Gare de l'est à cinq heures

Georges André Quiniou

Quoi de plus merveilleux qu'un week-end en amoureux, lorsqu'on est étudiants? Gare de l'Est, ils ont pris un train pour Rethel, au hasard. Ils n'ont jamais compris où ils étaient arrivés. En tout cas, rien n'était plus comme avant...

Gare de l’Est à cinq heures

DU MÊME AUTEUR

UN POLICHINELLE DANS LE TIROIR, nouvelle, 2011.

LE TAILLEUR NOIR, nouvelle, 2009.

LE PARADISE, roman, 2005. Éditions « Livres KA », 2009.

L’ABSENTE, roman, 2001.

YASMINA, nouvelle, 1994.

PALACE-HÔTEL, roman, 1993.

RUE DES CARMÉLITES, nouvelle, 1992.

LA MAISON SOUS LA PLUIE, roman, 1992.

LE REFUS, nouvelle, 1992.

CHRISTIANE, nouvelle, 1991.

TROIS COUSSINS JAUNES, nouvelle, 1991.

L’OLYMPE, roman, 1990.

RENDEZ-VOUS PLACE DE LA VICTOIRE, nouvelle, 1989.

LAGADU, nouvelle, 1983.

TRAIN CORAIL, nouvelle, 1982.

LE ROI ET LE ROYAUME, nouvelle.

LE VOYAGE, nouvelle.

SUR LE SABLE AU SOLEIL, nouvelle.

Site officiel de l’auteur :

http://ga.quiniou.pagesperso-orange.fr

       "Puis je me levai et allai ouvrir la première chambre. J'y entrai et me vis soudain dans un si beau jardin qu'il évoquait pour moi le paradis."

Les Mille et une Nuits

(Histoire du Troisième derviche qalandar).

 

I

 

  Trop sombre ici, se dit-il.

  Et là ?... Non : de là on ne verrait pas bien la rue. Il décide de marcher jusqu'au carrefour suivant ; à l'angle brille la carotte rouge d'un Tabac.

  Il a relevé le col de son imper et rentre instinctivement la tête : la pluie commence à tomber dru ; encore deux minutes et il sera complètement trempé. Sans plus hésiter il pousse la porte de verre ; la rue, au même instant, s'illumine de tous les clignotements roses de ses néons.

  Le café est désert à cette heure mais baigné d'une lumière chaude et diffuse qui lui convient. Il s'installe à la première table, près de la porte, sur la banquette de skaï beige. On pourrait trouver mieux que ces tables au formica jaune citron, mais il est trop tard pour choisir ; il risquait aussi de plus mal tomber ; ici finalement il est bien. Assis au sec, il sort un mouchoir pour essuyer son front dégoulinant de la pluie du dehors.

  Derrière son comptoir, en grande conversation avec un client accoudé au zinc, le patron ne l'a même pas vu entrer ; ou fait comme si. Il se dit qu'il pourrait rester là des heures sans qu'on vienne rien lui demander, ignoré de tous ; mais il lui faut le téléphone.

  Il se lève et vient s'appuyer au bar lui aussi, dans une position — un pied croisé sur l'autre — qu'il rectifie aussitôt : trop de gens cherchent à se donner par là une fausse assurance, un air de virilité désinvolte, il l'a souvent remarqué. On est d'ailleurs aussi bien d'aplomb sur ses deux jambes et il n'a besoin de ressembler à personne.

  Evidemment la courtoisie exige qu'il attende un trou de la conversation pour se manifester. Il doit glisser les mains dans les poches de son imperméable. Cette attitude-ci, pas vraiment préférable à l'autre peut-être, — il ne bénéficie plus de point d'appui — paraît tout à fait naturelle si l'attente ne doit pas se prolonger au-delà d'un certain seuil ; elle semble en tous cas appropriée à la situation.

  Le patron, un petit brun souriant de type méditerranéen, une mèche en accroche-coeur sur le sourcil gauche, daigne enfin s'apercevoir de sa présence et lui adresse un mouvement interrogateur du menton, sa manière à lui — un peu cavalière, se dit-il — de solliciter les commandes.

  — Un café, s'il vous plait... et le téléphone.

  — Porte du fond, près des Toilettes !

  L’autre manipule déjà son percolateur : trois, quatre gestes rapides, aussi précis que ceux de l'O.S. sur sa chaîne ; "ça marche !" A son retour la tasse l'attendra, fumante, sur sa table.

  Dans la pénombre du réduit, coincé entre la porte et le minuscule lave-mains, il compose son numéro sur le vieux combiné mural encrassé. Quelque part, ailleurs, retentit une sonnerie ; il sait où ; il l'entend, lointaine, et imagine la petite chambre basse où personne peut-être ne se trouve pour répondre. Il dégage le pan de son imper de l'embrasure de la porte qu'il tire sur lui. Il attendra encore trois... non, cinq sonneries.

  A la quatrième quelqu'un décroche :

  — Allô ?... Hélène ?... C'est moi.

  — ...

  — Je suis Place Beauvau, dans le café qui fait l'angle de la rue Miromesnil... Oui, je t'attends. A tout de suite !

  Toujours cette angoissante et ridicule seconde d'incertitude, chaque fois qu'il téléphone, pour savoir lequel raccrochera le premier, se décidera à couper le contact, aussi ténu et illusoire soit-il.

  Elle a raccroché.

  Il repose à son tour le combiné avec le sentiment de satisfaction que procure toute tâche accomplie. Il n'y a plus qu'à attendre, libéré de cette portion du temps qui doit précéder l'arrivée d'Hélène.

  Il rouvre la porte pour se lancer dans la lumière chaleureuse de la salle. Louvoyant parmi les tables nouvellement occupées, il traverse l'espace bien vivant d'un entrelacs de conversations savamment mixées. Tout au fond, la grande vitre agrémentée de ses panonceaux — tarifs des consommations, affichettes d'expositions et de concours de belote — protège de l'humidité sombre et du froid de la rue.

  Il ôte son imper et le dépose sur la banquette avant de s'asseoir. Il se sent plus à l'aise. Sa tasse est là, bordée encore des derniers vestiges de mousse blanchâtre qui se résorbent en spirale dès qu'il tourne son café. Il sort une Bastos et l'allume pour l'associer aux deux premières gorgées brûlantes.

  Puis attend.

  Tout son univers se réduit aux objets disposés sur le rectangle de formica terni : le vieux Ronson argenté, le paquet de Bastos rouge, un cendrier-réclame de verre fumé, la tasse et sa soucoupe ; c'est sa barrière de protection.

  Il attend l'arrivée d'Hélène. Elle ne sera pas là avant dix minutes-un quart d'heure. Au dehors, courbés par la pluie, les passants traversent la grande flaque lumineuse de la devanture, tous du même pas pressé. Certains ne jettent qu'un bref coup d'oeil à l'intérieur, d'autres vont jusqu'à dévisager sans vergogne les consommateurs attablés. Pour passer le temps il s'amuse à deviner lesquels seraient susceptibles d'entrer, s'efforce même de les influencer mentalement, se concentrant sur l'idée qu'ils vont entrer, qu'il faut absolument qu'ils entrent ; mais sans succès significatif : ils passent, grisâtres, avec la régularité mécanique des personnages de quelque énorme horloge animée, emportés par les projets sans mystère de leurs innombrables vies dont il ne saura jamais rien.

  Alignées devant le long miroir qui multiplie l'espace de la salle, les rangées de bouteilles et de verres, derrière le comptoir, couvrent toute la surface du mur de leurs reflets multicolores. Le patron semble prendre plaisir à déployer toute sa virtuosité au service des nouveaux clients qui affluent à cette heure ; passant du percolateur à la tireuse de bière à la pression, écrêtant d'un coup de raclette magistral la mousse des chopes, répétant à haute voix les commandes comme s'il était à la tête de toute une équipe de garçons dans quelque grande brasserie des boulevards :

  — UN demi ! ET UN ballon !...

  Cela arrive souvent lorsqu'on attend quelqu'un: il ne l'a pas vue entrer. Elle se tient debout devant sa table, le visage perlé de gouttelettes, rosi par l'air vif et la pluie. Le blond de ses cheveux a viré au châtain clair. A présent il revoit l'éclair du panneau de verre pivotant sur ses gonds, l'approche, à la limite de son champ visuel, d'une silhouette qu'il avait reconnue. Amusée de l'avoir une fraction de seconde surpris seul, elle déboutonne en souriant un ample manteau beige alourdi d'humidité ; il s'entrouvre soudain sur la robe de lainage vert d'eau irradiant la douce chaleur d'un corps qu'il connaît.

  Par-dessus la table, en s'asseyant, elle lui tend un court baiser avant de se renverser en arrière sur sa chaise, dans son geste habituel de lisser à deux mains ses cheveux emmêlés.

  Quels mots maintenant vont-ils pouvoir trouver ? Ils ne se sont presque pas parlé tout à l'heure, au téléphone ; il n'aime pas parler sans voir les gens, sans le visage et la présence ; il lui a seulement demandé de venir.

