Frères de Sang
fairyclo
31 octobre 1984, Londres.
En cette matinée très attendue d'Halloween, les londoniens jouissaient d'un magnifique temps ensoleillé malgré le froid qui commençait lentement à s'installer. Citrouilles, araignées géantes et chaudrons fumants s'entassaient dans les vitrines des grands magasins et on pouvait déjà voir des fantômes et des petites sorcières à couettes faire du porte à porte dans les rues. Ces jours-là, les gens semblaient plus détendus et plus joyeux. L'idée de partager une soirée entre amis, de se balader la nuit dans les rues au rythme de « This is Halloween » et d'aller passer un moment de complicité avec des voisins qu'on ne remarquait habituellement pas étaient autant de petites choses qui mettaient les cœurs en joie. Pourtant, au 3ème étage du 21 Finchley Road, dans le quartier irlandais de Killburn, la fête était quelque peu différente …
« Oh le con ! Mais qu'il est con ! C'est pas possible d'être aussi con. Au royaume de la connerie, tu ne serais pas roi, tu serais… tout. La terre, le ciel, les champs et les fourmis. Tu serais Shialand, pays des cons !»
Shia haussa mollement les épaules, affichant une petite moue dubitative. Nullement touché par le caractère insultant des propos de son frère Ira – question d'habitude – il ne voyait sincèrement pas pourquoi, aujourd'hui plus qu'un autre jour, ses bêtises méritaient la création d'un Etat. Surtout qu'il avait fait exactement ce qu'on lui avait demandé de faire et avec un brio en plus. Quand cette idée eut fini de faire son chemin dans son esprit, Shia croisa les bras sur son torse et fronça les sourcils.
« Tu m'as demandé de ramener du sang. J'ai ramené du sang ! » Bougonna-t-il en regardant la vingtaine de poches empilées sur la table de la salle à manger.
« Du faux sang, Shia ! Cria Ira en écartant largement les bras avant de les laisser retomber sur ses flancs. C'est une soirée Halloween qu'on prépare… Pas la bar-mitsvah d'un vampire ! Où est-ce que tu as trouvé ça ? Non, ne dis rien, je ne veux pas savoir.
- …
- …
- …
- Où est-ce que tu as trouvé ça ? »
Shia afficha un air hautement satisfait, bombant le torse avec fierté.
« Et bien je me baladais tranquillement sur le campus ce matin. Je venais de passer une nuit torride avec Kat et sa copine Lu…
- Epargne-moi ta vie sexuelle Shia s'il te plait. Coupa Ira d'une voix dure.
- Oui bon. Sur le parking, j'ai vu le camion de don du sang… ça n'a fait qu'un tour, j'ai tout de suite pensé à notre soirée et à ce que tu m'avais demandé.
- Ca n'a fait qu'un tour hein ? Tu me diras… la connerie prend toujours des raccourcis. » Marmonna Ira, un brin fataliste, en sortant une cigarette de son paquet.
Shia ne saisit évidemment pas la subtilité et poursuivit :
« Alors j'suis rentré à l'intérieur, y'avait personne.
- Et tu t'es servi comme dans self.
- Non ! » S'exclama Shia, un large sourire aux lèvres, pas peu fier d'avoir mouché son perspicace de frère.
En face de lui, Ira s'était immédiatement raidi. Il n'aimait pas cet air sur le visage de Shia. Parce que malgré tous ses efforts, sa bonne volonté et son assurance, il ne pouvait pas faire semblant d'avoir un cerveau. Et encore moins prétendre de savoir s'en servir.
« Crache le morceau Danny Ocean.
- Ben… je ne pouvais pas prendre le risque de me balader dans la rue avec des poches de sang plein les bras tu comprends…
- Hum hum… faudrait pas qu'on pense que tu as volé.
- Bah non ! Parce-que je compte bien leur rendre tout hein !
- Evidemment.
- Mais bon, question pratique…bah c'était pas pratique.
- Tu m'étonnes.
- Alors j'ai pris le camion directement.
- T'as pris QUOI ? »
Les yeux écarquillés, le poil hérissé sur tout le corps, Ira sentit tout son sang descendre dans ses talons.
« Et il est où ce camion ?
- Bah euh… »
Mais Ira connaissait déjà la réponse rien qu'en voyant l'air gêné de son frère qui regardait la pointe de ses basket en se passant une main sur la nuque. Il se précipita aussitôt à sa fenêtre qu'il ouvrit à la volée et vit le camion garé dans la rue, aussi voyant qu'un drag-queen dans une église.
« Mais Shia mais… mais…
- Okay, j'ai peut être pas pensé à…
- Pas pensé ? Ah ça non, c'est sûr ! C'est une expérience bien trop douloureuse pour le quart de petit-pois rassis qui te sert de cerveau ! Mais bon sang Shia, tu vas finir en taule avec ce genre de connerie ! »
Ira se pinça l'arête du nez entre son pouce et son index et réfléchit. Il n'en était pas à son premier coup d'essai : réparer les âneries de son frère faisait partie de son quotidien et il songeait sérieusement à y laisser un créneau dans son emploi du temps déjà bien fourni.
Quelques minutes plus tard, les deux frères mettaient leur costume de chirurgiens sanguinaires avec un peu d'avance et montaient à bord du camion. Ira comptait jouer la carte de la franchise et trouver une solution à l'amiable avec les dirigeants de l'hôpital. Peut être que, comme lui, ils auraient pitié de la bêtise de Shia et passeraient l'éponge. Pourquoi le costume alors ? Parce qu'il ne pouvait pas compter exclusivement sur sa bonne étoile et qu'un plan A nécessitait toujours un plan B, C, D, jusqu'à Z s'il le fallait. On n'était jamais trop prudent, surtout avec une variable aussi instable que Shia O'Neal.
