Galère folle

My Martin

Rebut

Robot rouge. Je reste en vitrine de la boutique de brocante pendant un certain temps. Puis en solde. Ma peinture est écaillée, des bulles de rouille montent de l'intérieur.

Une fois par semaine, Luc époussette sommairement le local avec son plumeau gris. Un pied en arrière, plumeau en hauteur, danse silencieuse. Je l'aime bien, Luc -lunettes, pipe. Les gens viennent le consulter, lui présentent des objets, il lit beaucoup, un puits de science. Il donne une estimation.

Dans la boutique, les prix sont justes. Pas de discussion, pas de marchandage.

Je suis couvert de poussière, cela ne favorise pas la vente. Luc promène son plumeau en artiste, je bascule sur l'étagère de verre.

Luc me retourne, mon prix est inscrit au marqueur. Je suis à plat sur la caisse en retrait.

En fin de journée, Luc dépose dehors les bannis, disques, livres, vases, petites voitures. A l'abri de la pluie, sur le seuil de la boulangerie à vendre.



Des passants puis personne. Vitrine éteinte de la boutique en face, de l'autre côté de la rue. Présentation renouvelée : une maquette de frégate, un bouquet de fleurs séchées, une boule sulfure, deux vases -l'un de Murano, avec un fêle-, une locomotive de train électrique, une montre-gousset avec sa chaîne. Un voilier construit à partir d'une corne, avec des voiles en corne.



Des pas. Une femme avec son fils, masqués. Le garçon se précipite, m'examine, enthousiaste.

-Un robot !

-Ne touche pas, Il est sale, on l'a jeté. Ne ramasse pas n'importe quoi.

Il me repose.



Attente. Le temps s'effiloche. Il s'ennuie au présent, flemmarde entre passé et futur. Je rêve sans queue ni tête.



Quelqu'un me saisit. Un jeune, courts cheveux peroxydés. Débardeur noir, pantalon treillis, rangers. Sac à dos, bouteille de plastique à la main.

-Toi, tu es beau.

Il sourit. Ses canines sont taillées en pointe. Un œil bleu. Un œil mort. Il débouche la bouteille, verse le liquide sur moi.

-Soif. Bois.

Goût d'orange, alcool fort, la tête me tourne. Mes engrenages vont rouiller, je ne supporte pas l'humidité.

Il écrase sous son talon, la voiture verte en plastique.

-Toi, tu es laide.

Il ramasse le vase ébréché.

Il va vers le centre-ville. Le magasin de bandes dessinées. Le magasin de chaussures.

Soudain, il jette le vase contre la vitrine du numismate. Fracas, feu d'éclats colorés. La bijouterie. Tag sommaire, montagne beige, agave, ciel bleu, soleil blanc.

Il me lance contre le rideau de fer. Vacarme, je m'éparpille sur les pavés. Etoiles en facettes. Roues dentées, engrenages, axes fusent.

Un homme sort de la bijouterie.

-Pourquoi faites-vous cela ? Vous êtes stupide.

-Tu me trouves stupide ?

-Je ne vous autorise pas à me tutoyer. Je ne vous connais pas. Vous abîmez, vous cassez, vous êtes inutile.

Le garçon fixe le bijoutier. Il avance vers lui, se ravise. Il sourit, hausse les épaules. Il s'éloigne.



Le bijoutier me ramasse, aussi les pièces une à une. Il retourne dans la boutique, nous dépose en tas sur l'établi. Il ferme la porte à clé et s'en va.



*



J'ai mal. J'ai conservé l'essentiel de mon mécanisme, ressort remonté puis coincé. J'ai perdu les rouages de fonctions annexes, hors d'usage.

L'atelier est exigu. Blouse blanche à une patère. Un comptoir forme limite pour les clients. Le bijoutier tourne le dos à l'entrée, son établi face au mur.

Au mur, des images découpées dans un magazine : un rorqual en surface, gueule béante, ses mâchoires triangulaires pointent. Des harengs frétillent, il dodeline de la tête pour évacuer l'eau. Foule criarde de pétrels.