  C'est un rendez-vous tout à fait banal, comme le sont devenus leurs précédents rendez-vous ; rendez-vous heureux, sans aucun doute, mais faisant suite à tant d'autres qu'ils ont cessé de les compter comme après leur première rencontre. Ils s'étaient déjà retrouvés dans des cafés du Quartier Latin ou de la rue de Rennes ; il avait fait les cent pas devant les murs de briques rouges de l'Institut d'Esthétique, à la sortie de ses cours ; elle avait couru se jeter dans ses bras devant des stations de métro où il l'attendait, et des passants indifférents les avaient vus s'éloigner dans les brumeux crépuscules de l'automne, appuyés l'un à l'autre, sous la nébuleuse au néon des enseignes, leur voie lactée d'amour. Il avait appris à connaître sa vie qu'elle racontait d'une rencontre sur l'autre et, plus tard, dans le monde clos de la petite chambre mansardée où elle s'était donnée à lui un soir: les doux malheurs de son enfance, ses histoires de petite fille qui collectionnait bouts de laine et rubans dans ses "boîtes à trésors", les premières aventures de son adolescence — de simples baisers reçus ou donnés — qu'il prenait un plaisir amer à lui faire répéter ; puis ses vacances, et ses études, la Fac, les profs. Leurs premiers rendez-vous n'étaient qu'un bavardage incessant qu'il interrompait parfois d'un long baiser pour lui dire qu'il l'aimait, la désirait. Elle se taisait alors ; devenait tendre et grave ; le laissait lui prendre la taille sous le couvert de son vêtement et l'attirer à lui. Sans plus rien dire ils partaient s'aimer.

  Elle est là maintenant, devant lui, parce qu'il était convenu qu'il lui téléphonerait ce soir ; et s'il lui a demandé de venir c'est parce qu'il ne voyait pas d'autre raison de l'appeler. C'est devenu l'habitude pour tous les deux, un besoin, de se donner leur temps libre — les soirées, les week-ends. Il lui avait téléphoné.

  Elle est là. En fait il ne sait plus très bien pourquoi.

  — Hélène ?...

  Leurs quatre coudes posés sur la table, les mains jointes figurent le sommet d'une vivante pyramide ; les siennes, qu'il tente de réchauffer en les caressant doucement, conservent la fraîcheur de la pluie. Ses yeux aussi, gris-bleu, restent humides, comme brouillés par sa marche contre le vent et le froid. Elle le regarde. Lorsqu'il a prononcé son nom elle a haussé légèrement les sourcils. Elle est disponible, prête à recevoir tout ce qui viendra de lui, les paroles qui vont rompre ce silence dont sans doute elle ne perçoit pas, comme lui, la portée. Elle emprisonne sa main, accentue la pression de ses mains sur la sienne pour lui dire qu'elle attend, qu'elle attend tout de lui.

  Il se dégage et prend à son tour ses deux mains dans les siennes, les tenant serrées, enfermées dans un globe de chair chaude.

  — Hélène... J'ai envie qu'on parte tous les deux ; ce week-end... Tu ne voudrais pas ?

  Il voit s'éclairer les yeux pâles et mouillés. Elle approche son visage, l'approche encore par-dessus la table et leurs mains, incline et tend vers lui son visage.

  Il lui octroie le baiser demandé sans qu'elle ait répondu. Comme dans le ralenti d'un film il voit se déformer sa bouche ; elle s'étire, s'infléchit en signe de sourire. Il voit, très près, la transformation de ce visage, les muscles des pommettes remonter et se gonfler, tirant la commissure des lèvres. Un visage malléable, se dit-il, plastique, et qui préserve son étonnante harmonie en ses métamorphoses. Elle a presque tout dit avec son visage, avec ses yeux et son sourire, presque tout. Mais les hommes ont encore besoin d'un langage pour parler, ont besoin de mots ; ils n'entreprennent rien sans les mots.

  — Tu ne voudrais pas qu'on aille quelque part ce week-end, qu'on parte ?

  Très vite elle s'est penchée à son oreille ; c'est un baiser léger qui lui claque au tympan ; puis un souffle :

  — Je t'aime...

  Déjà elle s'est rejetée en arrière. Il parle:

  — Bon ! alors on va où ? Cette semaine je suis libre vendredi soir: le cours du samedi a sauté, Lhomond est absent ; ce qui fait que je termine à quatre heures vendredi. Et toi ?

  Elle paraît écouter sans entendre, de sa joue caressant lentement le dos de leurs mains réunies. Il sent le frôlement subtil des mèches de ses cheveux sur sa peau.

  — Où qu'on aille ça n'a pas d'importance, reprend-il ; sauf si tu avais une idée bien précise évidemment, un endroit que tu voudrais voir ! Mais je préférerais qu'on parte au hasard, moi ; il suffit de choisir la gare: Gare du Nord, Gare de l'Est, Austerlitz... et on s'arrête n'importe où, dans n'importe quelle petite ville. J'ai seulement envie de partir avec toi quelques jours, tu comprends ça ? Dans un endroit qu'on ne connaîtrait pas  ; on serait comme en suspens tous les deux, complètement libres de tout ; tu ne veux pas ?... Bon ! On dit qu'on part vendredi, alors ; je te retrouve Gare de l'Est, à cinq heures, d'accord ?

  Personne dans la salle ne prête attention à ce couple, isolé, mains dans les mains, dans son intimité d’amoureux. Hélène avait bien attiré les regards de quelques hommes en entrant, tout à l'heure, jeune et fraîche, le teint vif ; mais on avait tout de suite compris qu'elle n'était pas seule, ils n'avaient pas insisté. Seul le client du bar, abandonné devant son demi par le patron trop affairé, s'est ostensiblement tourné vers eux et continue de temps à autre à la reluquer de dos, baissant les yeux chaque fois que, par-dessus l'épaule d'Hélène, il rencontre les siens. Mais le patron le rejoint et il s'appuie de nouveau au zinc pour reprendre sa conversation. On saisit quelques bribes de ses pauvres propos, lieux communs de retraité désabusé -"Aïe, Aïe, Aïe !... c'est la vie, qu'est-ce tu veux !" L'homme n'a pourtant pas plus de quarante ans, sorte de Lee Van Cleef bien en chair, au faciès aquilin, moustache noire comme son blouson de cuir.

  Près de l'entrée, accoudé à l'angle du comptoir, un petit homme gris sans âge, tassé dans le col de fourrure de sa veste américaine, tend l'oreille pour tromper la solitude. Son bâtard beige fadasse, qui ne porte pas le même intérêt que son maître aux entretiens des humains, tire sur sa laisse pour suivre le spectacle de la rue ; son bout de queue tordu en panache frétille par intermittence.

  Le tablier bleu du patron se dresse soudain contre leur table: il vient prendre la commande d'Hélène de son mouvement de menton habituel.

  — Et UN chocolat ! UN ! ça marche !

  Presque aussitôt, d'un geste large, il fait glisser la tasse sur le plateau de formica dans un tintement mat de porcelaine épaisse et de petite cuiller.

  Précautionneusement elle y dépose son sucre pour qu'il reste flotter sur la mousse avant de brunir et sombrer. Elle lève la tasse entre ses deux paumes comme un brûlant calice jusqu'à ses lèvres. A petites gorgées, elle absorbe le chocolat trop chaud. C'est le moment pour lui d'allumer une autre Bastos et de terminer son café tiédi. En fumant, il la regarde boire. Et voici qu'à son tour elle parle:

  — Tu sais que j'ai un cours d'Histoire de l'Esthétique à cinq heures, le vendredi ; mais je sécherai. On part, c'est d'accord... Gare de l'Est, hein ? Tu es sûr ?

  — Comme tu veux... Pourquoi pas Gare de l'Est ?

  — D'accord ! Gare de l'Est à cinq heures... On se retrouve où ? Dans le hall ?

  — Dans le hall.

  Il a fini son café. Il se lève. Ce soir il doit rejoindre les copains de son groupe de travail ; ils préparent ensemble la traduction du Roman de Thèbes pour le cours d'Ancien Français. Il est pris de l'envie soudaine d'être avec eux ; ils travailleront une heure ou deux avant de casser la croûte dans la minuscule cuisine de Jean-Paul, puis s'y remettront après le repas s'ils sont en forme, ou bavarderont dans la fumée des cigarettes, se lançant à la tête des pages entières des livres qu'ils aiment, s'échaufferont, disputeront, se calmeront et tomberont finalement d'accord sur l'essentiel au moment de se quitter, tard dans la nuit. Chacun alors sentira la fatigue et le froid le saisir, en enfilant son pardessus. Ils n'auront plus qu'une hâte: rentrer se coucher, se glisser dans le lit frais qu'il faudra réchauffer avant de trouver le sommeil, l'esprit encore encombré du tohu-bohu des idées — les siennes et celles des autres, les plus éculées comme les plus neuves — qu'on vient de découvrir dans le feu de l'improvisation.

  Il faut qu'il parte. D'ici, il a au moins trois-quarts d'heure de métro pour y aller.

  — Mais si, je t'assure, il faut bien trois-quarts d'heure ; ils auront déjà commencé sans moi.

