Frère(s)

B

Ecrite en 2003, Frère(s) explore la réalité sublimée de la fraternité à travers les journaux intimes de deux frères ennemis, Jules et Charles.

I & II
CHARLES Jeudi 3 avril 1997
Aujourd'hui, Jules est allé à la bibliothèque. Ça faisait trois semaines qu'il n'était pas sorti. Il ne fait plus rien.
Jules, c'est mon frère. Il est étonnant de noter que c'est la première personne dont je parle dans mon journal : je le déteste, il ne fait rien. Il reste tout le jour dans sa chambre, allongé sur son lit. Quoi qu'on lui demande, un son incohérent sort de sa bouche en guise de réponse. C'est énervant, il a tout le temps l'air de dire laissez moi tranquille, je suis à l'ouest, ne me parlez pas, je ne comprends rien, laissez-moi vivre à coté de la plaque.
Un jour, l'année dernière, nous avons parlé tout les deux. C'était le début du printemps. C'était le matin. Il y avait du gel sur les vitres de la véranda, et, dans le ciel d'un bleu pur, immense, le soleil commençait à chauffer. Par la grâce de cet instant, je communiais avec la nature. Je me sentais porter à dire : « je t'appartiens » à cet édifice inconnu, infini. C'est important de sentir cette force : sans elle, de telles affirmations sonnent absurdes. Je crois que je ne me sentirais pas humain si elle ne m'apparaissait parfois ainsi : sans borne, sublime, supérieure. Il pourrait y avoir mon frère, je ne me sentirais pas véritablement humain sans ce sentiment d'avancer sans le vouloir : le sentiment de la vie.
Ce jour-là, mon frère me dit sans honte: « je ne me suis pas décidé à mourir à temps. Je ne suis toujours pas décidé à vivre –c'est trop difficile. Je veux rêver ». Lorsque je lui fis remarquer le ciel bleu, le soleil, les jours qui s'allongeaient, les arbres, bref tout ce que la nature avait d'éloquent, il me répondit, prenant sur son transat une position franchement hostile : « Laisses-moi tranquille, Charles. Laisses-moi rêver.»
Qui n'en aurait profité ? J'aime tellement mon frère, vous comprenez…
Je lui dis : « Sens la vie, Jules. Respires l'air ! Le ciel, le verger qui sera plein de fruits en juin, l'herbe verte que la neige couvrait encore la semaine dernière, ces mouvements de la nature auxquels nous ne pouvons rien… Tout cela ne te rend-il pas joyeux, léger, confiant dans l'avenir ? » Je réfléchis une seconde et j'ajoutai, par une association d'idée miraculeuse : « Et comment peux-tu rêver si tu n'es pas joyeux ? Si ton âme n'est pas légère comme ce jour ? » Mon frère ne m'écoutait déjà plus, absorbé par la confection d'un joint énorme : le matin, surtout au printemps, mon frère ne rigole pas avec les instincts.
Je lui ai quand même demandé : « Quels rêves as-tu, Jules, si ce monde enchanteur n'a pas de prise sur toi, si vivre ne te donne cette irrépressible envie de grandir -qui me suffit pour être rassuré ? Si tu ne trouves ici ta mesure, à quoi peux-tu donc rêver ? »
Il n'entend pas : il allume son joint énorme. Il laisse flotter sur moi ce regard absolument compréhensif qui peu à peu se vide de tout désir pour ne plus rien voir. Je vois ces paupières lourdes, sombres rendre mon frère aux images tristes qui retiennent son affect, ses idées, toute son humanité dans le silence de cet humus, de ce qui lui reste d'une âme torturée par l'amertume, la honte –et la médisance.
Lorsque je sortis au jardin, ce jour-là, ses paupières étaient closes. Depuis ce jour-là, nous n'avons plus parlé franchement. Il se borne à cette amertume que j'ai détestée plus que la guerre. Nous sommes distant. Nos relations sont gelées. Nous ne nous raccorderons jamais. Je n'espère plus qu'il me comprenne. Je n'espère plus le comprendre un jour. Je préfère oublier que c'est mon frère.
Je préfère penser que je suis fils unique.

JULES Vendredi 4 avril.
Je me suis efforcé, nom de dieu. Si quelqu'un savait ce que je me suis efforcé par ma seule volonté. Je me suis efforcé comme un lézard en bord de mer pour atteindre un coin de soleil. Je me suis efforcé comme cette vieille qui refuse de craindre pour son bien. Je me suis efforcé comme elle, quand elle s'est fait piquer son sac à main. Je me suis efforcé comme un être humain dénaturé et qui se dénature encore parce qu'il a compris que c'était sa nature.
Je ne fais plus d'effort.
Plus loin c'était la mort.
J'ai décidé l'arrêt de mes souffrances.
Je m'aperçois que je ne peux pas revenir en arrière sans effort, sans souffrir.
Je m'aperçois que tous acceptent les efforts.
Je m'aperçois que j'ai pris une mauvaise décision.
Je dois revenir en arrière. Je dois m'efforcer de nouveau.
Pourtant, je ne veux plus faire d'effort…

