Forêt-Noire
Marie Claude Santucci
Aujourd’hui, tout m’invite au voyage, des petits riens comme le désir de préparer mes bagages, l’été qui approche me donnant un sentiment d’indépendance, de liberté, inconnu pour moi durant ces années de travail. Responsable des achats, je me déplaçais dans différents pays afin de négocier des contrats au nom de mon entreprise.
Mes départs fréquents déchainèrent une grande quantité de reproches, injustifiés à mon avis, de la part de mon mari qui finit par disparaitre sans bruit de ma vie, préférant surement une existence beaucoup plus calme. Le divorce fut prononcé par consentement mutuel aidé en cela par l’absence d’enfant ou d’un quelconque animal. Ce vide fut largement compensé par cette course effrénée et les années passèrent très vite, trop vite peut-être.
Ce fut lors d’un déplacement en Allemagne que je connus Gunther, cadre dans une entreprise de textile. Logeant dans le même hôtel, nous passions chaque soir un agréable moment autour d’une boisson. Il était exubérant, fougueux plaisantant de tout, intarissable d’anecdotes truculentes se déroulant entre lac et forêt. Il décrivait avec des détails pittoresques la beauté de sa région, titillant ma curiosité et mon désir de connaitre cet endroit merveilleux. J’éprouvais un vif intérêt à écouter ses histoires et le pressais de tant de questions qu’il me révéla, comme une confidence, le nom de cette contrée sauvage.
- La Forêt-Noire, me dit-il un soir, en reposant sa tasse de thé sans remarquer l’émotion provoquée par cet aveu.
La Forêt-Noire ! Mots magiques qui déclenchèrent en moi une quantité de souvenirs. Un brouhaha accompagnait la petite fille de sept ans que j’étais, dévalant la pente vers une faible lueur lointaine, sans doute un ruisseau, qui brillait dans la forêt.
- Votre café refroidit, s’étonna-t-il, en m'effleurant le bras pour me tirer de mon rêve.
- Belle contrée, lui répondis-je, en le quittant prestement sans révéler mon trouble.
Surpris de ma réaction, il me sourit, me tendit sa carte de visite et me pria de lui téléphoner lors d'une éventuelle venue.
- D’accord, bredouillais-je en lui souhaitant bonne nuit.
Nous retrouvons dès le lendemain, chacun de notre côté, nos contraintes respectives et très vite le rythme quotidien me fit oublier ma promesse.
Maintenant, jeune retraitée, ma vie se déroule sans aucune obligation associative ou autre, et je ressens une curieuse sensation de plaisir à l’idée de le revoir et au désir inavoué de découvrir sa région, " La Forêt-Noire ".
Je fouille fébrilement dans un tiroir pour en extraire le sésame, agrafé à une carte routière, et j’entrepris de lui téléphoner sans attendre. Dès la première sonnerie, il répondit, fort étonné de m’entendre, et je trouvais immédiatement de " vraies-fausses " excuses pour justifier mon silence et lui annonçais que je pensais venir pour visiter sa région. Un hourra joyeux accueillit ma proposition présageant des sorties agréables.
Nous convenons sur-le-champ de nous retrouver dans un hôtel de la ville touristique de Fribourg en Brisgau.
Une fois la conversation terminée, je consultais attentivement mon itinéraire avant de prendre la route en direction de la Forêt-Noire pour éviter de me retarder en faisant des étapes inutiles.
Mes préparatifs me laissaient le loisir de vagabonder dans mes souvenirs me ramenant à chaque rentrée scolaire où nous racontions devant tous les élèves nos " grandes vacances " d’été. Nous écoutions attentivement chaque récit et celui de mon camarade Jérôme capta plus particulièrement mon attention cette année-là.
Ses vacances passées à parcourir la forêt, où les arbres si proches les uns des autres gardaient la nuit, me subjuguaient. Des yeux de loups et de monstres le regardaient s’écorcher le visage et les jambes aux branches tandis qu’il suivait les traces d’un sanglier.
Ces arbres noirs me fascinaient, car chez nous, les pins verts de la forêt laissaient filtrer les rayons du soleil. Ils guidaient mes pas pour ramasser les champignons, mais les créatures monstrueuses et terrifiantes ne se tapissaient pas derrière un bosquet, ce qui enlevait toute la magie à mes promenades.