  Il est debout près d'Hélène. Il se courbe sur son visage renversé et l'embrasse. Elle passe un bras autour de sa taille et cache sa tête entre les pans de son imper, pressant sa joue contre son ventre. Le frisson d'une voluptueuse onde de chaleur le pénètre.

  Pourtant il la repousse par les épaules, doucement, comme s'il voulait l'écarter pour le dernier baiser qu'il lui donne.

  — Il faut vraiment que je parte... Demain cinq heures, Gare de l'Est ; tu n'oublies pas !

  Il ne s'est pas retourné. Il appréhende toujours l'instant de la séparation, avec qui que ce soit, où que ce soit — une gare, un café ou  la rue ; il lui faut régler ça au plus vite, sans ces interminables faux adieux. Il tire à lui le panneau de verre et plonge résolument dans l'air froid de la nuit.

  Il sait laisser dans son sillage un regard qui ne l'a pas quitté. Il est conscient aussi d'avoir déjà disparu à ses yeux et de l'avoir abandonnée, seule, devant le fond de chocolat qu'elle finira très vite pour partir à son tour.

II

  Il pleut encore cet après-midi là lorsqu'il sort du métro. Il aurait dû prendre l'accès direct à la gare, mais n'y a pas pensé. La nuit tombe déjà ; gare, brasseries, enseignes, tout est allumé. Feux rouges et veilleuses scintillant, les voitures glissent silencieusement, par paquets, sur une chaussée luisante où le bruissement continu des pneus mouillés couvre la rumeur des moteurs. En équilibre sur le bord du trottoir, il attend que les feux lui découpent un passage dans le flux des lumières mouvantes. Il s'élance sous la pluie vers la gare, vers l'abri du grand auvent sous l'horloge où il ralentit le pas, cherchant à tout hasard autour de lui s'il n'apercevrait pas Hélène. Cinq heures moins le quart ; elle pourrait n'être pas arrivée, ou au contraire attendre déjà dans le hall. Il a le temps de prendre les billets.

  Devant lui, au guichet où il pose son sac de voyage, il n'y a qu'une personne qui ramasse déjà sa monnaie et s'efface pour lui laisser la place. L'employé attend, sans manifester d'impatience :

  — C'est pour où ?

  Sans réfléchir, honteux de son indécision, il dit :

  — Deux allers-retours Rethel, s'il vous plaît.

  L'homme et la machine lui paraissent réagir simultanément : quelques frappes au clavier ; les billets sortent de l'imprimante. Il paie et les empoche, se demandant après coup si Hélène sera d'accord pour Rethel ; mais puisqu'elle n'a rien proposé, ils peuvent aussi bien aller à Rethel... 

  Flâner dans une gare, c'est déjà un plaisir qui se suffit à lui-même ; il redouble lorsqu'on est soi-même en partance. Déambulant dans le hall à la recherche du panneau qui lui indiquerait le quai et l'heure de son train, il hume la fraîcheur engouffrée sous la grande verrière ouverte au vent côté voies.

  C'est alors qu'il la découvre, immobile dans son large manteau, toute petite et comme écrasée par l'énormité de l'espace, bousculée par les flots contrariés de voyageurs qui se pressent ; elle promène sur eux à la ronde le regard vide et tendu de qui cherche dans la foule un seul être.

  Il ne se hâte pas de lui faire signe. Il veut de loin savourer le bonheur de la voir ainsi perdue, réduite au seul appel de sa présence, poignante effigie de l'amante. Incognito il se nourrit de sa solitude et de sa détresse, la provisoire mais infinie détresse de cette immobilité au sein des courants de la marée humaine, du petit sac de toile beige qu'elle hésite à poser ; il suffirait d'un geste pour la dissiper à l'instant, d'un seul mot.

  — Hélène !

  Il a crié son nom ; se met à marcher vite.

  Elle a tourné la tête ; le monde pour elle reprend sens ; souriante, elle vient vers lui ; rien de ce qu'il a pu voir tout à l'heure n’apparaît plus en elle.

  Du point précis de leur rencontre on notera seulement le baiser rapide qu'ils se donnent sur la bouche, sans même déposer leurs bagages, une sorte de gêne ou de pudeur aussitôt évanouie.

  A ce moment il reconnaît qu'il est heureux.

  — J'ai pris des billets pour Rethel, ça te va ? Mais je n'ai trouvé ni le train ni l'heure. Je pense que c'est le rapide Charleville-Mézières. Il faut voir de l'autre côté, j'ai déjà regardé par ici.

  Côte à côte ils s'éloignent vers l'autre bout du hall, les yeux levés sur les panneaux d'affichage. Eux aussi sont des voyageurs qui cherchent leur train ; comme les autres ils ont une destination, un projet.

  17 heures 37, là-haut ; le rapide Mézières-Longwy.

  Ils s'engagent sur le quai sans avoir échangé une parole, avancent jusqu'au tiers du convoi et montent dans ce wagon que rien ne leur désigne de préférence à un autre ; mais voici qu'il devient leur wagon, de même que les chemins divers empruntés au hasard de la vie deviennent pour chacun son chemin, le tracé d'un destin.

  Depuis la pénombre du train, où ne sont encore allumées que les veilleuses, les quais fortement éclairés gardent une présence irréelle. Dans cette clarté blafarde que continue de projeter leur plus récent passé ils échangent un sourire. Tout à l'heure, à l'inverse, ils rouleront enveloppés par la nuit, emportés par leur propre lumière.

III

  - Tu sais ce que j'ai répondu à Jacqueline ce matin lorsqu'elle m'a demandé pourquoi je ne viendrais pas au cours d'Esthétique ? Je lui ai dit : "Je pars pour un voyage hors du temps ; destination nulle part." Elle a ouvert des yeux ronds. Mais tu sais comme elle est, terre-à-terre et fouineuse ; elle a tout de suite cherché à savoir : "Et... c'est avec qui que tu voyages hors du temps ?" Quand je lui ai dit que c'était avec toi, elle m'a souhaité bon week-end, d'un petit ton enjoué un peu pincé, comme elle fait. Je crois qu'elle est un peu jalouse de moi.

  Au-delà des vitres obscures, zébrées de la reptation trépidante des gouttelettes, la fuite d'une campagne noire et pluvieuse confère une étrange insignifiance aux paroles d'Hélène, les détache lentement de la réalité de ses lèvres comme si elles étaient proférées autre part, derrière eux, happées par la vitesse du convoi.

  Sans répondre, il lui a pris la main. Il la regarde. Il ne veut pas qu'elle puisse soupçonner qu'il ne l'entend déjà plus, qu'il est loin déjà de Paris, des amis, des cancans et de la vie qui se poursuit là-bas, en route vers un fragile ailleurs par nature éphémère.

IV

  Le train file vers l'est dans une nuit de plus en plus sombre, vers les Ardennes et la forêt mythique des Quatre Fils Aymond, des sangliers et des légendes, aux confins imaginaires de quelque royaume des Niebelungen, loin de la capitale illuminée. Il traverse en coup de vent de pauvres gares sans nom, aux lampadaires fugaces ; les rares silhouettes entrevues sur les quais n'ont pas même le temps d'exister. Ils approchent de Rethel.

  Aussi long que paraisse un voyage — parce qu'on se sent déjà infiniment distant du lieu de son départ, émancipé depuis longtemps de la dépouille ancienne de ce qu'on fut là-bas -, il y a toujours un moment où l'on finit par arriver. Averti par le decrescendo du rythme berceur, le front collé aux vitres, il voit les barrières blanches courant le long du quai soudainement figées.

  C'est l'arrêt. Hélène a déjà rangé son livre dans le sac de toile beige ; elle endosse son manteau.

  Trop long pour l'abri des auvents, le train les laisse en bout de quai. Il faut descendre sous la pluie fine, étourdis et perdus dans la nuit, marcher vers le bâtiment de la gare, le cadran rond et blême, là-bas, de son horloge. Leur wagon les dépasse avant qu'ils aient atteint le hall dont la porte de bois vitrée vient de se refermer sur les ultimes voyageurs.

  Au plafond les globes répandent une blancheur administrative sur les affiches de la SNCF prônant les avantages de la Carte Vermeil et du Billet Congés Payés. Ils ressortent de l'autre côté, dans la pénombre déserte de la place.

  Ils sont à Rethel.

  Les moignons noirs des platanes dégouttent silencieusement sur le parking aux trois-quarts vide. Face à la gare, dans l'avenue principale, les feux de quelques voitures luisent sur l'asphalte. Le dernier taxi démarre devant eux et clignote à droite pour disparaître dans une rue adjacente. Hélène a posé son sac sur le trottoir ; elle ramène ses cheveux en arrière :

  — Bon ! Alors qu'est-ce qu'on fait ?

  Le ton est enjoué, sans déception ni reproche, pas même le moindre indice d'ironie. Mais pour lui, sous le néon du réverbère, Hélène a perdu l'éclat de ses couleurs. Sa bonne humeur et son sourire ne coïncident plus avec le teint livide de ce visage aux traits durcis. Il faudrait, pour la retrouver, la mettre dans la lumière au plus vite.

  — Allez, on traverse !