CHARLES Vendredi 4 avril
J'étais dans la salle de bain ce matin, j'ai entendu du bruit dans la chambre de Jules. J'ai entendu la chaise de son bureau glisser sur le parquet. Il n'utilise plus la table depuis qu'il a eu son bac.
Il a eu son bac, mais comme il n'avait pas choisi de section, il s'est retrouvé sans rien faire à la rentrée. Moi j'ai choisi le droit pour préparer le concours de science-po. Lui a longtemps hésité entre lettres et philo. Je crois qu'il hésite encore aujourd'hui- ça fait quand même trois ans ! Moi, j'ai finalement intégré l'IPFES. Le journalisme n'est pas forcément ce que j'avais imaginé et l'école n'est pas la meilleure, mais il y a moyen de travailler et ça, j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
D'habitude, mon frère descend à la véranda vers huit heures. Il y fume son premier joint. Quand je pars –entre huit heures et dix heures- il est encore là. Il ne regarde pas la télévision, il ne lit pas, il ne touche à rien, il ne bouge pas. Quand je reviens –entre dix-sept heures et vingt heures- il est allongé sur son lit, volets clos. Je reste un instant à la porte pour le regarder. En général un bref mouvement de son coude, comme pour éloigner la lumière de ses yeux, me signale qu'il est éveillé –et qu'il m'a vu. Alors, je n'ai plus qu'à m'en aller.
Ce soir, son lit était vide. Je suis descendu dans la véranda, personne. J'ai regardé dans la cuisine, personne, et dans la salle de télévision, personne. Il est sept heure et demi : mon frère n'est pas chez nous.
Il est allé à la bibliothèque hier. Aujourd'hui, je ne sais pas où il est et je préfère penser à autre chose.
Aujourd'hui, j'ai revu Isabelle à l'école. Isabelle est en troisième année. Elle donne des cours de méthodologie aux jeunes élèves de première année. Moi, comme j'ai déjà fait deux ans de droit, j'ai moins de problème. Je l'aide un peu en cours. On dirait qu'elle m'apprécie.
Je l'ai croisé, par hasard, à la cafeteria. Elle était assise à une table, avec des amis de sa promotion. J'étais à la machine, je choisissais mon café. Je savais qu'elle me verrait à un moment ou à un autre.
J'ai appuyé sur le bouton. Je me suis retourné. Nos regards se sont croisés. La machine a sonné. J'ai pris mon café. Lorsque je me suis avancé dans la salle pour choisir une table, j'ai senti un brouhaha près d'elle. Je me suis assis rapidement. J'ai regardé vers elle : ses amis la saluaient. Elle les a suivies quelques mètres, comme pour finir une conversation. Lorsqu'elle est retournée à sa table, elle a froncé légèrement le sourcil droit en me voyant. J'ai baissé le nez sur mon café. J'ai relevé la tête, elle me regardait. Je l'ai regardée ; elle a baissé la tête. J'ai commencé à boire mon café. Il était très chaud, je ne m'y attendais pas.
Je me suis levé. Je l'ai regardée. Je me suis approché en silence. Ses papiers couvraient la table entièrement. Elle a levé la tête vers moi. Elle a fait « Ah, bonjour Charles » en me voyant. Je lui ai souri. J'ai souri.
Elle a sans doute remarqué que le temps durait et que cela me plaisait. Elle a dit « excuses-moi », et elle a repris sa lecture. Elle a soulevé des feuilles qu'elle ne désirait plus lire, les a rangée en tas, en a prise une. Comme elle s'enfermait dans sa lecture, je suis parti.
Sur la route, son image, son odeur, tous les petits rêves que je fais d'elle m'assaillaient. Je me délectais. Je suis rentré et l'enchantement a cessé. Une légère et languissante inquiétude a remplacé le manège. Elle se dissipera certainement quand mon père sera rentré.
Quand à mon frère, je préfère encore penser à autre chose.
J'ai quelques articles à lire avant le dîner.

JULES Samedi 5 avril
Je me réveille ; je ne sais pas ce que j'ai fait hier. C'est absolument désastreux de savoir que les efforts d'une vie ne seront jamais méritoires. Si on me demandait pourquoi je les ai fait, où j'ai appris à les faire, je répondrais : « c'est moi tout seul qui les ai faits ; et je ne les aurais jamais faits si un autre que moi les avait seulement su.»

