Flo

Anne Sophie Nédélec

EXTRAIT

  Les cors résonnaient dans la forêt toute entière. Roch entendait siffler le feuillage autour de sa tête de plus en plus fort à mesure que le halètement des chiens et le roulement des sabots derrière lui s'amenuisait. Son coursier silencieux filait, traquant la bête fauve dont le souffle court et rauque donnait l'indice de la piste. Roch ne voyait plus l'animal, seulement quelques baies rouges issues de sa plaie, perlant au bout des feuilles vernissées.

 

   Tout à coup, le cheval s'arrêta net, manquant de projeter son cavalier à terre, les naseaux dilatés, l'oeil exhorbité, les jambes tremblantes. A travers le feuillage, Roch distingua une étendue vitreuse, véritable miroir du ciel, que des rides irrégulières venaient froisser. Le lac ensorcellé. Enfin il le voyait ce lac de légende, perdu dans les vieux grimoires des alchimistes. Nul n’y croyait plus, mais lui, poète, le chantait toujours. Il descendit de son destrier qui restait là, comme statufié et s'avança dans le silence pesant. Pas un souffle d'air n'agitait les branchages. Peu à peu, il distingua un son cristallin, pareil à la course de ruisseaux se poursuivant entre les rochers en riant.

 

  Roch se figea. Ce n'était pas le bruit de l'eau, mais les voix claires de jeunes filles jouant sur le rivage. Leurs cheveux verts à reflets bleus - à moins que ce ne soit l'inverse - qu'elles lissaient consciencieusement mais en vain, rendaient leur peau plus blanche que l'écume. Soudain elles le virent et, comme dans un rêve, dans un charmant désordre, rattachèrent précipitamment les colliers de coquillage qu'elles avaient abandonné sur la grève. Mais avant de se jeter à l'eau, l'une d'elles, comme fascinée, se tourna vers le jeune homme et l'observa calmement. Celui-ci resta immobile, stupéfait par les yeux immenses de la jeune femme, entièrement bleus, au milieu desquels une pointe verte le fixait. Mais déjà la créature avait plongé sous la surface dure, ne laissant comme trace de son passage que des cercles de plus en plus larges.

 

Roch ramassa des galets et s'éloigna en les semant régulièrement. Puis, brusquement, la brise fit à nouveau bruire le feuillage, le cor résonna, et le jeune homme se trouva projeté au milieu de la meute devant laquelle le sanglier était mis à mort.

 

Le soir même, et pour la première fois, le troubadour officiel de la cour se montra à la hauteur de sa fonction. En effet, Roch, mû par une inspiration soudaine, trouva les mots du coeur pour ses complaintes et la suavité du ton amoureux propre à ces chants. Lui, qui jusque-là n’avait chanté que pour plaire, semblait s’exécuter pour lui-même, comme pour une présence intérieure ; et alors que ses fanfaronnades habituelles n’avaient su que lui attirer des railleries, les dames s’étaient mises à le regarder d’un autre oeil, charmées. Roch, qui avait toujours rêvé cet instant de toutes ses forces, les considérait avec terreur, effrayé d’avoir pu éveiller leur désir par sa voix au moment même où il n’en voulait plus. Les feux des pierreries de la cour avaient cessé de l’emprisonner. Un autre univers l’habitait, dont le roulement de vaguelettes murmurait à son oreille. Un être aux cheveux verts y chantait pour lui, lui dictait sa musique. Il n’avait qu’une envie, quitter ces nouveaux regards pour croiser à nouveau ceux de la créature la plus fascinante qu’il ait jamais vue, la première femme qui ait su l’envoûter.

 

                                            *

                                 *                    *

 

Le lendemain, il s'enfonça à nouveau dans la forêt, seul, et, grâce à sa ruse de Petit Poucet, retrouva le chemin du monde perdu dont le lac maudit, sur lequel deux grands yeux bleus semblaient flotter, avait hanté ses rêves toute la nuit. La jeune fille était là, lissant vainement ses cheveux. Elle le regarda s'approcher sans surprise. Ils restèrent longtemps à s'observer silencieusement. Elle parla la première, simplement : "Je m'appelle Flo et je suis fille de l'eau". Avec une brutale évidence, elle allait à l’essentiel, l’obligeant à faire de même... à se dévoiler. Un peu décontenancé par cet abord familier qui contrastait sauvagement avec la suave hypocrisie des dialogues de cour, il  s'entendit répondre : "Mon nom est Roch. Je suis chevalier, vassal du roi Henri... mais peu importe. Explique-moi ton monde". Elle ne dit rien, mais il plongea son regard dans les yeux bleus sans blanc et y vit de l'eau, rien que de l'eau à l'infini. Il partit à la nuit, seulement lorsque les yeux ne furent plus que deux immenses gouffres noirs.

 

   Il revint tous les jours, pressé de tomber dans la cascade de la douce voix cristalline qui pouvait s'enfler en torrent furieux. Bientôt il connut la senteur marine de ses cheveux d'algues, le clapotis humide de ses baisers et la fraîcheur frémissante de son corps d'écume. Et alors il s'aperçut qu'il ne pouvait plus se passer de son étrangeté, de l'univers sous-marin où il pénétrait avec un frisson glacé. Mais elle refusa de quitter son monde d'eau vivifiante pour celui, sec et sclérosé, de la cour. Roch avait beau n'y passer que des nuits de plus en plus courtes, il se sentait pris, privé de Flo, d'une soif inextinguible, à vider toutes les citernes du château, que seule la fille de l'onde parvenait à apaiser de son corps vif et mouillé comme un cours d'eau. Malgré un amour partagé, il se heurtait à l'incompatibilité de deux univers différents.

 

Et lui aussi refusait de quitter le sien. Il commençait à goûter aux avantages de la gloire et elle le grisait. Il l’avait trop attendue pour accepter d’y renoncer. En même temps, il ne pouvait envisager de vivre plus longtemps privé de Flo dont il sentait obscurément qu’elle était liée à son succès, que grâce à elle il avait trouvé l’inspiration, qu’il la puisait en elle. Il se savait attaché à elle par des chaines invisibles plus résistantes que l’acier le plus épais. Et elle était si jolie qu’il ne pouvait se lasser de la contempler, fasciné par ce corps aux reflets mouvants qui, à chaque instant, faisait d’elle une nouvelle femme, toujours plus belle, toujours plus désirable... Mais ce qu’il aimait par-dessus tout chez Flo, c’était le plaisir toujours plus vif qu’elle faisait naître en lui, et aussi la fierté de se savoir susciter le même sentiment en elle.

 

Un jour, consumé de désir d'eau, il prit la résolution d'enlever Flo, quoi qu'il en coûte. Il connaissait le moyen ; elle lui avait tout appris. Il déroba le collier de coquillages de la jeune femme. Privée de cette clef de l'autre monde, elle restait prisonnière de celui de Roch. Déchirée entre son amour et la nécessité, elle craignait de périr immergée dans un autre univers que le sien, sans personne d’autre que Roch pour la comprendre, pour la guider. Et pourtant, si tel était le prix à payer pour vivre son amour, elle suivrait Roch au bout du monde. Elle aussi ne pouvait concevoir d’être séparée de lui. Dès lors, elle ne pouvait plus que monter en croupe derrière lui, son corps d'un blanc presque transparent enveloppé dans la cape de son amant, et se laisser enfermer entre les remparts crénelés de la forteresse royale.        

 

                                              *

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