  Là-bas, le halo rouge de l'enseigne d'un Hôtel Restaurant perce la nuit brouillée de pluie, à l'angle de l'avenue. La terrasse en avancée, rideaux semi tirés, promet le confort, la chaleur et cette intimité propice à des conversations feutrées. Ils n'ont de toute façon pas le choix : à l'autre angle ne s'offre qu'une Brasserie avec sa large devanture tapageusement éclairée — flippers et clinquant des juke-boxes -, sans doute le seul établissement de la ville à rester ouvert un peu tard le soir, dernier havre d'animation pour les jeunes désoeuvrés du samedi.

  Ils n'ont à traverser que le parking et la rue. Elle prend son sac et part devant. Sa silhouette souple ondoie entre deux voitures. Bien qu'il ne manque pas de place à côté il la suit. Devant la porte de l'hôtel, elle l'attend.

  Ils entrent.

  On n'échappe jamais, en pénétrant dans un lieu inconnu, à cet instant de désarroi ; d'autant moins qu'on vient de l'obscurité pluvieuse du dehors, couvert de ses vêtements humides : on se trouve soudain à l'abri dans un intérieur confortable, parmi des gens tout à fait à leur aise — robes du soir légères et vestons impeccables. Il leur faut quelques secondes d'adaptation avant de repérer que le grand bar de bois sombre qui occupe toute la largeur de la salle, à gauche, doit aussi faire office de bureau pour l'hôtel. C'est là qu'ils se dirigent. Des poutres noircies au plafond et les panneaux de lambris sur les murs font la pièce moins claire qu'on l'aurait cru en entrant. Les appliques de fer forgé garnies d'abat-jour rouges tamisent agréablement la lumière. Des deux ou trois tables de dîneurs qui conversent à voix basse à peine leur a-t-on jeté un regard.

  — J'suis à vous tout de suite !

  Torchon sur l'épaule et le bras chargé d'assiettes vides, le serveur leur a lancé ça au passage en regagnant les cuisines. Revenu derrière le comptoir, il s'essuie les mains avant de jeter son torchon sur le zinc :

  — Ah ! Une chambre ? Vous tombez bien : elles sont presque toutes libres. Avec cabinet de toilette ?

  Il parcourt deux fois tout le tableau d'un doigt hésitant avant d'en décrocher une clef :

  — Alors la 18. Elle donne sur la cour, vous serez tranquilles. C'est l'escalier du fond. Premier à droite. Prendrez-vous le dîner ?

  Oui, ils souhaiteraient dîner ; dès qu'ils auront déposé leurs bagages. Cette table-là, oui, dans l'angle, ce sera très bien ; merci.

  L'escalier se trouve tout au fond d'une partie plus étroite de la salle en "L" ; il est à peine éclairé. De moelleuses marches moquettées étouffent leurs pas. Hélène monte en caressant du bout des doigts la grosse rampe de bois lisse. Les yeux qu'elle tourne vers lui pétillent d'un plaisir contenu. Lui aussi maintenant se sent mieux : ils ont leur chambre, la perspective de ce dîner qui les attend en bas. Ils rient presque en silence tous les deux en s'enfonçant dans la pénombre du couloir à la recherche du 18. Il leur faut mettre le nez sur chaque porte pour lire le numéro ; le 14, le 16... Sous la dernière, au bout du couloir, qui devrait être la leur, filtre un rai de lumière. "Tiens, on a laissé allumé dans la chambre", se dit-t-il.

  La lumière frise sur la moquette en un large trapèze duveteux, aux franges incertaines, qui assombrit encore le couloir alentour. On dirait que la pièce retient quelque force prisonnière entre ses quatre murs, qui profite du moindre interstice pour s'enfuir et rampe là, horizontalement, aussi loin que peut atteindre sa longue langue avide.

  Leurs yeux distinguent maintenant maints détails du décor : ce guéridon au vase de fleurs contre la cloison qu'ils ont failli heurter, la luisance métallique des poignées, le relief des chambranles. Il peut sans difficulté introduire la clef dans la serrure après qu'ils ont déposé leurs sacs dans le trapèze magique, devant la chambre 18.

V

  Rien de plus naturel, lorsqu'on pousse une porte, que de faire deux pas en avant. Ils sont entrés. Ils sont entrés malgré ce qui s'offrait à leurs yeux, malgré leur mouvement de recul trop tardif. Ils sont entrés et la bourrasque, d'un coup, a violemment reclaqué la porte dans leur dos.

  Hélène lui saisit le bras, très fort. Son lourd manteau bat et faseye telle une voile dans la tempête. Elle le regarde, effarée, les cheveux emportés par le vent.

  Là où ils sont entrés, au premier étage de cet hôtel rethelois si accueillant, aux couloirs si feutrés, il n'y a pas de chambre ! Au lieu du grand lit qu'ils s'attendaient à trouver, flanqué de ses tables de nuit, du papier peint médiocre et du fauteuil club devant la fenêtre, il n'y a rien qu'un paysage immense et morne, râpé par un vent dur sous la clarté éclatante de la lune ; une étendue déserte d'herbe rase et noire, hérissée de roches déchiquetées qu'accroche l'argent lunaire. C'est la lumière qu'ils ont vue sourdre sous la porte, ce clair de lune étrange après la pluie.

   Pas un nuage au ciel qui puisse rendre sensible la fuite du vent autrement que par ce sifflement rauque à leurs tempes. Tout est figé comme dans l'attente de leur seule présence pour animer cette désolation nocturne.

  Le premier il se retourne vers la porte ; la cogne et la secoue en vain : elle n'ouvre qu'avec la clef qu'il a laissée côté couloir. L'absurde obstacle de ce pêne fragile leur interdit tout espoir de retour vers l'hôtel, vers une chambre à laquelle ils ont droit, qui ne soit pas une aberration de leurs sens ou quelque inconcevable erreur de la Direction leur ayant indiqué une porte qui ouvrirait sur une aile inachevée du bâtiment. Rien n'y fait ; il faut sortir de là par la seule voie possible : droit devant soi ; et peut-être contourner l'hôtel, si possible, pour entrer de nouveau, par la même porte que tout à l'heure.

  Ils se mettent en marche, courbés en avant, tête baissée pour résister à la violence du souffle qui leur gifle la face.

  Hélène n'a pas dit un mot, pas posé une question ; il sent seulement ses doigts lui accrocher le bras à chaque pas. Elle avance pourtant avec détermination ; c'est elle, presque, qui l'entraîne, qui a donné l'impulsion du départ. Ils vont simplement contourner cet hôtel et retrouver la porte, ils vont recommencer leur entrée.

  Il la tire vers sa droite pour longer le mur éclairé par la lune ; mais ce n'est plus le mur de l'immeuble, percé de ses ouvertures familières, ces portes et ces fenêtres qui pourraient ouvrir sur l'arrière de n'importe quel hôtel : ils suivent une haute muraille grise de parpaings qui semble n'avoir pas de fin, irrémédiable démarcation entre ce monde nouveau et ce qui fut le leur.

  — Hélène ! Il n'y a plus d'hôtel ! On ne pourra jamais rentrer, il n'y a plus d'hôtel !

  Ce n'est pas que sa voix trahisse la moindre inquiétude ; la stupéfaction plutôt. Il ne regrette pas même le repas qui l'attend, ni la chambre ; il sait qu'il ne pourra plus les atteindre — pouvons-nous vraiment désirer ce que nous savons hors d'atteinte ? — mais il ne comprend pas la disparition de l'hôtel, il ne comprend pas qu'avoir fait quelques pas au-delà de cette porte ait à ce point modifié les données de leurs vies.

  Ils continueraient de suivre cette impensable enceinte si Hélène n'accentuait la pression sur son bras et ne criait dans la tourmente qui fait rage :

  — Regarde ! Il y a une maison là-bas ! Ils sauront sûrement nous dire comment rentrer.

  Droit devant eux se détache en effet la masse noire d'une longue bâtisse à un étage ; toute une rangée de fenêtres, au rez-de-chaussée, découpe au loin de petits rectangles lumineux. Droit devant eux. Il faut quitter la proximité rassurante du grand mur de parpaings, le seul élément, déjà familier, qui puisse encore les rattacher à ce qu'ils ont connu, une chance malgré tout de retrouver la ville et l'hôtel. Il faut s'aventurer résolument dans ce no man's land incroyable, inquiétant quoiqu'il ne semble pas présenter d'autre désagrément que le vent persistant auquel, comme à tout, on finit par s'adapter. Paris, Rethel, le couloir et la pluie sont déjà loin derrière.

  — Tu as raison, allons-y. Au moins on sera à l'abri.

  Il lui prend la main ; ils repartent.

  Ce sont en fait de petites roches qui parsèment cette plaine étrange ; seule l'incidence de la lumière leur prêtait ces dimensions fantastiques ; ce sont de petites roches dont les plus importantes atteignent à peine la moitié de leur taille. Ils les contournent en marchant sans jamais perdre de vue les fenêtres isolées qui paraissent toujours aussi éloignées.