CHARLES Samedi 5 avril.
L'égocentrisme de mon frère me fascine. Ce matin, je l'ai entendu descendre à la cuisine. Mon père prenait sa douche. Il ne lui a pas préparé de café. Il est certainement remonté avec le thermos, je ne le trouve plus. Mais qu'est-ce qu'il peut bien faire avec tout ce café ?
Je m'inquiète. J'ai peur pour lui, pour moi, pour mon père. Le Haschisch le calmait. Cumuler les effets des deux produits peut engendrer des troubles de la personnalité. Je ne peux rien pour lui. C'est un type buté. Enfant déjà, il acceptait à contre cœur ce qu'il devait faire. Dans l'action, il a toujours cet air de chat dérangé. Il ne s'en rend pas compte. Je préfère penser à autre chose.
Tiens, il commence à y avoir des bourgeons sur les rosiers. Je vais tailler.

JULES Dimanche 6 avril
Je crois qu'on est définitivement obligé de se détester pour être heureux.
Je commence à croire en ma chance.

CHARLES Dimanche 6 avril
S'il y avait une saison… Isabelle. Je suis rompu.
Sortir ? Une brume épaisse hante le verger. Qui va sortir le premier ? Mon père ? Mon frère ?
Jules vient de sortir. Il marche pied nu dans le jardin. Il rentre vite. Il a du prendre froid.
Il y a du relâchement dans son attitude. C'est inutile de penser à faire quoi que ce soit.
Isabelle.
Mon père descendra certainement avant moi.
Il y a des grèves en ce moment, et son travail lui demande beaucoup.
La tristesse que de vivre entassés, de mordre le même pain que celui qui vous a donné le jour –et la nuit-, celui qui, à vos yeux, mérite le repos entre tous,.
Il descend. Son pas lourd, lent, régulier n'a pas changé depuis que je m'en souviens.
Je n'ose imaginer les sacrifices d'un homme qui tient à la souplesse et à la vigueur de son pas, qui vieillit sans renoncer au rythme de sa jeunesse.

JULES Lundi 7 avril
Je n'ai même pas l'amour pour configurer ma peine. Mon idéal est loin. J'aime le désespoir car je n'aime rien, ni personne. Aucune voix ne pénètre mon âme.
Pas moyen d'éclairer mes yeux opaques, d'aérer mon cerveau mort sans avoir rien su.
Je dois tuer le remords et fuir l'enfer de l'inertie.
Mais je vis malgré moi. Mais je n'ai qu'à errer…

CHARLES Lundi 7 avril
L'homme, c'est la bête qui se casse le dos inutilement. L'homme, c'est la bête qui écrit.
Je suis en retard et le cours d'Isabelle
J'y vais.

JULES Mardi 8 avril
Il faut que tu te rappelles bien que, si tu entreprends d'écrire tous les jours là-dessus, c'est pour imiter ton frère –parce que tu veux savoir si la recette du bien-être marche aussi pour toi.
Voici trois ans que je me demande si je suis fait comme les autres, trois ans que j'ai peur de répondre, trois ans que je fuis la première issue vers la vie, que je refuse d'accepter l'espoir nécessaire et l'inéluctable échec.
Je me suis réveillé avant l'aube. Il est presque dix heures. Mon mal de tête appelle.

Mercredi 9 avril
Je pense encore à autre chose. Quelque chose enfermée me bloque. Je me demande pourquoi ce journal, moi qui n'ai pas encore décidé de vivre. Je me sens si grand ; je suis si petit. J'aimerais sortir de ce clivage débile.
Quand ai-je triché ? Où ai-je mordu la ligne ? Quand suis-je sorti du couloir ?
Je n'ai jamais cherché à bien faire. Je ne me suis donc jamais trompé ?
Au fond, quelque chose me retient. Et je ne retiens que ça. Qui suis-je ? Quelle importance !
Je n'ai pas gagné la tranquillité. Mais qui est tranquille ? Je pense à autre chose.
Qu'est-ce qu'on peut demander ici-bas ?
Un cric pour soulever des montagnes ? Toutes les richesses du monde pour jouir la vie entière ? Une intelligence supérieure pour vivre au dessus du lot ? La beauté démoniaque pour tout obtenir ?
A qui demander tout ça ?

J'ai longtemps cru qu'on m'entendait ; personne ne m'a répondu. Il n'y a que moi pour me répondre. Comment me satisfaire ? Comment me donner tout ce que je désire ?
Comment est-ce possible d'en être là ?
Je n'ai pas renoncé au bonheur absolu. Je crois en la béatitude. Je ne crois en aucun dieu.
Je suis loin, très loin. Je vais me rapprocher.
Est-ce que je vais tricher ? Est-ce que je vais encore me taire ? Est-ce que je vais tuer ?

