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G. « Je ne suis pas une faiseuse d’ange »
Raphaël Tayachi
Extrait de: «Le goujat écrivaillon» (9782955701928)
Voilà : j'ai une très bonne amie, Estelle, mais tu peux te foutre de son prénom comme de ta première chemise, de ta dernière cravate ou de tes trouées chaussettes, car je m'étonnerais moi-même, et fort, de te la faire ou ne serait-ce que voir croiser un jour tant vos mondes me semblent éloignés et par essence inconciliables, plus encore qu'incompatibles, tant ce n'est pas là l'essentiel, aussi, surtout. Bref, passons. Bon, Estelle est sympathique, de manière générale, et sur le plan de l'amitié je dois dire ne rien avoir à en redire, c'est-à-dire devoir honnêtement confesser ne rien trouver à lui reprocher puisqu'elle est présente quand il faut et absente dès que nécessaire ; que demander de plus ? Elle sait s'effacer, et tombe juste quant à l'inscription temporelle de ses discrétions, ce qui dit tout d'un bon compagnonnage. Tout du moins avec moi. Avec certains autres de ses amis, ou amies, hein, c'est une tout autre affaire, une affaire aux tyranniques relents pour objectivement qu'on puisse les prendre. Vois-tu, elle est heureuse, Estelle, incroyablement heureuse, au point d'en déborder publiquement de joie, de bonne humeur et de bonheur à revendre, enfin, à distribuer tous azimuts, comme le vent souffle à droite ou bien à gauche sans particulier regard pour l'assentiment de ces gens qu'il décoiffe ou renverse, bouscule, glace, désespère sans espoir de changement sinon le fatalisme d'une tôt-ou-tardive survenance de l'incontrôlable phénomène. Elle est un peu totalitaire, en un peu lourde somme, et tu pourrais vérifier l'assertion, constater le caractère en l'observant agir au sein de son couple. C'est qu'elle aime bien les grandes idées qu'elle se fait de l'amour, ma chère copine Estelle, ce qui inclut l'idée de perfection, idée qu'elle définit elle-même en ce qui la concerne et très idéalement, et puis son couple avec selon la même recette, dans un identique moule et un ressemblant four ; du coup, son mec doit s'y plier plus que tout autre, sauf bien sûr à préférer qu'un autre prenne sa place, autre qui s'accepterait plus docile que le plus pacifiste et a-vindicatif des rebelles. Bon, ceci dit comme on pourrait s'en foutre, restons à nos semis, peu loin de la semence : le docile du moment, depuis un long moment maintenant, assez long pour qu'elle en fasse, par provision de prévision, son dernier et définitif prince charmant, c'est Yves. Mais à ce stade, tu dois apprendre que Yves, il avait plutôt tout du crapaud, avant de la connaître. Enfin, du crapaud ; comparativement au prince charmant, bien sûr, ce qui m'amène à l'idée qu'elle s'en fait et cultive avec cette propension à l'exagération dans le perfectionnisme. C'est-à-dire qu'elle l'a transformé, adouci, rendu meilleur, allez, même, si l'on écoute le nombre de ses poupées qui disent oui quand elles devraient dire non ou a minima s'interroger relativement au juste d'une approbation. Oui, elle a des poupées qui disent oui, qui acquiescent à la moindre de ses façons d'être, qui la trouvent merveilleuse et pleine de jugeote, peu importe ou presque ce qu'elle peut déclarer ou acter – c'est-à-dire sans critique regard sur son agir. Oui, elle a des poupées qui trouvent cela charmant, tellement charmant, l'édification du prince depuis l'affreux crapaud. Oui, elle a de suiveuses et serviables poupées qui taisent leur admiration quant à son art du jouir, c'est-à-dire sa façon du bas emploi de son sexe, quant à son art d'en jouir, aussi, du prince, de l'homme, de la chose masculine, qui taisent donc cette admiration vouée pour la seule raison d'un refus de l'avouer. Je crois qu'elle les a bien formées, ou correctement déformées, ses poupées. Mais c'est hors de propos, pour l'heure, puisque je ne te parlais que d'Yves, avec lequel, là aussi, elle s'est bien – même si c'est mal – débrouillée. Oui, elle l'a modelé, petit à petit et tant bien que mal, à coup de crises, de colères, de caprices et de conditionnement sexuel, le récompensant de son entrée dans le moule par la graveleuse rétribution de ses molluscaires faveurs, mareyage sans mariage sinon celui machiavélique du calcul et des coups du bas, sulfureuse union à l'ontologique mytilisme pour rejeton, infantilisant suffisamment le bougre pour en faire, en la vilaine espèce, son adorable et tant chéri toutou de Pavlov.
Ouais, blague à part, s'interrompt-elle, joyeuse, je l'appelle le prince de Pavlov, Yves, et ça me fait beaucoup rire. Puis, sa confession livrée, la voici qui reprend le cours de son exposition, sans plus d'insistance que nécessaire sur sa drolatique et toute privée confidence.
Où en étais-je ? Ah, oui : le remodelage, la modulation de l'être à travers sa superficielle manière – la façon profonde n'étant pas directement accessible aux manipulations. Je dois dire qu'elle a eu bien de la patience, si tant est qu'elle ait fait les choses avec intelligence, c'est-à-dire de manière préméditée et méthodique. Non que le problème soit en essence le changement, non, le problème, c'est l'ange et sa mise en chantier, la subordination, le paradigme du prince charmant et l'abjecte mise en conformité, par objectivation, au sens de sujétion, c'est-à-dire en rendant l'autre sujet objet de son vouloir à soi. Car, changer au tiers contact, soit à celui de l'altérité, voilà bien une chose très naturelle et tout à fait normale, mais il y a tout un vertigineux fossé entre la variation inhérente, naturelle, au frottement des mondes et le conditionnement, l'assujettissement, qui ne considère l'autre, entier mais sans part entière, que comme dépendant et malléable objet, dont l'hypothétique étude ne pourrait et ne devrait servir qu'en regard de l'efficace du processus de réécriture de la singularité.
Quoi qu'il en soit, elle a bien mené sa barque, et lui en bateau, qu'il soit un niais suiveur ou bien un complaisant soumis. Oui, à force de lui dire ce qui lui convenait ou non, à elle, sur le mode de ce qui convient ou non, pour lui, ce qui fait une phénoménologique différence de perspective, ce qui fait une simplification, ce qui fait un outrage à la cour du vivant en niant toute sa complexité, elle l'a éduqué, elle l'a dressé, elle l'a très impoliment poli sans plus pour lui de mot à dire que pour les autres de choses à redire. Tu vois, par et pour exemple, il ne va plus jouer au foot avec ses potes le dimanche après-midi, il ne joue même plus à la console, le soir, pendant la semaine, il ne choisit plus son télévisuel programme, ni aucun autre agenda sans la préalable consultation de ses disponibilités à elle, et puis il n'ose plus péter en compagnie, il ne se cure plus le nez, ne laisse pas la moindre assiette traîner, ne mange plus de chips sur le coin du canapé, ni rien d'autre qui s'appelle ou s'appelait précédemment oser lorsque, célibataire ou sous une tierce et complaisante, conciliante coupe, le cœur lui en disait sans la restrictive raison du gland dont il subit dorénavant la loi ; en fait, il n'ose plus rien du tout qu'il puisse penser contraire aux attentes et aux aspirations d'Estelle ! Voilà pourquoi je te dis qu'il fut bien dressé et, partant, qu'on peut faire des anges depuis les plus incorrigibles de ces diables d'enfants, grands, petits, toujours gamins au fond, à jamais et pour le pire ou le meilleur éducables.