Freedom and the Black Jaguar
julie-m
Los Angeles, Avril 1990
C'était un sujet tout bête, tout simple, choisi par ma prof de photo, en première année de Graphic Design & Visual Communication Studies à U.C.L.A : Freedom. Il fallait montrer, en une seule photo, en noir et blanc, notre interprétation de ce thème si précieux. America, the country of freedom and dreams. La liberté, je la vivais tous les jours par le simple fait d'être là-bas.
Je ne me souviens pas comment je me suis débrouillée pour me retrouver au Zoo de Los Angeles ce jour là - je n'aime pas les zoos. J'avais prévu de faire une petite virée Downtown L.A., peut-être à la recherche d'un mur avec un "freedom" graffiti ou quelque chose comme ça. Ringard comme idée, je sais... La photo n'a jamais été mon fort. Je préfère l'illustration. J'ai dû me tromper d'autoroute, ça m'arrivait souvent à l'époque, j'étais installée depuis peu à Los Angeles et je n'avais pas encore maîtrisé le réseau routier qui encerclait et perçait tout à la fois cette ville démesurée. En me rendant compte de mon erreur j'ai dû râler et songer à faire demi-tour mais c'était déjà trois heures passées, et je n'avais pas envie de me retrouver coincée dans les bouchons de la 110, la plus vieille autoroute de Los Angeles, celle qui mène au coeur du Downtown. J'ai dû me dire, maintenant que j'y suis... Je me suis garée et j'ai suivi la foule, appareil photo à l'épaule.
Le zoo était noir de monde. Le bruit, la foule, l'agitation m'ont fait tourner la tête. Il faisait chaud, j'avais soif, tout d'un coup je me sentais mal. Cette visite était une erreur. J'ai pris la première allée venue, me disant que je ferais mieux de sortir de là le plus vite possible et rentrer chez moi, tant pis pour les embouteillages. C'est là que je l'ai vu. Je me suis arrêtée net. Je me suis dit: ne t'approche pas... mais je me suis approchée quand même. Il était magnifique. Je ne voyais que lui. Il ne bougeait pas. C'était comme s'il attendait que je marche vers lui, ou comme s'il s'en foutait complètement. Comme s'il ne me voyait pas, ni moi ni personne d'ailleurs.
Il était allongé sur un banc à l'ombre d'un arbre pas très haut, mais aux branches assez solides pour supporter le poids d'un homme, par exemple, sans casser. Il était parfaitement immobile, on aurait pu le prendre pour une statue, une belle statue noire et luisante, si ce n'était pour quelques frémissements, quelques ondes en sourdine qui parcouraient son corps longiligne, engourdi de chaleur et d'ennui. Il dormait ou faisait semblant.
Un jaguar noir. Je n'en avais jamais vu auparavant. J'étais fascinée. J'ai pris mon appareil, fait une mise au point rapide, appuyé sur le déclencheur. En ce temps-là les iPhones et autres smartphones avec caméra mega pixels et zoom automatique n'existaient pas, ou seulement dans les rêves de Steve Jobs. Le bruit, ce petit clac infime au milieu d'une masse de sons indistincts, l'a sorti de sa torpeur.
Lentement, avec une grâce et une lassitude infinies, il s'est levé de son banc, est venu à ma rencontre avec cette inimitable démarche de félin, qui soulève à peine la poussière et ne laisse pas de traces. Soudain, nous étions si près l'un de l'autre que je pouvais distinguer chaque courbe, creux et méplat du museau au front et jusqu'aux oreilles, que j'ai trouvé étonnamment petites... Sans le toucher, je devinais la douceur de la fourrure, entre les yeux, là où tous les félins adorent qu'on les caresse. Il me fixait étrangement, je me suis dit qu'il devait m'imaginer en proie et qu'il aurait eu grand plaisir à me dévorer.
Je ne risquais rien. Il y avait les barreaux de la cage entre lui et moi, entre lui et le monde. Sauf que le monde, pour lui, avait cessé d'exister. Il lui avait été retiré. comme l'indiquait la plaque à son nom (qu'il avait reçu en échange de sa liberté), il y avait deux ans, lorsqu'il s'était fait capturer dans sa jungle natale, et ramener ici pour y vivre le reste de ses jours dans 50 m2 d'habitat factice où il ne pouvait plus courir ni chasser ni sauter ni rien. Prison à vie, sans appel, sans espoir d'en jamais sortir.
Il ne me quittait pas des yeux. Je m'abstiendrai de faire usage de qualificatifs aussi ronflants que superflus pour décrire ce regard. Je ne le décrirai même pas, ce serait l'insulter. Si vous avez besoin qu'on vous dise ce qu'il y avait dans ce regard, vous êtes à plaindre.
J'ai pointé mon objectif, fait une très soigneuse mise au point. Pour une fois, tout était parfait: cadre, lumière, focus. Tout. J'ai pris la photo. Un gros plan du jaguar, derrière ses barreaux. Il a alors poussé un long, très long feulement. M'a regardé à nouveau. Puis a lentement tourné le dos pour rebrousser chemin. Mais il ne s'est pas éloigné en marchant. À la place, il a bondi. Un bond improbable, puissant et précis, qui s'acheva en souplesse et silence sur son banc sous l'arbre nain. Un bond comme il devait en faire dans son habitat naturel. Un bref moment, l'espace de ce bond, il était de nouveau libre et vivant. Et puis il est retombé dans sa torpeur, a repris sa longue attente au bout de laquelle il n'y avait rien. La magie du moment s'est évanouie, disparue derrière le rideau des paupières fermées sur des yeux qui ne voulaient plus rien voir ni rêver, juste oublier.