Plus tard. J'ai croisé mon frère. Son regard fixe, ses yeux qui jugent tout le temps, qu'est-ce qu'il doit penser de moi ? Je m'en fiche.
J'arrive à une simultanéité de la pensée et des images qui me parviennent du monde.
A quoi vais-je devoir renoncer ? A quoi vais-je me plier ? Qu'est-ce qui va m'emporter ?
Ce sera bien fait pour moi : voilà longtemps que je ne pleure plus sur mon sort, que j'ai renoncé à toute mes exigences, que j'ai pris systématiquement le parti d'en face.
Je ne sors plus. J'ai peur, devant le danger, de me jeter dedans pour en finir.
Je ne veux donc pas mourir.
Ce que mon frère m'énerve ! Qu'est-ce que je vais faire ?
Je n'ai rien à faire depuis des jours, des semaines, des mois. Et il faudrait que je me calme !
Oui, sinon, ce soir, impossible de dormir.
J'ai mal, tellement mal. Et pourtant je sais que c'est du coton à coté de ce que je fuis. Sans ironie. Si je ne fumais pas, qu'est-ce que je trouverais ? Mon mal, mon bien ou… le vide?
J'ai peur du vide. Je suis si loin. Je vais fumer.

Trouver un pôle vers quoi se tourner à tout moment, une image pour laquelle j'agirais.
Pour sentir la vie qui ne s'éteint jamais.
Inventer l'idole et vivre loin d'elle. Voyager. Accepter la douleur. Eprouver le plaisir. Etre sincère. Se sentir humain. Continuer à avancer. Vivre !

Jeudi 10 avril
Je ne sais plus quoi faire maintenant. Je crois que ce n'est pas une question de faire. Je décide mais il ne se passe rien. Au lycée, je faisais ; et voilà où j'en suis aujourd'hui. Nulle part.
Pourtant, j'ai voulu, j'ai vu, j'ai vécu, déjà.
Alors, n'ai-je plus qu'à mourir ?
J'écrivais des poésies. Je ne me souviens plus de ce qui m'animait. J'ai dû être quelqu'un. Mon frère m'en parle encore, m'en a parlé il y a encore –quelques semaines ?
Je lui ai donné l'idée de faire du journalisme. Il me l'a dit un jour. Quand était-ce ? Quand est-ce qu'il m'a dit que sans moi, il n'aurait pas eut l'idée d'utiliser un stylo pour autre chose que son travail ? Quand était-ce ?
Nous avions. Il était. Nous avions les cheveux
Ce que mon souvenir fait mal !

Père Il est dix-huit heures. Le portail de la maison s'ouvre sans bruit. Un moteur ronronnant approche et des pneus crissent sur le gravier.
Ayant garé son coupé sport dans un coin du jardin, François Descants allonge ses jambes fatiguées, s'extrait sans mal du véhicule et se dirige vers la porte d'entrée d'un pas lent et décidé. Arrivé entre les deux cyprès qui l'entourent, monsieur Descants enfonce la main dans une poche et en tire un gros trousseau de clef qu'il effeuille d'un œil épuisé.
Il ouvre la petite porte verte. Il soupire en jetant un œil furtif sur les pièces qui s'étendent au-delà. La précision clinique avec laquelle il dépose ses affaires près de la console, enlève son manteau, puis sa veste et les accroche à un cintre, indique une habitude quotidienne.
Le souffle haut dans la poitrine, les traits placides soudainement tirés révèlent en lui une poussée d'angoisse non maîtrisée. Le cintre chargé dans une main, il s'engage à pas de velours dans un couloir et traverse la maison.
Jules est dans la véranda. La fumée remplit la pièce et se propage dans le salon. Là, entre le canapé et le mur mitoyen, Monsieur Descants regarde le tapis. Ses narines frémissent. Il réfléchit dans l'ombre.
La porte s'ouvre. Elle aspire un grand volume de fumée. Monsieur Descants, une manche sur le nez, apparaît dans l'ouverture. Il jette un œil au fond du jardin, paraît réfléchir. Son visage se penche vers Jules qui a l'air agacé. Il lui sourit et dit tendrement : « bonsoir mon fils. »
Une lueur de reconnaissance paraît se dessiner dans les yeux de Jules : « Bonsoir papa. Comment vas-tu en ce moment ? » Puis il aspire une longue bouffée.
Le cou étrangement contracté, monsieur Descants regarde le bout de ses chaussures comme si elles allaient lui révéler la formule de l'alchimie.
Il répond sans conviction : « Bien. Bien. Je vais bien.» Et sort presque aussitôt.
Jules laisse tomber son mégot dans un cendrier et son corps sur le transat. Ses jambes bougent faiblement, son coude revient sur les yeux. Il retrouve son coma et, tranquille, s'éloigne de son père, de son frère, de la maison.

Plus tard. Je suis très fatigué. Mon père est passé me voir tout à l'heure. J'étais dans la véranda. Il voulait sûrement parler. Je regrette de ne pas avoir de capacités de réaction normales. Je voulais tellement que nous parlions. Pour une fois, une vraie …
Mais, que peut-il y avoir de vrai, entre-nous ?
La dernière discussion que j'ai eu avec mon frère s'est produite il y a moins d'un an. Je ne m'en rappelais plus. C'était en hiver, dans le salon. Il était plus détendu qu'à l'ordinaire. C'était les vacances. Nous étions mal rasés, peut-être sales.
Qu'a-t-il dit ? Je ne me souviens que des détails.
Et j'ai actuellement à l'esprit une couleur douloureuse comme le son de la nostalgie. Je me sens mal. Je me sens coupable. Voilà longtemps que je n'ai pas éprouvé pareil sentiment.