  Ils marchent ; ils marchent longtemps et, sans faire part à l'autre de ses doutes, chacun se demande s'ils ne sont pas les jouets d'un mirage. Ils ne parlent plus, entièrement obsédés par l'idée de ces lumières, absorbés par leur progression, côte à côte, contre la bourrasque qui n'a cessé de leur emplir la tête. Il ne s'étonne même pas de leur silence dans une situation aussi singulière. Elle non plus ne pose pas de questions ; quelles questions poser lorsqu'on entreprend une telle marche ? Il n'y a plus que la nécessité d'aller de l'avant, plus loin, avec l'espoir toujours différé d'arriver enfin quelque part.

VI

  Et puis soudain la tempête a cessé.

  Ils ne le savent d'abord que par cette impression de surdité ouatée qui les enveloppe. Le temps de s'en rendre compte, ils ont ralenti le pas et se sont arrêtés. Plus un bruit.

  La maison lointaine se dresse là devant eux ; ses fenêtres projettent sur le gazon de grands carrés jaunis. Ils ont franchi sans y prêter attention l'entrée d'une petite enceinte de pierres sèches et se trouvent dans le jardin d'une sorte d'auberge. Au travers des voilages qui les séparent d'un monde apparemment redevenu normal on distingue les tables à présent, des convives en conversation animée ; un serveur en veste blanche apparaît, s'incline et disparaît ; le murmure étouffé des voix devient perceptible, ponctué des heurts métalliques de vaisselle à l'office. C'est une auberge de campagne, banale et cossue, avec sa porte vitrée à petits carreaux encadrée de deux fausses lanternes de fiacre. Sans lui lâcher la main, Hélène s'est rapprochée ; elle lui souffle à l'oreille :

  — On entre ?

  Aussi naturellement qu'un couple quelconque, le samedi soir, allant dîner dans ce restaurant retiré, ils se dirigent vers la porte. Elle lâche sa main au moment d'entrer et le maître d'hôtel vient vers eux, comme vers de simples clients :

  — Messieurs-Dames... Deux couverts ?

  Ils le suivent entre les tables sans penser à s'enquérir de ce qui leur est arrivé, du lieu où ils se trouvent, du moyen de rejoindre la ville et l'hôtel. A peine a-t-il tiré la chaise d'Hélène qu'elle s'assied, prend des deux mains la carte qu'on leur tend, commence à déchiffrer le menu.

  Il la regarde faire, interloqué ; aurait-elle déjà oublié ? Lui aussi a une carte entre les mains. Elle lève les yeux pour constater, pleine d'entrain :

  — Finalement, tout ça m'a donné faim !

  — Mais Hélène... On ne va tout de même pas rester ici !

  — On peut manger d'abord, non ? Qu'on mange ici ou là-bas c'est pareil. Et si on retourne maintenant à l'hôtel, en admettant qu'on y arrive, on ne sera même plus servis… De toute façon, moi j'ai faim !

  Lui aussi prendrait volontiers quelque chose et se met à lire le menu. Lorsque le maître d'hôtel revient, son carnet à la main, leur choix est fait : truite aux amandes pour Hélène et, pour lui, tournedos béarnaise, avec une demi-bouteille de Gamay.

  Il sort son paquet de Bastos et allume une cigarette ; il voudrait parler à Hélène. Les volutes opalescentes de la fumée qu'il exhale lui voilent un instant son visage. Tout paraît tellement ordinaire qu'il ne sait plus quoi lui dire ; il serait d'ailleurs incongru de troubler ce dîner par des préoccupations désormais si lointaines. Il suit au plafond le regard  d'Hélène qui inspecte la salle, et c'est elle qui parle la première :

  — Dis, tu ne remarques rien ?

  Il est à peu près certain d'avoir la même pensée qu'elle.

  — Tu ne trouves pas qu'on dirait la même salle qu'à l'hôtel ? Regarde les poutres...

  C'est vrai que ce plafond aux poutres sombres, la lumière rouge des abat-jour sur les murs lambrissés, rappellent beaucoup la salle à manger de l'hôtel (sans doute un même architecte d'intérieur, et peu inventif) ; il était sur le point de le lui dire et se réjouit de voir leurs pensées une fois de plus aussi étroitement concorder, de la sentir moins loin de lui qu'il avait pu le supposer il y a un instant.

  — Si, je viens de les voir... Tu en déduis quelque chose ?

  Elle ne répond que par une moue, en haussant les épaules, l'air de dire "Bah, rien de spécial...". Pourtant il insiste ; la similitude est trop frappante : il y a jusqu'au bar de bois massif à l'angle de la pièce, et le même murmure de voix feutrées. Mais n'en serait-il pas ainsi dans la plupart des endroits de ce genre ? Peut-on en inférer quoi que ce soit ? Hélène a raison.

  Il continue donc de fumer en attendant d'être servi ; soupèse machinalement les couverts argentés et les replace de part et d'autre de son assiette.

  Et puis son regard tombe sur cette femme, seule à une table perpendiculaire à la leur, dos au mur.

  Telle qu'elle est placée — de profil ou trois-quart face — leurs yeux ne devraient pas se rencontrer, à moins qu'elle ne tourne la tête. C'est précisément ce qui vient de se produire : au moment où il l'aperçoit elle tourne la tête vers lui, surprise dans ce geste qu'elle ne peut interrompre. Il leur faut soutenir le regard l'un de l'autre pendant les quelques secondes indispensables pour qu'un nouveau mouvement puisse paraître naturel.

  De son visage, cette fois-ci, il n'a eu le temps de retenir que les iris d'un bleu verdâtre et une certaine pâleur accentuée par l'ombre de la chevelure. La deuxième fois, il pourra suivre la courbe des lèvres, teintées du rose fané qui confère à ses yeux cette nuance de tristesse diaphane.

  Sans doute l'a-t-elle déjà observé auparavant car elle manifeste en ces échanges comme une avance sur lui, par l'impudeur de plus en plus patente de ses coups d'oeil dont elle ne cherche même pas à dissimuler l'intention. Lui, qui la conserve constamment dans son champ de vision, est en mesure de la contempler discrètement, sans déplacement de tête trop ostensible.

  Hélène perçoit bientôt ce manège, la direction de ce regard qui pourtant lui frôle le visage de si près qu'il voit simultanément les deux femmes. C'est la dispersion de son attention, sa distraction, qui lui font sentir qu'il lui échappe, qu'autre chose derrière elle l'accapare, même s'il semble ne faire que fumer tranquillement. Pour le moment elle n'est pas inquiète, elle s'informe seulement, par simple curiosité, ou pour rompre le silence qui s'est de nouveau établi. Avec une légère torsion du buste en arrière, elle demande :

  — Qu'est-ce que tu regardes ?

  — Attends ! Ne te retourne pas... Il y a une femme bizarre, juste derrière toi, sur ta droite. Elle nous regarde.

  Promptement Hélène a repris sa position initiale ; la complicité qu'il vient d'instaurer entre eux l'émoustille ; elle aussi s'abandonne volontiers à cette furtive observation des autres et aux spéculations qu'elle suscite — ce qu'ils font, leur histoire, qui sont-ils ? -, il lui a communiqué ce vice. En toute innocence elle s'associe à son guet ; l'impatience la brûle de ne rien voir. Elle s'approche un peu, baisse la voix :

  — Pourquoi nous regarde-t-elle ? Tu lui plais ?

  — Tu peux te retourner maintenant ; on est en train de la servir... Tu ne trouves pas qu'elle a un charme assez particulier, cette femme là ? Je me demande bien ce qu'elle fait là toute seule. Peut-être qu'elle attend un amant ? Pourtant il n'y a qu'un couvert... Qu'est-ce que tu en penses?... Ou alors tu crois qu'elle serait vraiment seule ?

  D'un lent regard circulaire Hélène a parcouru toute la salle de manière à ce que son indiscrétion ne paraisse porter sur personne en particulier. Il en a profité pour examiner librement l'inconnue dont toute l'attention est pour le moment accaparée par le serveur, occupé à préparer un poisson sur le coin de sa table.

  Nimbé du faible contre-jour d'une applique, son profil se détache sur le bois sombre du lambris ; une ligne pure et délicate avec suffisamment d'accent toutefois pour écarter toute mièvrerie. On devine qu'elle ne s'attache à la préparation du plat que pour se donner momentanément une contenance. Elle a sans doute remarqué le mouvement d'Hélène et se sait à présent observée. Elle regarde le garçon décoller avec minutie la peau du poisson avant de lever les filets. Ce temps mort, sans aucun geste naturel à accomplir, doit lui sembler très long. Elle se décide à prendre la serviette disposée en éventail dans son verre et la déplie sur ses genoux ; le léger recul nécessaire lui permet un bref regard vers lui, à peine un battement des paupières ; elle baisse aussitôt les yeux ; elle a compris qu'ils ne sont plus seuls dans leur relation clandestine mais qu'il y a inclus sa compagne, a triché, l'a trahie. Elle doit se demander pourquoi : chercherait-il à donner plus d'agrément à leur jeu, ou veut-il se débarrasser d'elle ? Désormais elle se montre prudente.

  Par bonheur on vient de glisser son assiette devant elle. Elle commence à manger, du bout de ses couverts, avec la pointe de gêne que ressentent, à une table, les gens déjà servis alors que les autres en sont encore à attendre. Il entend la voix d'Hélène :

  — Elle nous regarde toujours ?

