FUMER TUE

Christophe Dugave

Cette nouvelle est parue avec 24 autres dans le recueil "Un arrêt du cœur d'une fraction de seconde" chez Lignes Imaginaires en 2018 (ISBN 978-2-9523340-8-2), © Lignes Imaginaires/C. Dugave 2018.

Ce matin-là n'était pas comme les autres. Il fallait qu'elle prenne une décision, une bonne fois pour toutes. Elle l'avait senti dès qu'elle avait ouvert les yeux, dès qu'il avait déposé sur sa bouche un petit baiser sec avant de se lever, sans même un bonjour ou un simple sourire. La dispute de la veille avait laissé des traces. A son tour, elle s'était extraite du lit, brisée et maladroite, et était allé s'occuper du bébé : le changer, lui donner son biberon, le câliner le temps d'un rot. Tout au long de cette séance quotidienne si bien réglée qui lui libérait traîtreusement l'esprit, l'envie ne l'avait pas quittée une seconde. Douche, petit-déjeuner ; encore ce satané besoin. Le café avait un goût fade et creux. Les mots de la veille emplissaient ses oreilles, résonnant dans son crâne vidé par le manque : « T'as pas su t'arrêter à temps pour faire un enfant, crois-tu que tu en seras capable pour lui permettre de grandir ? ». Il avait sûrement raison, mais elle refusait de l'admettre, par principe, parce qu'il ne lui laissait aucune alternative.

Crochet par la nounou : « Bonjour Mégane, ça va ce matin ? ». Elle la regarde d'un drôle d'air ; se doute-t-elle de quelque chose ? Ça se voit tant que ça qu'elle est malheureuse, qu'elle se hait, qu'elle se méprise ?

Seule dans sa voiture, elle évite son image dans le rétroviseur. Elle hésite. Tant de fois elle a essayé en vain : eucalyptus, gomme à la nicotine, patchs, pilules, même l'imposition des mains et l'acupuncture auxquelles elle ne croit pas, tout y est passé. Inutile. Arrêt brutal ou progressif, bonbons et régimes de substitution, changement de look, vacances et stages. Jamais le besoin de cigarette ne l'a quittée. Comme si l'habitude avait créé une nouvelle fonction entre l'index et le majeur collés à cette satanée clope, le pouce gauche gratteur de briquet et les lèvres gourmandes qui tètent la fumée laiteuse avec l'avidité d'un nourrisson. Et pourtant, la première fois, cachée derrière la chaufferie du collège, ça lui avait tourné la tête jusqu'à ce qu'elle vomisse son déjeuner. Mais le geste avait quelque chose de si cérémonieux ; ces volutes expirées à petites bouffées timides, presque respectueuses, sentaient un peu l'encens d'une messe païenne. Elle avait passé tant d'heures à suivre le cours du temps se tordre puis se dissoudre dans les courants d'air. Elle s'amusait alors à lire sa destinée dans les caprices du vent. Depuis, son avenir s'était obscurci : la méchante petite toux du matin, la grisaille d'une taffe volée au hasard d'une crise, le souvenir honteux des chagrins asséchés par la braise du mégot… Sa vie s'enfermait dans une multitude de petits tunnels blancs, se résumant à ces innombrables bouts de papiers alignés comme les jours gravés sur les murs gris de son existence sans issue.

Elle ne veut plus de ces reproches, « Pourquoi tu n'as pas le cran d'arrêter ? », de ces questions, « Crois-tu que tu vas tenir ? ». Elle rejette tout en bloc : les espoirs, les doutes, les déceptions, la culpabilité.

Mégane regarde cette ennemie si intime qui tremble au bout de ses doigts, comme animée d'une vie propre, d'une volonté supérieure à la sienne. L'insupportable évidence. Une fois encore, elle aspire le filtre et actionne le briquet. Le minuscule cœur incandescent palpite. La bête s'éveille, rejetant ses fumerolles sataniques.

Elle démarre et s'engage dans la rue : les mêmes maisons, les mêmes gens, la force de l'habitude, et le feu rouge une fois sur deux. S'il l'arrête, cette cigarette sera la dernière, elle le jure sur sa vie. Elle la fumera jusqu'à la consumer tout entière, puis jettera le paquet.

Orange. Elle passe.

La moto sur sa droite a anticipé le feu vert. Mégane l'aperçoit juste à temps, pèse de tout son poids sur le frein.

Le hurlement des pneus, le camion en arrière, et le choc qui lui coupe la respiration et la couche sur son siège brisé par la violence de l'impact… La cigarette s'envole. Un second choc immobilise le véhicule et pousse dans l'habitacle des remugles d'essence.

Elle pense à Stéphane et Dorian, et à ce petit être de feu qui chouine, ronronne, gronde, puis rugit tout à coup dans un éclair couleur soleil.

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