Vendredi 11 avril
Qu'est-ce qui a disparu ? Il me semble avoir perdu le contrôle. Mais je ne sais plus de quoi. J'ai tellement envie de fumer. Il me reste douze grammes dans une boîte. Je ne veux pas l'ouvrir mais je n'arrive pas à l'oublier.
Il y a des oiseaux dans les pommiers ; il y a un rouge-gorge sur la terrasse de la véranda. J'ai l'impression qu'il me regarde. Les couleurs de la nature renaissent au printemps. C'est beau. Les herbes sont si hautes. Et, dans les coins, au bas des murs, ces tas de feuilles mortes laissées là par le vent. Il y a déjà des petites fleurs jaunes, d'autres mauves.
Et là-bas, au fond du jardin, derrière le verger, une plus haute, rouge.
Ai-je le droit d'aller mieux ?
Je vais mal… J'ai l'impression de pouvoir aller tellement mieux, de pouvoir m'élever… On ne m'en donnera jamais le droit ! Personne n'enlèvera jamais ce qui pèse sur ma tête…
Je ne suis qu'un mauvais fumeur de joint.
Je voulais écrire pour me faire du bien mais je n'y arrive pas.
Ce type de chose, c'est pour Charles, pas pour moi.
Je ferais mieux d'aller chercher du travail.

CHARLES Vendredi 11 avril.
Je sais bien que son attitude change sous le coup d'une douleur.
De quoi souffre-t-elle ?
Je suis prêt à l'aider. Pourquoi ne me dit-elle rien ?
Elle ne se soucie certainement pas de moi. Je suis triste à mourir.
Il y a des corneilles au fond du jardin. Je déteste les corneilles. C'est un rongeur des airs. Il passe son temps à se battre et à crier avec ses congénères. M'irritent par-dessus tout, ses mouvements secs, son impressionnante capacité à faire beaucoup de bruit pour pas grand-chose et à fuir au premier danger venu, à houspiller les bêtes les plus faibles et à baisser le bec devant des oiseaux pas plus gros qu'elle. C'est une bête qu'il faudrait éliminer sans délai si elle ne représentait un maillon important de la chaîne alimentaire : si on les tuait toutes, il y aurait beaucoup de moustiques cet été.
Voire une insurrection de guêpes !
Une ne changerait pourtant pas grand-chose. Et j'ai tellement envie de tuer

JULES Samedi 12 avril
La fleur rouge derrière le verger n'en était pas une : c'était le cadavre d'une corneille que mon frère a tuée avec sa carabine. Il l'a dit tout à l'heure. Le genre de petit méfait dont il se vante. Ils ont tondu la pelouse. Il n'y a aura plus de fleurs sauvages au jardin d'ici la fin du week-end. Peut-être vont-ils épargner les violettes –elles sont protégées par les racines du vieux chênes. Elles repoussent là tous les ans. Depuis longtemps. Maman coupait l'herbe autour, les arrosait. Une saison, elles couvraient tous les espaces entre les racines. L'hiver suivant, maman est partie.
Alain, mon oncle, son frère, nous a appelé pour nous dire qu'il avait été contacté par la police pour reconnaître son corps. Elle vivait chez lui – en Savoie- depuis six mois. Elle s'est jetée dans l'Isère. Il est parvenu à joindre mon père après l'enterrement. Enfin elle a été incinérée…
Tout à l'heure, mon frère a détaché le cadavre incrusté dans le mur, et l'a jeté par-dessus mi-dégoûté mi-amusé. Mon père bêchait déjà autour des arbres fruitiers.
Je m'occupais des arbres, il y a encore trois ans. Ces deux dernières saisons, ils ont donné des fruits immangeables.

Dimanche 13 avril
Cette nuit, je me suis réveillé. Je n'avais pas mal à la tête. Je me sentais léger, capable. Je n'ai pas regardé l'heure. J'avais dormi deux ou trois heures, pas plus. Quelque chose me manquait.
Je me suis assis sur mon lit. J'avais les yeux fixés sur l'armoire. Je me suis levé. J'ai pris la chaise de mon bureau. Je suis monté dessus. J'ai passé la main sur l'armoire. Je sentais la poussière sous mes doigts. J'ai senti une forme métallique : mon sécateur. Tout ce que j'ai appris des plantes m'est revenu. D'habitude, j'aurais roulé un joint ; là, non.
J'ai pris mon sécateur.
Il est sept heures et demi, j'ai taillé tous les arbres. J'ai mal aux mains, j'ai froid. Je n'ai envie de rien. Nous aurons de beaux fruits cet été.

