Frères jusqu'à la mort
Marlie Miller
USA. Texas. 1984.
Mary était allongée, le regard tourné vers le petit lit transparent installé à côté d'elle.
Soudain, une tornade pénétra dans la chambre.
- M'man, m'man ! Il est où mon petit frère ?
- Chut, lui intima-t-elle immédiatement.
Et le garçon stoppa net, un doigt sur sa bouche. Il s'avança alors doucement, sur la pointe des pieds, sans faire de bruit.
- Il est là, glissa sa maman en désignant le berceau.
Kyle Junior s'approcha et contempla la petite merveille qui dormait à poings fermés.
Il était blond, la peau duvetée, le bras droit au-dessus de la tête, il faisait des moues adorables dans son sommeil. On aurait dit qu'il tétait.
Kyle Junior resta ainsi un long moment à le regarder. Son petit frère. Il allait enfin avoir l'occasion de prouver à sa mère qu'il était grand, et capable de s'occuper d'elle et du nouveau venu dans la famille. Car il fallait un homme à cette famille. Jusque-là, il était trop petit pour supplanter son père, ce lâche… Mais maintenant, Kyle Junior avait neuf ans ! Bien assez pour remplacer ce bon à rien !
Le garçon regarda autour de lui, il repéra ce qu'il cherchait : une chaise.
Il s'en approcha sans bruit, la souleva délicatement, et péniblement, il faut bien l'avouer.
Sa mère se redressa dans son lit pour lui venir en aide. Mais le regard de défi de son fils la dissuada de se lever. Elle se rallongea, et le regarda faire, mi-amusée, mi-craintive, qu'il n'y parvienne pas.
Mais Kyle Junior était un garçon têtu. Lorsqu'il avait décidé quelque chose, il était difficile de l'arrêter. Il dut s'y reprendre à cinq fois, avant de parvenir à rapporter la chaise à proximité du berceau et ce, sans n'avoir jamais émis le moindre bruit. Il s'installa, fier de son exploit, et dit à sa mère :
- Repose-toi maman. Je suis là. Je m'occupe de petit frère.
Sa mère lui adressa un grand sourire, et acquiesça de la tête. Grimaçant de douleur à cause de la césarienne qu'elle avait dû subir en urgence, elle se retourna, tenant son ventre délicatement pour le positionner de la meilleure des manières : celle qui la faisait le moins souffrir. Elle passa son bras sous l'oreiller, et posa sa tête sur celui-ci. Elle expira profondément, et ferma les yeux, apaisée et sereine.
Au bout de quelques secondes, elle dit à son fils :
- Kyle chéri, il faudrait quand même lui trouver un prénom à ce petit garçon. Je crois que c'est toi qui devrais le choisir.
Kyle Junior en resta coi. C'est lui qui allait choisir le prénom de son frère ! C'était le plus beau cadeau que sa maman pouvait lui offrir.
Une larme coula le long de sa joue, qu'il essuya bien vite. Il se racla la gorge aussi silencieusement que possible avant de répondre d'une voix posée :
- Oui maman. Je m'en occupe. Dors.
USA. Texas. 1994.
- Le petit déjeuner est servi, les garçons ! cria Mary à l'intention de ses fils.
Il était 7h. Il restait à peine dix minutes avant que le bus ne passe à proximité de la maison pour amener Alan à l'école.
Comme chaque matin, Mary regardait l'heure, avertissait, prévenait le jeune garçon qu'il allait rater le bus scolaire. Pourtant, elle savait que ce souci permanent qu'elle s'infligeait n'avait pas lieu d'être, car Alan mettait un point d'honneur à ne pas être à l'heure pour attraper le bus. Et ce n'est pas Kyle Junior qui l'en aurait dissuader. Ce moment de la journée était leur favori à tous les deux. Chaque matin, Kyle Junior emmenait son petit frère dans la vieille voiture qu'il avait réussi à se payer à la fin de l'été, grâce à ses petits boulots. Ils partaient ainsi, ensemble, à 7h30 précise.
Mary avait beaucoup de chance que son fils aîné soit resté tout proche de la maison pour ses études. Elle avait tenté de le persuader de partir loin de Johnson City, et même loin du Texas. Il y avait beaucoup d'universités excellentes qui enseignaient l'informatique dans le pays, notamment en Californie. Mais Kyle Junior n'avait rien voulu savoir. Il avait refusé de les quitter, son frère et elle. Alors il avait choisi Fredericksburg, l'université la plus proche de chez eux.
Il faut dire que son fils aîné avait depuis longtemps endossé le rôle d'homme de la maison, depuis que son mari l'avait quittée, alors qu'elle attendait Alan. Mary ne lui avait rien demandé, il l'avait fait de sa propre initiative. Mais elle ne l'en avait pas dissuadé, bien au contraire.
Alors quand le moment de quitter le nid était venu, Kyle Junior n'avait pas pu se résoudre à les laisser, à déserter, comme son père l'avait fait. Il avait donc choisi une filière d'études qui lui permettait à la fois de rester à proximité de sa famille, et d'envisager des perspectives d'avenir intéressantes.
