Flots et sanglots
Armelle Lecas
Cyrielle était une vraie éponge.
Dès qu’une émotion passait non loin d’elle, elle l’absorbait et la ressortait quelques instants plus tard à grands renforts de larmes. Cyrielle était une éponge et … une madeleine. Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle se voit pleurer pour un rien : une feuille volant dans le ciel, une image de chaton, une joie, une phrase triste, une peine, une histoire sentimentale, … tout la fait pleurer.
Avant d’attaquer un livre, un film, une bande dessinée, un CD musical, … elle s’équipait d’une grosse quantité de mouchoirs en tissus brodés à ses initiales en prévision des futurs torrents lacrymaux. Cyrielle a donc banni de sa vie tout ce qui attrait aux émotions, aux sentiments, aux belles histoires tristes, romantique, … Sur ses étagères, des livres historiques ou philosophiques dénués de tout sentiment et donc de larmes.
Par ce malheureux don de la nature, Cyrielle est devenue une grande historienne, spécialiste de la culture khmère. A force de plonger dans la poussière des cultures, des peuples, des pierres, Cyrielle a asséché ses larmes.
Aujourd’hui est un grand jour, son grand jour. Non, il ne s’agit nullement de son mariage mais de son discours d’entrée à l’Académie Française.
Cyrielle s’empêche d’imaginer, de réaliser qu’elle est la première personne spécialiste d’une culture étrangère à entrer dans cette noble institution, qu’elle est aussi la première personne de moins de 35 ans invitée à y siéger, et que ces deux honneurs reviennent à elle, une femme. Elle s’empêche d’y penser pour ne pas céder au trac et à la panique par des flots de larmes salées.
L’heure fatidique approche.
Glissant sa tête dans l’entrebâillement des lourds rideaux de velours rouges, elle aperçoit ces sages, ces hommes de lettres. Devant toutes ces têtes perruquées, devant ces vêtements d’apparat hors d’âge, Cyrielle ne peut s’empâcher, … npon pas de pleurer, mais de rire. Un rire franc, sec, dépourvu de larmes. Première fois de sa vie qu’elle rit sans pleurer.
Bravant la foule, elle s’avance d’un pas assuré, s’installe à la tribune et commence d’une voix claire son éloge pour son maître depuis tant d’années : Jacques Prévert.
« Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu'il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur. »