CHARLES Dimanche 13 avril
Je me réveille. La première image qui me vient ce matin c'est Isabelle. Je suis fatigué : j'ai travaillé au jardin toute l'après-midi d'hier.
Pus tard. Je suis descendu au jardin. Mon père examinait les arbres du verger. Il avait un air curieux, surpris. Je l'ai rejoint. Il m'a dit que les arbres avaient été taillés pendant la nuit. Il louait l'action : « ça a été rudement bien fait ». Il avait l'air admiratif.
J'ai pensé : « C'est mon frère qui a fait ça. Pourquoi ne pas l'avoir fait avec nous ? Pourquoi ne pas nous avoir laisser faire ? » Il a l'habitude et nous apprenons. Ces deux dernières années, c'est nous qui l'avons fait. Impossible d'avoir d'aussi beaux arbres que les siens. Mais nous avions plein d'idées. Nous pensions pouvoir produire une grande quantité de prunes en taillant les arbres d'une certaine façon. Voilà, c'est fini : mon père et moi n'avons plus rien à faire ensemble. Il a tout détruit. J'espère que sa récolte sera gâchée.

JULES Lundi 14 Avril
A quoi bon tout ça ? Qu'est-ce qui me garantit… Non, rien ne garantit rien …
A part les contrats et les tribunaux. Ne pas avoir fumé depuis deux jours !
A quoi bon se sentir bien, à quoi bon tailler les arbres ? A quoi bon parler à mon père ? A quoi bon ce journal où je n'arrête pas de me plaindre ? Ces phrases me font pitié.
Tous ces efforts pour qu'elles soient bien tournées ! Je me suis relu : c'est ridicule.
Comme si les mots pouvaient approcher ce que je suis !
J'aimerais bien donner ces efforts à quelque chose que j'aime.

Mardi 15 avril
M'astreindre une telle corvée quand je n'ai pas d'énergie pour vivre !

JULES Pensée
Ouf, j'arrête d'écrire ce stupide journal. Ressembler à mon frère me déprime. J'aimerais tellement être loin d'ici, mendiant dans une ville indienne.
Ne plus entendre cette voix éraillée. Ne plus parler.
Tiens, il n'est pas allé à l'école aujourd'hui. Qu'est-ce qu'il fait ? Il écrit ? Toujours ça : écrire, écrire.

CHARLES Mardi 15 avril
Hier, je suis allé boire un verre avec Isabelle. C'était chouette. Elle est belle. Je me suis rendu compte que tout était possible entre nous puisque je suis amoureux d'elle depuis longtemps.
Elle avait un T-shirt rose et une chemise beige, un blouson absolument blanc, et elle souriait, elle me souriait. J'avais tellement envie que cette seconde ne s'arrête jamais. Mais elle n'a pas duré. Après les amabilités, la conversation s'est soudainement interrompue. Nous n'avions plus rien à dire. Alors nous avons parlé du T.D de méthodologie. Et plus je nous entendais parler et plus je me sentais minable d'avoir des pensées différentes ; je continuais la conversation le cœur lourd. Des images me vinrent à l'esprit dont je n'avais jamais rêvé. De très profonds fantasmes me distrayaient de la conversation. Je quittais l'amie habillée et sérieuse du café pour retrouver son double nu et soumis, dans ma tête. J'étais si loin de la réalité que je ne pouvais concevoir la gravité de tels rêves.

JULES Mais quand se décidera-t-il à vivre ? Quand sera-t-il courageux et ouvert ? Quand ? Quand ?

CHARLES Isabelle donne un T.D aujourd'hui. J'ai eu d'autres rêves ce matin, pire encore que ceux d'hier. C‘est horrible, je n'arrive pas à me débarrasser de ces odieuses images. J'ai l'impression d'être un satyre.

JULES S'il arrêtait d'écrire encore…

CHARLES Je n'assisterai pas au T.D d'Isabelle. Aujourd'hui ; et jusqu'à ce que les images cessent. Je ne peux déjà pas supporter leur obscénité seul chez moi. Dans quel état me mettront-elles si je crains qu'on les découvre ?

JULES S'il ne cherchait à me sauver dés qu'il me parle, à me sauver de ma propre vie, à se préserver du petit danger qu'elle représente…

CHARLES Ici, il n'y a guère que mon frère pour me juger.

JULES Comme si sa vie était un canon de vie. Comme si je cachais mon désir de lui ressembler. Comme s'il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour que j'écoute comme un enfant.

CHARLES Ici, je peux lutter sans être dérangé.

JULES Quand serons-nous de vrais frères ?

CHARLES Ici, je suis chez moi.

JULES Il se lève de son bureau. Il est là, ni lavé ni rasé. Il n'a pas l'intention de sortir. Que fait-il ?
Il devrait être parti depuis au moins une heure.
Il passe.
Il avait l'air soucieux.