Il avait la tête sur les épaules son fils ! Il n'avait que 19 ans, l'âge où les garçons font des bêtises, sortent avec les filles et boivent de la bière. Mais pas son Kyle.
Mary avait craint que ce ne soit trop de responsabilités pour un jeune garçon. Elle avait redouté qu'il se mette trop de pression sur les épaules. Mais il était parvenu à gérer la situation, parfaitement.
Et aujourd'hui, il avait trouvé sa voie, il avait choisi son modèle : Bill Gates. Évidemment, il aurait pu trouver bien moins reluisant. Alors Mary le soutenait, l'encourageait, quel que soient les obstacles, elle le poussait à se surpasser.
- On arrive maman ! cria Alan en dégringolant les escaliers comme à son habitude.
- Doucement, lui enjoignit sa mère. Tu vas finir par te rompre le cou !
- Arrête de t'inquiéter M'man, glissa Kyle Junior en passant derrière elle et en l'embrassant sur la joue. C'est un costaud notre petit Alan.
Ils s'assirent tous les trois autour de la table, et elle regarda avec plaisir ses deux grands gaillards engouffrer les pancakes qu'elle avait préparés avec amour.
La vie n'était pas facile. Mary travaillait dans une blanchisserie près de 11 heures par jour, pour une misère. Elle avait du mal à joindre les deux bouts, d'autant que ses fils mangeaient comme quatre. Alors elle mangeait pour un demi, et économisait sur tout ce qu'elle pouvait. Seuls comptaient ses garçons.
- Je démarre ce soir chez M. Edwards, lança Kyle Junior.
- Oui mon chéri, je m'en souviens. Tu rentreras vers quelle heure ? l'interrogea sa mère.
- Normalement 19h30, le temps de faire la route.
Kyle Junior avait trouvé un travail après l'école dans une exploitation pétrolière entre l'université et la maison. Il avait besoin d'argent pour se payer un ordinateur. C'était difficile de suivre la voie de Bill Gates sans PC chez soi !
- Je veux venir avec toi, intervint Alan.
- Non Alan, je te l'ai déjà dit, c'est bien trop dangereux. Un enfant de 10 ans n'a rien à faire dans une exploitation pétrolière. Et d'ailleurs, je n'ai pas le droit de te faire entrer.
- Mais je ferai attention, je ne ferai pas de bêtises. Je te promets que tu ne me verras même pas.
- Inutile de poursuivre cette conversion Alan, asséna Kyle Junior pour clore le débat.
Mary assistait à la scène, heureuse de voir que son fils aîné prenait toujours la bonne décision, et qu'il parvenait à l'imposer à son petit frère.
Enfin, jusqu'au jour où il n'y parviendra plus… lui souffla une petite voix.
Mais elle n'y fit pas attention. Elle faisait confiance à Kyle Junior.
- Il est l'heure grand frère, annonça Alan en se levant de table.
Il débarrassa rapidement son assiette et son verre qu'il déposa dans l'évier, attrapa son sac de cours, et sortit attendre sur les marches.
Comme tous les jours, Mary, sur le perron, fit un signe de la main à ses enfants, et leur envoya un baiser volant. Elle n'aurait pas pu se passer de ce rituel, elle était trop superstitieuse pour tenter le sort.
Il était 5h de l'après-midi lorsque Kyle Junior arriva pour prendre son poste sur l'exploitation pétrolière.
- Bien mon gars, c'est ici. Tu te souviens de ce que Ralf t'a montré ? Bah ici c'est pareil ! Si t'as un problème, appelle le 51.
- Parfait, merci.
Le mécano en tenue crasseuse quitta la guérite qui servait de bureau à Kyle Junior, le jeune homme sur ses talons, pour regarder de plus près les trois énormes machines qu'il devait surveiller. Des documents de contrôle étaient accrochés çà et là. Il s'attela à son travail, heureux.
C'est au bout d'une bonne demi-heure qu'il entendit la porte du local grincer doucement. Il se retourna, s'attendant à voir le contremaître. Mais son visage se métamorphosa lorsqu'il vit l'intrus :
- Alan ! Que fais-tu ici ? s'insurgea Kyle Junior. Je t'ai dit que c'était bien trop dangereux pour toi ! Il faut que tu partes.
- Oh non ! J'ai marché pendant plus d'une heure pour te rejoindre. Je ne touche à rien, je ne fais rien. C'est promis. Je reste.
Alan se tenait face à son frère. Un bon cinquante centimètres les séparait. Si une tierce personne les avait observés, elle aurait été frappée par la droiture d'Alan, sa tête portée haut et fière, ses yeux qui ne lâchaient pas ceux de son frère. Mais Kyle Junior n'avait pas l'intention de s'en laisser compter. Lui aussi se tenait droit, il toisait son frère de toute sa hauteur, et sa largeur : il faisait de la musculation depuis qu'il avait rejoint l'université, et ses heures d'entraînement commençaient à produire des e