FREAKY'S : Le dernier show...

agathe

Une nouvelle, mise en voix, sur l'amour prêt à tout, sur la solitude à deux. https://soundcloud.com/agathe2014/freakys-show


"M'man regarde la drôle de dame à deux têtes ! "

Habituée aux cris incrédules des enfants et aux rires de leurs parents qui nous montrent du doigt, je tourne à peine la tête dans la direction des voix. Je serai bien en peine de toute façon, Suzon a décidé de regarder dans la direction opposée. Suzon, c'est ma sœur de cœur…et de foie…On partage presque tout…Surtout les choses vitales…on vit absolument l'une pour l'autre…enfin plutôt l'une grâce à l'autre d'après ce que j'ai compris. Je suis bien obligée de la supporter, alors je fais avec, puisque je ne peux pas faire sans…vingt ans que ça dure.

Moi c'est Suzy. Oui je sais, nos parents ne se sont pas trop posés beaucoup de questions pour nous trouver des prénoms attrayants, mais il faut bien reconnaître que nous ne le sommes pas vraiment… et puis ils n'ont pas eu le temps, vu qu'ils se sont débarrassés de nous quelques heures après notre naissance, à ma jumelle et moi. « Suzy et Suzon, çà ira bien, emportez- les vite que je ne les vois plus » a dit mon père à la sage-femme. C'est comme çà qu'on a grandi au cirque Gandini. On n'a jamais connu nos géniteurs.

Notre vraie famille, c'est Gina la femme girafe qui a dodeliné de sa tête posée sur un cou de trente centimètres pour dire oui, et Pépito, son mari, nain de père en fils depuis trois générations. Ils sont devenus nos parents d'adoption. Gina et Pépito forment un couple surprenant, mais en totale harmonie avec l'idée du « Freak Circus Gandini », et pour eux, cela ne pose aucun problème de vivre avec des sœurs siamoises…

 C'est beau l'adjectif « siamoises » ça fait exotique. Pourtant je vous assure qu'il n'y a rien d'exotique à être collée à sa frangine vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je vous passe les détails les moins croustillants… Le F.C.G « tourne » neuf mois de l'année sur Amphétrion, et fait la pause pendant les trois derniers mois, pour cause de fêtes de carnaval. Les parents sont en quête des plus beaux déguisements pour leurs rejetons et se précipitent dans les magasins, au lieu de les emmener se distraire au cirque. C'est comme ça tous les ans, on le sait, mais ça complique bien la vie, car Monsieur Gandini nous met au chômage technique, et tout le monde sait que les indemnisations des intermittents du spectacle sont aussi compliquées sur Amphétrion que sur la Terre.

Bref ! Tout çà pour vous dire que le dernier show a lieu cet après-midi, et que dès ce soir, on doit partir d'ici. Pour aller où ? C'est bien çà le souci. Moi je voudrais partir avec mon amoureux, rien que nous deux… Je ne vous ai pas dit que j'avais un amoureux ? Il s'appelle Luigi, mais son nom de scène c'est « Luigi, l'homme caméléon ». Sur scène, il a un numéro hilarant au cours duquel il attrape les mouches avec sa langue.

Ah sa langue …Il embrasse comme personne mon Luigi. On s'aime et on voudrait vivre ensemble, seulement voilà, il ne veut pas faire ménage à trois et n'en peut plus de Suzon. En fait, pour vous expliquer, je suis plutôt d'un genre un peu déluré, bien décidée à profiter des belles choses de la vie de monstre, et l'amour avec un homme caméléon en fait partie. Suzon elle, est très timide et introvertie, et elle a beau fermer les yeux quand Luigi m'embrasse, elle ne peut s'empêcher de ressentir l'émotion qui m'envahit, et en retour elle rougit violemment.

Forcément, du fait de nos connexions, l'afflux sanguin se transmet à mon propre visage et je vous laisse « ipaginer » l'effet que cela peut avoir sur un caméléon en train de vous embrasser ? Hier mon Luigi arborait un magnifique costume bariolé en arrivant. Ah qu'il était beau ! Un baiser plus tard, il était devenu rouge vif, comme Suzon et moi.

Non la situation est ingérable et ne peut plus durer ! Il faut qu'on se sépare Suzon et moi. Et c'est ce soir que notre avenir va se jouer. J'ai proposé à Carlos, le lanceur de poignard aveugle de nous prendre comme assistantes dans son dernier spectacle. Je sais que je prends un grand risque mais « la fin justifie les moyens », dit toujours Monsieur Gandini. La fin est de me débarrasser de Suzon, et le seul moyen que j'ai trouvé est de faire en sorte que Suzon prenne le coup de poignard fatal qui nous enverra à l'hôpital. Là-bas, les docteurs ne pourront faire autrement que nous sauver, même si les monstres n'ont pas de sécurité sociale.

Sur Amphétrion, dès l'instant où l'on a un employeur, les médecins ont obligation de tout mettre en œuvre pour nous sauver, car nous représentons une manne pour l'économie. C'est là, la grande différence avec la planète Terre, Ici les « freaky's » comme on nous appelle, sont appréciés car ils peuplent la majeure partie des cirques et des parcs d'attraction et font gagner beaucoup d'argent aux lobbies du loisir. C'est la raison pour laquelle tous les monstres ont émigré sur Amphétrion. Ce soir, dernier jour de travail, c'est donc ma dernière chance…

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Ca fait mal, juste là dans mon ventre, à l'endroit qui nous rassemble Suzon et moi. Il y a cette tache rouge qui s'élargit de plus en plus entre nous deux. C'est chaud et poisseux. Je n'ai pas encore entendu la sirène de l'ambulance. C'est long parfois… Suzon a fermé les yeux depuis une heure déjà, et à mon tour la faiblesse envahit mon cerveau…pleins d'images dans la tête…les joues rouges de Suzon, le sourire de Luigi, les regards bienveillants de Gina et Pepito…les rires moqueurs des enfants …et tout au fond du tunnel, auréolés de lumière, j'aperçois un homme et une femme se tenant par la main…on dirait Luigi et moi. La lumière clignote…Luigi et Suzy…Suzy sans Suzon…enfin libres… La lumière vacille…tremble un peu…puis s'éteint.


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