Dans la véranda, plus tard.
Il est là, allongé dans l'herbe, les cheveux défaits. Il monte son fusil.
Il l'ouvre. Il souffle dans le fût et y glisse une balle. Il se met à plat dans l'herbe, ramène le fusil devant lui. Des corneilles sifflent à l'autre bout du jardin. Il vise. Son œil se ferme au dessus du canon. Il tire. Le groupe de corneilles s'échappe. Il y en a une qui tombe en vrille. Un sursaut la relève. Elle tente de battre des ailes mais son effort la couche à terre. Il est fier et ridicule.
Elle agonise.
Il a l'air si naïf ! Il est si beau... Je préfère m'en aller.

CHARLES (Plus tard) C'est sûr, j'aurais dû y aller. J'aurais dû aller à la fac, acheter des cigarettes ou aller boire un café.

JULES Tu es le canon des choses à ne pas faire.

CHARLES J'aurais dû sortir. J'aurais dû

JULES Je n'envie pas ta vie, mais la facilité avec laquelle ta conscience s'en charge. Je ne cherche pas à te ressembler, mais à éviter de commettre les saloperies que tu commets sans t'en rendre compte. Voilà pourquoi je n'agis pas : ta faiblesse de caractère dans l'action m'en dissuade.

CHARLES Il est dix-neuf heures. J'ai l'impression de ressembler à mon frère. Désagréable.

JULES Je suis ton frère. Te ressembler est inévitable.
Je préfère mourir aux yeux du monde qu'y vivre en copie déformée !

CHARLES J'irai mieux demain. J'espère.

JULES Tu es un hypocrite, un sans cœur ridicule, rebutant, coincé et inhumain !
Tu as frappé ta sensibilité jusqu'à être incapable d'aimer !

CHARLES Tu ne me suffis pas, journal intime. Encre noire sur papier recyclé. Journal : mots subversifs sur bloc note invisible. Qui sera jauni avant d'avoir un lecteur.

JULES Tu ne transmets que des mots, des schémas, des parties du mode d'emploi de ta pensée…
Personne ne désire suivre ta trace, non, personne ne désire devenir ce que tu es.

CHARLES J'ai toujours voulu faire mieux que lui. Je l'ai toujours su à coté. Il m'a donné les balises. J'ai progressé selon ce qu'il me laissait. Puis il m'a tout laissé, d'un seul coup, comme s'il était mort.
Ça n'a jamais été mon souhait. Peut-être en ai-je rêvé les jours où il m'a irrité…
J'ai la rage. Je ne crois pas que ça vienne de mon enfance ou de mon éducation. Tout à l'heure je me suis défoulé sur des corneilles. Il y en a une dizaine qui rôde autour du jardin. Je m'en donne une par jour, le temps de trouver autre chose.

JULES Je suis vite parti car je suis jaloux du sang qu'il fait couler.

CHARLES Je me suis défoulé sur des corneilles ; et après ?

JULES Un sang tiède circule en lui. Le sang de mon frère. J'en suis obsédé comme s'il était accroché à ma chair et me volait mon sang !

CHARLES Ecrire ? Vaste blague ! Je n'ai jamais réussi à me concentrer comme lui.

JULES J'ai envie de lui crever la peau, de lui scier un rein, de déchirer ce corps de trop.
Sortis d'une même racine, deux troncs se battent pour un peu d'air…
Deux, c'est trop.
Je lui briserais les côtes avec un plaisir inouï. Ce désir si fort en moi… Cette couleur pourpre… et cette lumière… ces ombres ! Je suis fatigué.
Ce ciel pur et ces nuages ciselés : spectacle de la vie qui ne s'arrête jamais.
Et celle du dedans : beaucoup de bruit pour rien !
Pourquoi rêver d'absolu ? Comment espérer sans absolu ?
Accepterai-je de courir au-delà du bonheur ? Accepterai-je mes peurs ? Continuerai-je à avancer ?

Ah, mon frère !...

JULES Je me suis toujours appliqué là où il y a des règles stricts-là où l'on ne prend aucun risque. Mais pour l'art, c'est différent. L'art n'est ni l'orthographe, ni la grammaire, ni la syntaxe. L'art, n'est pas un simple exercice de style. Ni le lieu d'une sincérité absolu. L'art a ses portes cachées.
Je me sens si stupide. Je suis bon à rien. Et je m'applique encore. Je m'applique davantage.
Après la corneille, j'ai lu. Jusqu'à six heures. Après, j'ai fait le tour du jardin, et me voici. Ça fait trop mal d'écrire. Peut-être qu'un jour je voudrais savoir ce qui se passe aujourd'hui dans ma tête. Peut-être qu'un jour ce témoin sera important.
Peut-être qu'il vient avant des évènements douloureux qui me transformeront.
Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je suis las d'écrire !