  Il n'a que le temps de reporter les yeux sur elle, sur la claire auréole de blondeur après l'éclat mat de la chevelure noire. Il écrase son mégot parmi les feux multiples du cendrier de verre à facettes, soufflant la dernière bouffée de fumée.

  Il s'est laissé surprendre. Il n'a pas réagi assez vite cette fois-ci pour qu'Hélène ne manifeste pas un début d'agacement ; sa question tend à le récupérer, le ramener à elle, davantage qu'à s'informer de ce qu'elle a pu constater par elle-même.

  — Non, maintenant elle mange. J'ai l'impression que nous ne l'intéressons plus... Tout de même, j'aimerais bien savoir d'où lui vient cet air de mélancolie, tu as vu ?

  Il ment, bien sûr, pour rassurer Hélène ; la dîneuse solitaire n'a pas cessé de s'intéresser à eux, ou à lui... Sans tourner le visage, tout en portant à sa bouche d'infimes fragments de chair rose, pareille à une chatte délicate, elle continue de l'observer subrepticement du coin de l'oeil, à petits coups rapides qu'elle interrompt chaque fois qu'elle rencontre son regard. Elle n'a pas abandonné malgré la trahison récente ; on dirait même qu'elle insiste : elle vient, là, de lui lancer une oeillade qu'il soutient jusqu'aux limites des convenances, et c'est lui, finalement, qui détourne les yeux.

  Hélène n'a pas répondu ; elle ne veut plus s'occuper de cette femme dont elle a décelé trop facilement le manège ; et ne veut plus lui fournir, à lui, le prétexte de la regarder encore par-delà son épaule, alors qu'elle ne voit rien, elle, ne participe à rien.

  Pour tenter de se justifier, la forcer une nouvelle fois à partager en quelque sorte son infidélité d'intention, c'est lui qui reprend la parole ; afin de resserrer leur intimité compromise il se penche en travers de la table vers le visage d'Hélène dans l'ombre dorée que lui font ses cheveux, lui chuchote :

  — Tu sais ce que j'imaginais ? Elle a dû être abandonnée après un grand amour ; elle revient maintenant dans tous les endroits qu'elle avait fréquentés avec lui ; par défi, parce qu'elle est fière ; pour se faire souffrir aussi ; c'est une femme qui n'a pas encore décidé si son blues elle doit le cultiver ou le combattre. Je te parie qu'elle a commandé les plats qu'elle prenait avec lui, le même vin, qu'elle est assise à la même table... Tu ne crois pas ?

  Hélène sourit ; nuance perceptible d'indulgence, teintée, à son corps défendant, d'un regain d'intérêt : il ne lui déplaît pas non plus d'imaginer cette histoire, bêtement romanesque et facile, qui réduit l'autre, la femme fatale, à la dimension de victime pitoyable que l'on s'approprie, que l'on explique, que l'on façonne à son gré en lui inventant un passé vraisemblable.

  Le garçon ne lui laisse pas le loisir de renchérir ; il apporte leur commande. D'un même mouvement ils se déjettent en arrière tandis qu'il substitue à leurs assiettes vides les assiettes garnies et brûlantes. Ensemble ils déploient leurs serviettes et posent les mains sur leurs couverts. Il met ce silence à profit pour lui glisser, d'un ton de triomphe trop assuré dont il se rend bien compte qu'elle ne sera pas dupe :

  — Tiens ! Qu'est-ce que je te disais : c'est une habituée ; il ne t'a pas préparé ta truite, comme à elle ! Il ne le fait que pour certains clients.

  — Alors ça, ça m'est bien égal ! Je peux me débrouiller toute seule avec une truite ! D'ailleurs si ça se trouve, il ne le fait pas pour les truites ; elle a peut-être pris du saumon.

  La salle, tout à coup, s'est remise à bruire autour d'eux de tout un cliquetis discret de couverts, comme si tous se mettaient à manger maintenant qu'eux aussi sont servis. Il sent qu'il doit, pour le moment, cesser de supputer le passé de la belle inconnue. Hélène, contre toute attente, paraît avoir atteint un point de rupture qu'il serait périlleux de franchir. La tête baissée sur son assiette, elle se consacre avec une application marquée au dépouillement de sa truite ; les mèches blondes de ses cheveux encadrent délicieusement son visage. Elle aussi elle est belle. D'ailleurs il n'est plus en situation d'observer tout à son aise l'autre femme ; personne n'est à son avantage lorsqu'il mange, contraint aux gestes et expressions les plus communs, les moues prosaïques de la mastication auxquelles nul n'échappe. L'autre, il y a plusieurs minutes qu'il n'y pensait plus, depuis la réplique un peu vive d'Hélène. Il voudrait savoir tout de même ce qu'il en est ; il ne peut supporter de manger sans la certitude qu'elle a renoncé. Il s'octroie finalement un dernier regard coupable en direction de sa voisine : mais non, elle est tout à son repas, normalement. Soulagement et déception vibrent encore en lui à l'unisson quand il reporte les yeux sur Hélène.

  Elle savoure sa truite avec un appétit joyeux de petite fille pour qui le restaurant serait une fête exceptionnelle. L'ombre de son bref dépit semble déjà dissipée. Il se laisse gagner par la réconfortante contagion de son plaisir, y découvrant enfin ce qu'il cherchait depuis le début de ce voyage : la nostalgie exquise d'une solitude à deux, loin de tout lieu connu, avec ce sentiment de la fragilité de nos destins qui rend  essentielle à chacun la simple présence de l'autre. C'est la justification ignorée, se dit-il, de toutes ces banales lunes de miel dont le charme secret ne tient pas tant, comme on croit, à une licence sensuelle des corps qu'à cette reconnaissance mutuelle, dans une miraculeuse parenthèse de la vie, de deux êtres seuls au monde.

  Hélène ; Hélène qui tout en mangeant vient de lancer vers lui l'appel d'une complicité heureuse, par un plissement raffiné de ses lèvres, la radieuse transparence de ses prunelles.

  Il décide de revenir à elle entièrement. Lui parle. Il lui dit le bonheur, pour lui, de cet instant,  lui dit que c'est cela qu'il attendait et que, malgré les vicissitudes de leur étonnante aventure, on finit par obtenir toujours ce qu'on veut. Elle l'écoute en silence. Elle a déjà terminé son poisson tandis qu'il entame à peine le tournedos refroidi. Les coudes sur la table, elle appuie le menton dans ses mains et l'écoute en souriant, mi-amusée, mi-sérieuse. Il sait ce qu'elle attend, qu'elle pense à la fin de leur repas et à l'amour tout à l'heure dans la chambre. Lui aussi pense à l'amour, à ses seins sous la robe, à sa taille qu'il devine sous le tissu comme avec ces lunettes magiques qui vous déshabillent. Il trouve bizarre cette idée que tous les gens puissent être nus sous leurs vêtements, aient un ventre, des cuisses, un sexe cachés. Il est heureux de pouvoir imaginer le corps d'Hélène, de savoir qu'elle ne l'ignore pas mais s'y prête avec complaisance ; ce corps que tout à l'heure il verra dans la chambre...

  — Mais dis-donc, Hélène ; je viens d'y penser... on n'a même pas de chambre pour cette nuit ! A moins qu'on ne parvienne à retrouver l'hôtel...

  Elle a une inclinaison de la tête, lasse et câline :

  — Je n'ai plus envie de retourner à l'hôtel, maintenant ; de toute façon on ne pourrait pas... Il n'y a qu'à rester dormir ici, non ? il y a bien des chambres... Tu ne crois pas que ce serait mieux ?

  Mieux, oui ; elle a raison. Il ne se voit pas non plus traverser une nouvelle fois ce désert venteux en pleine nuit sous la lune, replonger dans cet univers chimérique qu'ils avaient oublié. Désormais leur vie a repris cohérence : le train les a menés à Rethel, les voici dans ce restaurant qui terminent simplement leur dîner ; l'hôtel et son couloir, la chambre sans murs, n'ont jamais existé que comme une déchirure vite effacée de la conscience.

  Il pose sa serviette et se lève :

  — Tu as raison. Je vais tout de suite demander s'ils ont des chambres.

  Pour le suivre s'éloignant vers le bar, elle a passé un bras sur le dossier de sa chaise. Le lien de leurs regards se distend jusqu'à rompre lorsqu'il se tourne enfin pour traverser la salle.

  Derrière le comptoir, le garçon qui les a servis fait aussi fonction de barman. Occupé à essuyer, d'un tour de main rapide, une théorie de verres avant de les replacer sur leur étagère, il le regarde approcher, lui semble-t-il, avec un intérêt particulier ; on dirait même qu'il l'attend. Son service en salle touche à sa fin : quelques clients s'attardent encore devant leur dessert ; il a ôté sa veste de toile blanche et s'est mis à son aise, en bras de chemise. Sans interrompre les rotations expertes du torchon à l'intérieur des verres-ballon, il s'incline au-dessus du bar avec la flexibilité affectée de ceux dont tout le travail consiste à réaliser les désirs d'autrui :

  — Monsieur ?...

