Gahila (prologue)
Elisabeth Charier
Aucun corps n'enfermait ces deux essences spirituelles. Elles évoluaient librement dans l'espace et se nourrissaient d'âmes pour étendre leur psyché. Sur une planète, aujourd'hui ravagée par les guerres qu'elles déclenchaient, un prêtre éclairé les appela Bahass et Araya.
Bahass ne s'intéressait qu'aux esprits forts, violents et ambitieux parce qu'elle aimait ça, Araya s'opposait à elle dans la douceur et le respect de la vie. Pourtant, leur lutte éternelle finissait toujours par anéantir les mondes.
Bahass approcha Gahila en premier.
Ce petit satellite décrivait une ellipse excentrée autour d'une planète gazeuse que les premiers Herriens nommèrent Zaïa. Elle lui masquait entièrement le soleil pendant dix jours. Et ceci tous les cent jours.
Une chaîne de montagnes que seul un voyageur pourvu d'ailes aurait pu franchir divisait Gahila en deux parties.
Partant du nord-ouest, il aurait admiré les sources qui dévalaient les pentes abruptes et noyaient les abysses. Là se formait le grand fleuve. Les courants d'air ascendants l'auraient ensuite envoyé vers l'océan et son ressac assourdissant. Sorti vainqueur de ce périple, il se serait posé sur le sable frais. Pendant ce repos nécessaire, il aurait contemplé une vaste prairie que de gigantesques herbivores dévoraient sans se soucier de la proximité des bipèdes avec lesquels ils partageaient ce territoire.
Puis, certainement à la recherche d'un environnement adapté à ses besoins, le voyageur courageux aurait survolé une immense forêt d'épineux que les habitants des plaines ne franchissaient jamais. À l'équateur, le spectacle grandiose d'un marais traversé par le grand fleuve se serait offert à ses yeux émerveillés. Ce vaste territoire largement ponctué de mangroves[1] lui aurait sans doute plu, mais les cris féroces qui s'élevaient constamment vers le ciel l'auraient empli d'effroi et repoussé jusqu'au pôle Sud. Car, en ces temps reculés, sur cette face partagée entre milieux liquides et solides, de petits êtres velus dominaient les autres espèces par leur nombre et leur cruauté.
Bahass apprécia cette forme d'intelligence collective, elle se reconnut dans leur brutalité. Alors, elle insuffla un peu de son essence dans une âme en gestation et observa le résultat. Ce qui naquit trouva un couloir entre les gouffres et les pics de cette ceinture de montagnes infranchissables et la violence déferla de l'autre côté de Gahila en une vague noire, affamée de chair, assoiffée de sang. Elle devint le terrain de chasse de ceux que les Herriens appelèrent en premier les Miobés.
Les Miobés parcoururent d'immenses forêts et s'installèrent sur les terres des Herriens. Ils investirent facilement les villages pour piller les cheptels, car ces grands félins n'avaient gardé de leur passé animal que des griffes rétractiles et de longues canines. Depuis plusieurs générations, ils vivaient en harmonie avec le végétal.
Pourtant, les habitants s'opposèrent rapidement aux êtres sanguinaires. Des barrières de feu défendirent les maisons et, au fil du temps, certains acquirent des capacités métapsychiques ce qui leur permit de repousser efficacement ces assauts meurtriers. La vague noire remonta donc vers le nord et explora de nouvelles saveurs.
Là, dans le froid des hivers et la relative fraîcheur des étés, une autre espèce de félidé s'était, elle aussi, développée. Cependant, les ressemblances entre ces deux peuples s'arrêtaient à la longueur des canines et aux iris fendus. Leur taille moyenne et leurs mains aux quatre doigts les différenciaient des Herriens, de même que leurs pieds minuscules. À l'opposé de leurs voisins, les Arzacs avaient gardé le goût de la prédation.
La chasse s'avéra plus rude et, pour augmenter son efficacité, la horde miobée se scinda en milliers de clans qui s'éparpillèrent partout.
Pour lutter contre l'envahisseur, Herriens et Arzacs unirent leurs efforts. De cette alliance naquirent deux châteaux et de nombreux enfants métissés qu'ils nommèrent Sharzac.
[1]Mangroves : ilôts d'arbres géants qui prennent racine dans le fond du marais.