Des étagères pour les travaux en cours alignés selon leur date de réception. Les étiquettes récapitulent les demandes des clients.

Le bijoutier utilise des perles, mabés, tiki en argent. Améthyste, lapis-lazuli. Dans des boîtes transparentes, pour les collectionneurs de minéraux. Les outils fins sont alignés, pinces, tournevis, lampe loupe. Chalumeau. Une forme de bois en support.

A droite, des outils en désordre. Une forme claire dans l'encoignure. Un jouet, un canard jaune avec un béret bleu de marin, pompon rouge.

-Bonsoir. Vous êtes un jouet ?

-Bonsoir. Taillefer m'a acheté dans le magasin de brocante de la rue. Il m'a démonté, réparé. Je suis rénové des pattes à la tête.

-Et le béret ?

-Mes rouages viennent d'autres jouets. Mes souvenirs sont hétéroclites. Ma conversation est décousue.



Nous parlons, un sujet, un autre. Difficulté pour suivre nos idées. Puis le silence s'établit, entre deux propos. Le silence, mer étale.



Taillefer me repousse en vrac, au bout de l'établi. Le midi, il monte à l'étage, un siège grince. L'eau coule, rapide vaisselle.

Il revient à son établi. Il bâille, me positionne devant lui, dévisse mon corps. Il siffle entre ses dents. Il fouille dans les boîtes. Ses gestes sont précis. J'ai des périodes de blanc, lorsqu'il fourrage dans ma tête. Il m'améliore. Les parcelles d'étrangers s'installent en moi, occupent l'espace disponible. La vie revient dans mes membres. Clé et ressort neufs, énergie tendue. Taillefer m'agrémente de trois ressorts verticaux sur la tête. Décoratifs.

Puis il me redresse sur mes jambes, me pousse au bout de l'établi.



*



Soir venu. Taillefer pose son chalumeau, s'étire. Il s'est tenu à son établi toute la journée. Des coursiers sont venus porter ou rechercher les pochettes qui contiennent les travaux. Brèves pauses, cent pas. Il se tient le dos, se masse la nuque. Il aligne méticuleusement les outils.

Il ôte sa blouse, la suspend à la patère. Il boutonne le col de sa veste. Il éteint la lumière, abaisse le rideau métallique et sort.



Bousculade dans la rue, protestations étouffées. Porte claquée. Lumière. Taillefer et le voyou surgissent dans l'atelier.

-Comme on se retrouve. Où est ton coffre ?

-Je n'ai pas de...

Violente claque. La lèvre du bijoutier éclate, le sang coule sur son menton. Le voyou balaye l'établi de ses mains, les étagères, les boîtes, examine les objets sur le parquet. Canard et moi, gisons à terre.

Il pousse Taillefer devant lui, lui tord le bras, le contraint à monter les marches. Le bijoutier trébuche, tombe à genoux. Claques, coups.



(Canard) -Robot ?

-Oui ?

-La mort plane. J'ai des flashs. Écoute-moi.

...



Je choisis un tournevis, je le fiche vertical entre deux lattes du parquet, au pied de l'escalier. Je hisse Canard sur une marche de l'escalier, au milieu.

Puis je lâche mon ressort, je bats des bras et des jambes comme un possédé. Bruit.

Le garçon sort sur le palier, il se penche, descend l'escalier. Il marche sur Canard, tombe assis, roule. Allongé en bas.

Il se redresse. Son visage est ensanglanté. Le tournevis est planté dans son œil.

-Je ne vois plus !

Il hurle. Ses mains cachent son visage, le manche du tournevis entre ses doigts écartés. Il heurte les murs, cherche la porte à tâtons. Il s'enfuit.



Coffre-fort que l'on referme. Taillefer sur le palier. Il tremble, livide. Sa joue entaillée saigne. Il descend l'escalier. Canard est broyé.

Le bijoutier contemple le désordre, évite de marcher sur les objets épars. Il murmure :

-Pas la police. Détruire le sac à dos.



*

Signaler ce texte