Après s'être battu comme des chiffonniers sur le trottoir pour s'arracher les clés du camion, ce fut finalement Ira qui s'installa derrière le volant, un hématome à la pommette en plus. Shia claqua violemment la porte côté passager et s'enfonça profondément dans son siège, les bras croisé et l'air bougon. A mi-parcours, il jetait des regards frénétiques au compteur bloqué à 30km/h et sa jambe gauche battait la mesure d'une samba.
« Et ben on n'est pas rendu ! Marmonna-t-il.
- Quoi ? Tu préfères qu'on se fasse arrêter ? Le quartier est truffé de flics à cause de la parade. Tu m'excuseras mais j'ai des projets, moi, ce soir ! Et passer une nuit en garde à vue n'en fait pas partie.
- Hey, c'est pas de ma faute si Halloween tombe un 31 octobre ! » Se défendit Shia avec une sincérité désarmante.
Ira tourna vivement la tête vers son frère.
« T'es sérieux là ? »
Mais voyant que son frère ne réagissait pas à l'énormité qu'il venait de sortir, il préféra abandonner. Inutile d'entrer dans un débat qui boufferait toute son énergie vitale. A lui et à son frère. De toute façon, ils étaient presque arrivés et il lui tardait d'en finir. Mais à peine avait-il pris le dernier virage qu'il pila brusquement, apercevant au loin un barrage de police.
« Marche arrière, marche arrière ! » Hurla Shia en même temps qu'Ira s'acharnait sur la boîte de vitesse. Mais un « enculé» de flic –comme le soulignèrent les deux frères en chœur – agita son bras pour les inviter à se mettre sur le bas côté.
Ira soupira et obtempéra.
« Pas un mot Shia, tu me laisses parler. Ordonna-t-il froidement.
- Okay.
- Non mais je suis sérieux là. Si tu parles, foi de O'Neal, j'ajoute 6 litres de sang à l'arrière du fourgon, cadeau de la maison !
- Héhé, ça vaut cher ça ! 100% irlandais, Millenium 64, grande année ! plaisanta Shia.
- On dit millésime abruti !
- Rho t'as pas d'humour !
- Ta gueule ! »
L'officier toqua à ce moment-là à la fenêtre et Ira arbora aussitôt un sourire de chérubin innocent qui fit bien rire Shia. Surtout que le type était tout ce qu'Ira ne supportait pas. Empoté, aigri par vingt longues années passées à arpenter les rues de Londres sans espoir de promotion, prompt à casser les couilles pour un clignotant un peu mollasson. En temps normal, il s'en serait donné à cœur joie pour mettre l'agent face à l'échec lamentable qu'était sa vie mais aujourd'hui, il devait se retenir. C'était dur.
« Bonjour monsieur l'agent, dure journée hein !
- Papiers. » Aboya l'officier sans même lever un regard vers lui.
Ira se mordit l'intérieur des joues et baissa le pare-soleil priant tous les dieux, de toutes les religions existantes pour que son intuition ne lui fasse pas défaut. Et c'est avec un immense soulagement qu'il trouva les papiers du camion. Il les tendit à l'officier puis jeta un regard en coin à son frère qui n'en pouvait plus de se bidonner en silence.
« Vous étiez sur le campus ce matin non ? » Demanda l'agent.
Shia cessa aussitôt de rire et son visage perdit de sa couleur.
« Oui et figurez-vous qu'il avait disparu ! Répondit Ira du tac-au-tac. Un crétin – et il insista sur le mot crétin – a cru drôle de déplacer le camion, pour la blague vous voyez. Mais on l'a retrouvé et on allait le ramener à l'hôpital. Et on a vérifié, rien n'a été volé. En même temps… qu'est-ce qu'on ferait avec 45 litres de sang !
- ça serait certainement utile un soir d'Halloween… pour la décoration… » Suggéra l'officier en penchant légèrement la tête sur le côté pour dévisager les deux frères.
Shia n'en finissait plus de glisser sur son siège tandis qu'Ira tentait de garder la face, bien qu'il sentait l'entourloupe. Le flic repartit avec les papiers vers son véhicule laissant les deux frères pendant quelques secondes.
« 100 000 spermatozoïdes et c'est toi qui a gagné. Pesta Ira, les mains crispées sur le volant.
- Hey ex-æquo, on est jumeaux je te rappelle !
- Ouais, j'ai surtout eu pitié ! »
L'officier revint vers eux quelques secondes plus tard, un sourire carnassier dessiné sur son visage. Il avait une enveloppe dans la main qui avait immédiatement attiré l'attention d'Ira.
« Vous l'avez retrouvé où le camion ? Demanda-t-il feintant le désintérêt comme un acteur de sitcom mexicain.
- sur Finchley ro…
- A Glasgow ! S'exclama brusquement Shia comme un diable sortit de sa boîte.
- Oh le con. Souffla Ira en laissant sa tête retomber en arrière.
- A Glasgow ? répéta l'officier en arquant un sourcil. Et vous avez fait 800 miles en 2 heures ?
- Euh… moui… ça roulait bien ! » Rétorqua Shia moyennement convaincu.
Ira ne chercha même pas à rattraper le coup, c'était trop tard. C'était déjà trop tard dès l'instant où il avait vu le barrage de police et sa main à couper que dans cette fichue enveloppe, se trouvaient des clichés de son abruti de frère en train de faire le malin autour du camion. Alors plutôt que de s'énerver, Ira passa ses deux poings à la fenêtre et se rendit sans protester.
« Juste une chose, ne me mettez pas dans la même cellule que lui. Vous risqueriez de patauger dans un bain de sang. »