaud chaud envie de vomir, envie de le tuer.
Fleur a grandi, ma mère touchait les allocations, et je suis revenue à l’école parce que sans école plus d’allocation. C’est bien pour ça aussi, les alloc : si ma pute de mère avait refusé que je retourne à l’école, elle n’aurait plus reçu de fric pour ses dopes. Il s’en est fallu d’un cheveu, elle a dit qu’on ne me prendrait plus à l’école, que je serais mieux à rester ici à m’occuper de Fleur. J’ai montré les dents, j’avais presque treize ans et j’étais plus grande qu’elle, je l’ai bousculée, elle est tombée assise sur cette chose brune et verte qu’elle appelle le canapé. L’école, c’est tout ce qui me reste.
Il est revenu c’était il y a deux ans. Non, pas tous les jours. Il ne vit pas avec nous, Il est marié, il a d’autres enfants. Il vient chez nous environ trois fois par semaine. Quelquefois quatre. Ma mère, elle ne savait rien. Elle faisait comme si elle ne savait rien. Tu vois la haine ? Tu ne sais pas. C’est un genre de ciment entre nous, tu peux pas imaginer, toi. Elle disait que j’étais une traînée, pour Fleur. Je n’ai rien dit Parce que je n’ai rien dit et voila tout. Tu ne peux pas obliger quelqu’un à dire. Je n’ai rien dit, c’est comme ça. Il m’avait dit qu’il me tuerait si je disais. Il m’avait dit que j’irais en institution, ou en prison. Il mentait? comment je pouvais le savoir ?
Mais je ne dis rien. Je pense, toute la journée. Pour ça, t’inquiète, j’ai que ça à faire. Regarder et penser. Je rêve aussi. D’un jour…C’est pas dire que je veux, c’est pour les mauviettes les bla bla, je sais ce qu’ils voudront me faire faire. C’est autre chose qu’il faut.
Je ne me souviens pas quand il m’a dit ça. Il y a longtemps au début quand il est entré dans ma chambre la première fois. Six ans j’avais. Oui là je m’en souviens bien, six ans.
Oublier, tu dis ?
Nan, c’est autre chose que je ferai. Autre chose et quand je n’en sais rien, mais un jour, oui, j'en suis sûre. Je ne suis plus une enfant depuis longtemps et j’en sais un paquet. Dans un coin de ma chambre, sous les vêtements de la petite, au fond du carton, j’ai déjà tout préparé. Les mots. Dans le cahier rouge. La vie. Le secret
Un jour, pas maintenant, plus tard, je dirai à ma petite Fleur éclose qu’elle n’a pas eu de père, qu’elle est née de la sève du vent et que c’est son chant qui se glisse à travers les fissures des branches pour répondre au rossignol la nuit. Je lui dirai qu’elle est poésie et amour, née d’un amour plus grand que celui des hommes et des fées.
Le mien.
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