  Aucune difficulté en ce qui concerne la chambre. Il s'apprête à rejoindre sa table ; mais au moment où il tend la main vers le lourd porte-clefs déposé sur le zinc, l'autre, après un coup d'oeil sur la salle, bascule encore vers lui, avec précipitation cette fois-ci :

  — Monsieur... On m'a chargé d'une commission pour vous ; la dame assise en face ; pour vous personnellement, elle a insisté... C'est pourquoi j'ai attendu. Elle voudrait pouvoir vous parler seul, le plus vite possible ; elle vous attendra ce soir dans sa chambre, c'est la 18, sur le même palier que vous. J'ai pas voulu le dire à votre table parce que... j'ai pensé...

  — Vous avez bien fait, coupe-t-il, je vous remercie... Dites-moi, les repas, doit-on les régler immédiatement ou avec la note de la chambre ?

  — Vous réglerez tout en même temps, ça ne dérange pas. Si vous prenez le petit déjeuner en bas, c'est de 7 heures 30 à 9 heures. Je vous souhaite une bonne nuit.

  Il prend la clef sur le comptoir et revient sans hâte vers Hélène.

  Elle veut lui parler ! Apparemment, elle n'a pas froid aux yeux ! Que peut-elle lui vouloir ? Une folle sans doute, qui va lui raconter sa vie, ses malheurs, sous prétexte qu'il a mis trop de complaisance à répondre à ses oeillades ; ou une malade de solitude, prête à bafouer toute pudeur pour mendier quelques instants de réconfort auprès d'un inconnu ; peut-être une nymphomane hystérique qui est allée s'imaginer on ne sait trop quoi... De toute façon il y a Hélène...

  En marchant vers Hélène, il se recompose un visage.

  Il tire sa chaise et reprend place en face d'elle. Elle a allumé une cigarette et rejette la fumée vers le haut, abandonnée à l'une de ces rêveries vagues qui occupent les parenthèses des couples en voyage, le temps d'une courte absence de l'autre.

  — Dis donc... ç'a été long. Il ne voulait pas te donner de chambre ?

  Non, il ne lui dira pas. Il a déjà accordé trop d'attention à cette femme, et ça ne lui a pas plu. Elle insisterait pour qu'il y aille ; par principe d'abord — pour lui laisser sa liberté -, mais au fond par une sorte de curiosité perverse que cette situation ne manquerait pas de nourrir ; et puis il faudrait tout lui raconter. Ce ne serait pas dépourvu de piquant, bien sûr, mais mieux vaut ne pas y penser ; ils sont déjà dans une situation suffisamment compliquée comme ça ; demain il faudra tenter d'y voir clair, envisager le retour à Rethel ; ils doivent reprendre le train dimanche.

  — Si, ça y est. On a même une salle de bains ! C'est le grand luxe.

  Il dépose en même temps la clef sur la table, plus lourdement qu'il n'aurait voulu, surpris par le poids du porte-clefs massif. Le choc sourd, agrémenté de fioritures métalliques légères, l'aide à reprendre son aplomb, à retrouver le fil rompu de sa durée avec Hélène : ils terminent leur dîner ; elle a manifesté le désir de rester ici dormir ; il vient de retenir une chambre ; la clef luit maintenant entre eux sur la nappe ; ils ne vont pas tarder à monter se coucher.

  — Tu voudras un dessert ou tu préfères monter tout de suite ?

  — Non, je suis fatiguée, dit-elle après avoir soufflé une bouffée de fumée. Demande l'addition. Toi, tu commanderas un café ?

  — Ah oui ! je prendrais bien un café. Les repas, le garçon m'a dit qu'on les payerait demain avec la chambre. Tu es sûre que tu ne veux rien ?

  Hélène a fait non lentement de la tête en fumant. Puisqu'elle ne parle plus, reprise par l'abandon rêveur qu'engendre la fatigue, il ne peut s'empêcher de détourner les yeux vers son étrange voisine ; la hardiesse de sa démarche l'y autorise à présent. Elle l'a vu se déplacer au bar et recevoir son message ; il s'attend à trouver, fixée sur lui, l'inquiétude d'un regard quêtant l'assentiment.

  Elle s'apprête à quitter la table. Sa serviette massée en boule près de l'assiette, elle a sorti du sac à main ouvert sur ses genoux un petit poudrier à miroir et rajuste le cerne rose de ses lèvres.

  Lorsque claque le fermoir du sac et qu'elle se lève, elle ne lui a toujours pas accordé la moindre attention. Il espère encore, à l'occasion de son départ, obtenir au moins la faveur furtive d'un coup d'oeil. Mais elle s'éloigne, mince et longue, serrée dans une robe noire étroite, pour tourner à l'angle de la salle et disparaître vers les escaliers.

  — J'ai commandé ton café !... Alors, cette femme t'intéresse
vraiment ?

  Ouvertement moqueuse, la voix d'Hélène, le ramène à lui. La distraction, cette fois-ci, frôlait l'impardonnable. Hélène pourtant le prend bien ; l'éclat ravivé de ses yeux semble dire : "Il n'y a rien à faire, tu seras toujours le même..." Il s'efforce d'exploiter à son avantage cette disposition magnanime :

  — Tu sais bien que ce n'est pas elle qui m'intéresse ; c'est ce qu'elle est. Je m'étonnais de la voir se remaquiller avant de monter dans sa chambre, c'est tout ; alors qu'apparemment elle est seule ; ou peut-être chez une femme cela devient-il un simple réflexe ?

  — ça, c'est ton interprétation ! On dirait que tu tiens absolument à ce qu'elle soit seule ! Son mari n'a peut-être pas voulu dîner et l'attend là-haut. Si ça se trouve, quelqu'un la rejoindra tout à l'heure... D'ailleurs qu'elle soit seule ce soir ne prouve pas qu'elle est seule dans la vie... Elle nous a regardés ? Et alors ? ça ne nous arrive jamais de regarder les autres de cette façon-là ?... Bon, elle a cet air un peu triste et mélancolique ; mais elle est comme ça, c'est son visage qui est comme ça, ses yeux, tout... Est-ce que ça révèle vraiment une "profonde tristesse", moi je n'en suis pas persuadée. C'est une physionomie, comme il y en a d'autres joviales, ouvertes et ainsi de suite.

  — Mais non, Hélène ! On ne va pas reprendre ce genre de discussion maintenant ! On en a déjà suffisamment parlé : tu sais très bien que pour moi l'extérieur révèle toujours plus ou moins l'intérieur ; on n'est pas hégélien pour rien ! Tu n'as qu'à prendre tous les gens qu'on connaît : est-ce qu'ils ne ressemblent pas tous à ce qu'ils sont ? Ta copine Jacqueline, par exemple, tu me l'as dit toi-même... Non, pour avoir une expression pareille, il y a quelque chose dans la vie de cette femme. ça m'intrigue, c'est tout.

  Comme  chaque fois qu'il s'emportait à lui faire part des idées auxquelles il tenait alors, Hélène ne tente plus d'argumenter et se soumet. Elle écoute. Pour le coup il n'est plus très fier d'utiliser cette prérogative intellectuelle qu'elle lui reconnaît implicitement pour dissimuler d'autres préoccupations moins avouables. Cette femme lui plaît aussi en tant que femme, pourquoi se le cacher ? même si la mélancolie dont ils débattent constitue une part non négligeable de son charme. Lorsqu'il l'a vue se lever pour traverser la salle, c'est le corps souple sous la robe qu'il a regardé, leurs spéculations sur la singularité de sa vie ne l'intéressaient plus. La savoir disponible, presque ouvertement offerte à lui, lui a fait oublier un moment jusqu'à la présence d'Hélène ; d'Hélène qui ne sait rien, qui croit mener toujours en pleine complicité leur passe-temps coutumier.

  — ça m'intrigue, c'est tout.

  Le bruit mat de la tasse qu'on pose sur la nappe devant lui vient ponctuer sa phrase et présenter une diversion opportune. Puisqu'Hélène n'a rien pris et l'attend, il se doit d'expédier son café au plus vite. Heureux de couper court à une conversation spécieuse qui le met mal à l'aise, il s'emploie aussitôt à déchirer l'enveloppe des petits cubes de sucre. Il remue le café en silence. Il sait ce que va dire Hélène et qu'elle a, sans en être véritablement consciente, percé à demi sa manoeuvre :

  — Bon, tu as raison ; en général c'est vrai... Mais là, je trouve que tu fantasmes tout de même un peu. Remarque, tu n'as pas tort : j'ai l'impression que si j'étais homme, une femme comme elle ne me laisserait pas indifférent. Tu l'a vue lorsqu'elle a quitté la salle ? Elle est encore mieux debout qu'assise ; elle a une démarche d'une souplesse... et... elle n'est pas mal faite non plus ; c'est même rare de voir une femme comme ça. Tu me dirais carrément qu'elle te plaît, là je te comprendrais.

  Elle reprend vie tout à coup, ranimée par l'énergie de ses propres paroles et le stimulant sillage de la beauté. Du paquet qu'elle n'avait cessé de manier elle vient de sortir une nouvelle cigarette et ne s'est interrompue que pour l'allumer. Il en prend une aussi pour accompagner son café.