III. Parole

Le visage de Charles s'étire en longueur, comme pour éloigner de lui une situation fatale. Mais il n'y arrive pas ; il essore son cerveau, cligne des yeux derrière ses petites lunettes et s'aperçoit enfin qu'il y participe. Je n'arrive pas à comprendre de quoi il a peur. Son frère dit souvent qu'il a peur de la vie…

« Tu savais bien qu'un jour, l'un de nous devrait partir.
-Oui… Enfin… La vie est ainsi faite… Tu dois avoir raison.
-Ce n'est pas que j'ai raison, Charles.
-Ah oui… Excuse-moi ! Je comprends.
Charles qui a redressé son buste, regarde néanmoins le sol. Il attend la fin. Ce sourire en coin lui donne un air étrange. Il doit être au fond très hostile. Mais il veut se montrer pacifique.
-C'est comme ça, Charles : les enfants partent. Les parents restent. Ça arrive toujours. C'est… Comment tu dis, déjà ?
Charles tend légèrement son visage vers Jules ; il a l'air lointain, très lointain. Il écoute. On dirait qu'il veut qu'on lui répète. Mais il lâche :
-Inexorable. C'est inexorable.
-Vraiment ?
-Quoi ?
-Tu le penses vraiment ?
-Oui !
-Alors pourquoi tu n'es toujours pas parti ?
-J'étudie !
-Ah bon ? Il faut pourtant se donner les moyens de ses ambitions…
-Oh, ça va, hein ! Merde. Tu crois que tu peux donner des leçons de morale à tout le monde, espèce de branleur ! Des leçons. « Et faut pas aller trop vite si tu veux savoir où t'en es » ; « et la vie n'est qu'un jeu » ; « et faut pas te faire trop mal si tu veux aller loin ». Et : « on ne vie qu'une fois ». Celle-là, mon dieu, celle-là me colle les oreilles !
-Mais, Charles, je ne voulais pas t'énerver…
-Oh, ça va, hein !
Il se lève brusquement.
- C'est facile de faire la morale quand on n'agit pas soi-même selon. Je me tire
Il sort en claquant la porte.
Jules reste seul, absorbé. Un sourire s'épanouit sur son visage. Puis sa bouche redevient molle. Brusquement, sa mâchoire se contracte et il lâche : « mon frère ! »
Enfin, l'air calme et résolu, il murmure : « Je partirai. »




IV. Action

Une forme malhabile de lucidité gonfle Jules d'une inertie jouissive d'où il contemple tout. Il imagine de multiples chemins continuer sa vie. Cet excès de possibilité l'assomme, le fait reculer.
Il juge des fondements avec exactitude, pèse le pour et le contre, délibère et rend son verdict : « oui, cette idée mérite d'être suivie : elle procède d'une saine attitude de l'esprit et vivre me rendrait heureux si j'en respectais l'essentiel toute ma vie», ou : « non : je ne me prêterais jamais à ce jeu-là, il va contre la nature et sa simple évocation me remplit de dégoût».
Au seuil de son accomplissement, pourtant, il recule. Il perd le courage de sa pensée.
Si mes idées allaient contre tous les humains, prendrais-je le risque ?
Non pas pour lui, mais bien pour elles, il ne veut pas se risquer à un combat face à la multitude. Il est bien content d'avoir un cerveau pour y laisser déambuler ses pensées comme des poissons dans un bocal.
« Mais bon, tout ça, c'est de la littérature », se dit-il, un sourire équivoque aux lèvres, les yeux partis à la recherche de la lumière du jour.
La vie afflue en lui. Il ne se souvenait pas du temps qui passe doucement sur vous, de la fatigue, du désir de courir au fond du jardin. Il n'avait plus que le désir d'éteindre sa conscience.
Une force énorme le projette dans la vie. Il ne se souvient plus qu'elle avait disparu.

Dans la lumière de la véranda, les yeux fermés, Jules danse lentement sur sa musique intérieure. Il ressent les appels de chaque partie de son corps. Il rêve. Il reprend peu à peu conscience de lui-même.
Il y a des corneilles au fond du jardin. Charles est allongé dans l'herbe. Il est très énervé car son frère lui a mal parlé. Il vise. Son œil se fronce au dessus du fusil. Il a l'air très sérieux.
Une détonation retentit avec force. Les vitres de la véranda tremblent. Le corps de Jules d'un seul coup se contracte. La vague qui le portait passe. Le coup de feu se répète. Il ne peut plus poursuivre. Il ouvre grand les yeux. Les traits de son visage se tirent.
Il sort. Un rictus torture sa bouche et lui donne l'air d'un fou. Il avance vers son frère qui n'a pas quitté son fusil et s'apprête à tirer une troisième corneille.
Jules dit : « non » et lui enlève le fusil des mains.
Charles dit : « non ».
La détonation part.
Les yeux de Jules s'agrandissent. Il ne dit rien. Le canon est encore près de sa poitrine. Il tend la main vers son frère. Charles ne veut pas comprendre.
Il l'entoure de ses bras minces et se met à pleurer.

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