De retour à la maison je racontais, excitée, les aventures de Jérôme à mes parents et leur demandais d’aller aux prochaines vacances dans la " forêt noire ". Les détails entendus en classe et mon imagination faisant le reste je leur démontrai que mes vacances passées chez ma grand-mère au bord de la mer étaient somme toute banales et aussi répétitives. Les baignades et la pêche à la crevette étaient mes principales occupations. Bien sûr, parfois je partais pour une escapade en bateau, mais c’était incomparable avec l’expédition de Jérôme.
Régulièrement tout au long de l’année je rappelais à mes parents mon désir de connaitre la " forêt noire " et j’entendais chaque fois la même réponse : " on verra ".
Un soir, mon père m’annonça enfin notre départ, après des mois partagés entre espoir et désespoir.
- Demain, tu diras au revoir à tes camarades, car nous commençons notre voyage et nous ferons escale dans la Forêt-Noire puisque tu veux connaitre cette région.
J’étais excitée de bonheur, non seulement je manquais l’école, ce qui était exceptionnel pour moi, mais surtout mon rêve se réaliserait.
Tout en me remémorant cet évènement de mon enfance, je m'apercevais soudain que mes valises étaient terminées et je décidais de prévenir mes voisins de mon départ pour une durée indéterminée.
Maintenant au volant de ma voiture, chemin faisant, j'ignorais vers quoi je m’aventurais, mais j’étais impatiente de redécouvrir cet endroit.
Tandis que j’arrive à destination, je repère l’hôtel où Gunther m’attend en lisant son journal sur la terrasse. Je le trouve un peu changé avec ses cheveux blanchis, mais il est toujours aussi séduisant. Il se précipite pour m’aider à décharger mes bagages et après les effusions d’usage je lui avoue que durant l’enfance j’avais séjourné peu de temps dans la région et que j’étais impatiente de retrouver ces lieux.
- Excellent, déclare-t-il, par où commençons-nous ?
- J’aimerais aller à Falkau!
Les excursions commencèrent par " la route verte " en m’expliquant que la région, très touristique, bénéficie d’un climat semi-continental, mais relativement doux. L’écoutant à peine, je le guide vers le chemin emprunté enfant et non effacé de ma mémoire.
Bordant toujours cette route sinueuse, j’examine, le cœur battant, la forêt dense aux sapins majestueux qui forment une immense ombrelle contre les rayons du soleil.
Gunther respecte mon silence et je laisse libre cours à mes pensées.
Le nez, collé à la vitre, je scrute les troncs d’arbres dans l’espoir et aussi la crainte d’apercevoir les yeux brillants, des créatures imaginaires. Je suis déçue de redécouvrir, en haut de la colline, cet imposant bâtiment toujours orné de géraniums, absolument identique à l’image de mes souvenirs et surplombant une prairie fraîchement tondue.
La construction massive et les fenêtres alignées sur deux niveaux, éclairées par les rayons du soleil, semblent dessiner le reflet des visages disparus.
La voiture se gare devant la même terrasse de ce qui est actuellement un hôtel et mes pas foulent le carrelage inchangé, noir et blanc du hall d’entrée. L’escalier en pierre invitant le voyageur à monter à l’étage pour rejoindre les chambres est toujours aussi imposant.
Sans me rendre compte du moment passé à m’imprégner de cette bâtisse, une employée fort étonnée de mon comportement me propose, comme autrefois, de m’accompagner pour la visite des lieux.
- Va avec la jeune fille le temps de déposer les valises et remplir les formalités, me propose Gunther.
- Madame ?
Je me laisse guider machinalement, pénètre dans une pièce toujours meublée par des lits disposés les uns près des autres, conservant ainsi son aspect de dortoir: " Ma chambre " comme l'avait appelée mon père.
Sur ma gauche, en entrant, je remarque une grande armoire remplaçant la loge du surveillant, seule nouveauté apportée dans la disposition de la salle
Les images de la femme que je suis devenue et celles de la petite fille qui chantait pour ne pas s’endormir durant la sieste se superposent. Cette pièce me laisse une impression douloureuse d’abandon, mon cœur se serre et les larmes embuent mes yeux.
Distraitement, je me dirige vers la fenêtre ouverte et je revois, en me penchant, la voiture de mes parents suivre doucement les sinuosités de la route.
Je venais d’être déposée comme un paquet, pour de longs mois, sans un dernier au revoir, dans un sanatorium.