Une mère et son enfant sont arrivés, dissipant les derniers traces de ce moment d'équilibre parfait. Le gamin s'énervait parce qu'il voulait que le jaguar se lève, marche et parade dans sa cage comme le gros gentil chat qu'il n'était pas. "Maman, Maman" hurlait-il au bord de l'hystérie, "Je veux le voir sauter ! Fais-le sauter encore une fois." Il tapait des pieds et jetait des cailloux en direction de la cage, tandis que sa mère regardait la scène avec des yeux de vache morte. J'ai eu envie de vomir parce que c'était pour l'amusement de ces gens-là que le jaguar pourrissait lentement au fond de sa cage. J'ai dit à voix bien haute, m'adressant au jaguar " Je te souhaite de mourir bientôt." Outrée la mère m'a apostrophée : "Comment osez-vous dire une telle chose ? La vie, c’est sacré !". "La liberté aussi" ai-je répondu, et je suis partie. Il est des batailles qui ne valent pas la peine.
J'ai présenté quelques jours après la photo du jaguar à mon cours de photographie. J'en avait fait un poster, avec cette légende en lettres rouges: "Une existence dépourvue de liberté est comme un corps sans âme." (Kahlil Gilbran). Ma prof l'a examiné attentivement, et fait ce commentaire: "C’est un beau portrait, mais hors-sujet. Le sujet était la liberté." J'ai souri: "Je montre la liberté en montrant l’absence de liberté." Bien sûr, ce n'était pas vraiment ce qu'elle attendait de nous. Elle voulait quelque chose de plus glamour, doux et brillant comme une page de pub dans un magazine, et je lui avait sorti un truc déprimant et pas vraiment flatteur. "Evidemment" a-t-elle dit avec un petit sourire en coin, avant d'ajouter "Vous êtes tellement française..." "En effet" ai-je répliqué du tac au tac, et elle en est resté là. Il est des batailles qui ne peuvent se gagner.
A la sortie du cours une de mes camarades m'a interpellée. Rosario, une Nicaraguayenne, une étrangère comme moi. "J’ai aimé ta photo." m'a t-elle dit. "Pour moi, c’était la meilleure." Je lui ai raconté toute l'histoire... Elle m'a dit "Tu es liée à son esprit. C'est ton animal-gardien maintenant. Ton totem." J'ai éclaté de rire. Je ne crois pas à ce genre de choses, et je lui ai dit. Mais elle a insisté, m'a expliqué que dans son pays on ne le prenait pas à la légère et que si ce que je lui avait décrit était vrai, alors il n'y avait pas de doute, que nous avions tous un animal-totem et que j'avais rencontré le mien. On est allé boire un café, j'aimais bien Rosario et même si je ne croyais pas ce qu'elle me disait, j'aimais bien la façon dont elle le racontait. Toutes ces histoires d'esprits, ces belles légendes, pas obligé d'y croire pour les aimer, n'est-ce-pas? Rosario insistait: "Ce n'est pas parce que tu ne crois pas à quelque chose qu'elle n'existe pas. Il faut en accepter au moins la possibilité."
Et on aurait pu en rester là. J'ai rangé la photo du jaguar, je n'aimais pas la regarder. Totem ou pas, c'était un animal en cage, et ça je déteste...
Peu de temps après, Rosario m'a invitée à prendre un café entre deux cours. "Je suis allée au Zoo ce weekend avec ma tante et ses enfants. Ils sont venus en visite. Je suis allée voir ton Jaguar." "Ce n’est pas mon jaguar" ai-je dit. Elle n'a pas relevé. "ton voeu a été exaucé ; il est mort il y a deux semaines." "Alors il est libre à présent." ai-je dit avant de fondre en larmes comme une idiote.
C'était il y a plus de vingt ans. Il ne me reste plus rien de mon jaguar à part un négatif sans doute rongé par l'humidité au fond d'une boite dans un garde-meuble de l'autre coté de l'océan, et le souvenir de ce moment qui ne s'efface pas.
Je persiste et signe: je ne crois toujours pas aux totems. Il n'était pas mon animal-spirit, juste un jaguar infortuné qui avait eu la malchance de se faire capturer.
Mais alors, pourquoi vient-il si souvent me hanter dans mes rêves, et ailleurs, lorsque je laisse ma pensée aller où elle veut ? Pourquoi faut-il que je pleure en écrivant ces mots ? Et pourquoi, alors que je commençais à écrire ce texte, suis-je tombée par le plus complet des hasards sur un poème de Rilke (La Panthère) que je ne connaissais pas et qui résume si bien ce que j'ai ressenti ? Pourquoi, simplement, ai-je choisi ce sujet plutôt qu'un autre ? Rosario dirait "Ce n'est pas parce que tu ne crois pas à quelque chose qu'elle n'existe pas." Et pour une fois, je vais laisser quelqu'un d'autre que moi avoir le dernier mot.