  Ils fument tous deux, le regard perdu au-delà l'un de l'autre. Lui, de temps en temps, porte la tasse à ses lèvres et la remet sur la soucoupe. Le départ de cette femme a laissé un vide qui fait paraître incongrue ici leur présence. D'ailleurs ils sont presque les derniers clients attablés ; le serveur finit de débarrasser et dresse les tables au fur et à mesure pour le petit déjeuner ; il a mis le verrou à la porte et tiré les rideaux. Il n'y a plus que leurs cigarettes pour les retenir ici, tant qu'ondoieront les plis bleus de leur double fumée.

  D'un trait il avale son café et fait une dernière fois tourner sa tasse pour bien dissoudre le sucre. Il écrase aussitôt son mégot.

  — Bon, Hélène, on va se coucher ? Je crois qu'ils n'attendent plus que nous.

  Parmi les cendres de la sienne elle éteint aussi sa cigarette et se lève. Il considère avec étonnement le déploiement de son corps qui devient immense au-dessus de la nappe, puis se lève à son tour sans la quitter des yeux. Elle a pris son manteau sur le dossier de la chaise et le plie sur son bras. Elle le précède dans la pénombre des appliques rouges, dont plusieurs déjà sont éteintes, et disparaît à l'angle de la pièce comme l'avait fait la mystérieuse cliente.

  Au pied de l'escalier, elle s'est arrêtée pour l'attendre. Il monte derrière elle, suivant des yeux le souple déhanchement associé au rythme de son pas sous le lainage docile de la robe. Ils n'ont pas même traversé le couloir pour rejoindre leur chambre, transportés en quelque sorte depuis le haut des marches, dispensés, dirait-on, de trajets qu'ils auraient par avance accomplis.

VII

  La chambre est propre, coquette quoique simple. Il allume seulement les deux appliques au chevet du lit de bois clair, moderne, dans le style suédois. Dans la douce lumière jaune filtrée par le plastique, Hélène s'est aussitôt allongée avec un soupir d'aise, son manteau encore sur le bras, heureuse de pouvoir enfin s'étirer tout son soûl. Il vient près d'elle s'asseoir, à hauteur de sa taille ; d'une main appuyé sur le lit il forme comme une arche au-dessus de son corps. Il contemple la chambre.

  — Tu vois qu'on a tout de même réussi à trouver une chambre. Je ne sais pas comment devait être l'autre, mais celle-ci me convient tout à fait.

  L'harmonie de gris et de beige rosé est agréable et de bon goût : moquette et rideaux gris, papier peint beige assorti au couvre-lit. Un décrochement, près de l'entrée, doit renfermer la salle de bains. La robe  verte d'Hélène rehausse tout le décor d'une tache de couleur parfaitement accordée. C'est ce qu'il lui dit en lui serrant la taille et s'approchant pour l'embrasser. Cela la fait sourire :

  — Alors il vaut mieux que je la garde ; tant pis pour toi... Je vais dormir comme ça, avec ma robe. Au fait, tu sais qu'on n'a rien : on a laissé toutes nos affaires à Rethel !

  Elle a dit "Rethel" tout naturellement, considérant comme admis qu'ils sont maintenant ailleurs ; il en fait la réflexion sans y accorder plus d'importance : ce qui importe d'un lieu, après tout, c'est le fait qu'on y soit ; est-il vraiment nécessaire de savoir où l'on est ? A un endroit ou un autre, on est toujours dans les lieux de sa vie, qui n'ont rien à voir avec ceux de la géographie ou des cartes routières.

  — Moi, ça ne me dérange pas... Tu crois que je ne t'ai jamais vue dormir nue ?

  Elle lui prend le cou et l'embrasse, se suspend à lui de telle sorte qu'il se laisse aller avec elle sur le lit. Ils restent un moment confondus, immobiles. Le nez enfoui dans le fouillis tiède de ses cheveux il s'abandonnerait à présent volontiers au sommeil.

  Le manteau d'Hélène roule à terre avec un bruit mou ; il se redresse. Ils ne vont tout de même pas s'endormir tout habillés sur le lit ! Il se lève, ôte sa veste et la dépose sur le dossier du fauteuil.

  Libérée du poids de son corps, Hélène s'étend paresseusement, les cuisses à demi découvertes, en bâillant :

  — Oooh... je suis fatiguée, tu peux pas savoir !

  — Allez viens. On va se coucher. Déshabille-toi sinon tu vas t'endormir.

  Il la tire par la main et elle se laisse asseoir sur le bord du lit, feignant par jeu une inertie exagérée. Debout contre elle, il commence à déboutonner le dos de sa robe ; l'échancrure s'élargit sur la peau dorée jusqu'au satin blanc du soutien-gorge. Il dénude les épaules et la prend sous les bras pour la faire se lever. Mais lorsque la robe entière tombe enfin à ses pieds, elle trouve un soudain regain de vitalité pour dégrafer son soutien-gorge et, d'un double mouvement souple des hanches, vite retirer son slip. A peine aperçoit-il le corps nu qui se faufile sous les draps qu'elle tire jusqu'à ses yeux.

  Il se déshabille à son tour, posément.

  Bien à l'abri dans sa tanière, elle l'observe ; ses yeux suivent ses déplacements dans la chambre, du fauteuil au lit ; le regard de tout un corps judicieusement caché et qui attend, regard incitateur et troublant de la femme voilée dont elle sait bien tout l'enchantement.

  Lui aussi le sait et sourit en soulevant les couvertures qu'elle tient ferme pour ne pas qu'il la découvre. Il s'introduit dans le lit encore froid, poussant ses pieds jusqu'au fond pour mieux apprécier le contact rêche de la toile repassée. Allongé sur le dos, il attend. Il connaît toutes les règles de leurs jeux. Elle va bientôt lui demander d'éteindre et viendra se serrer contre lui, peut-être pour dormir, peut-être pas...

  — Éteins !

  Il sort un grand bras nu et tâtonne vers l'interrupteur au-dessus de sa tête sur le chevet du lit.

  L'obscurité d'abord est complète ; puis la fenêtre se précise au travers du voilage ; les minces fentes des volets diffractent la clarté lunaire ; la chambre peu à peu redevient un espace. C'est alors qu'il sent sur son épaule les cheveux d'Hélène. Elle s'est tournée sur la hanche et coule un bras chaud en travers de sa poitrine, échouée là contre son flanc pour une longue marée calme. Elle s'endort en murmurant : "Je suis trop fatiguée..."

  Lui ne s'endort pas. Une image qu'il croyait effacée lui remonte à l'esprit dans le silence de la nuit ; le vague et insistant regard de cette femme qui lui a donné rendez-vous.

  Elle réapparaît, aussi présente que naguère dans la salle à manger. Il l'avait presque oubliée ; Hélène avait repris ses droits, sa place, depuis qu'ils étaient montés dans la chambre. Il suffit de la présence d'un être à un moment donné, dans tel lieu, pour que s'estompent aussitôt les moments et les lieux précédents. Ainsi à peine descend-on du train au retour d'un voyage qu'on devient à soi-même étranger, qu'en retrouvant sa réalité d'autrefois on se perd. Peut-être sommes-nous à ce point casaniers — ou fragiles ? — qu'il nous faille à toute force chaque fois nous dissoudre dans le moment présent. Embrasser Hélène sur le lit, frôler en la déshabillant ses épaules et voir, ne serait-ce qu'un instant, la fugitive arabesque de sa nudité, il n'en avait pas fallu davantage pour que l'image de l'autre, pourtant si obsédante pendant tout le repas, ne soit plus qu'une idée dépouillée de sa chair, réduite au rang mineur de pure information : il savait l'avoir vue mais elle n'existait plus, Hélène et lui l'avaient tuée.

  Maintenant c'est Hélène qui s'en va. Elle dort ; elle n'est plus là que par la tiédeur de son corps et le souffle léger du sommeil. Cela ne suffit plus. Il est dans notre tête, le présent ; et là, l'autre triomphe ; son souvenir revient en évocations de plus en plus précises : il revoit les yeux tristes dans le sombre cadre de la chevelure, cette irritante indifférence savamment calculée. Il se dit qu'elle attend. Elle se serait moquée de lui si elle ne l'attendait pas. Rien ne permet de douter de la sincérité de son intention ; le contenu sans équivoque de ses regards, l'impudence de ce message confié au serveur, tout cela dénote un projet, trouble peut-être, mais authentique, presque désespéré. Bien sûr, il n'est en rien engagé, il n'a donné aucune réponse, ne pouvait pas en donner. Pourtant son comportement au cours de la soirée ne constituait-il pas déjà une réponse, voire une invite, sur laquelle elle avait pu se méprendre ? Il est donc responsable lui aussi, et s'il y a malentendu il se doit de mettre les choses au point, au moins d'aller mettre les choses au point.

  Il n'est pas dupe pour autant ; il sait très bien que ce désir louable — la moindre des corrections, presque une question d'éthique — ne détermine pas seul la décision qu'il sent naître en lui. Il ira, cessons la comédie, et c'est aussi par curiosité : il a besoin de la connaître cette femme, ne serait-ce que pour vérifier les hypothèses hasardeuses qu'ils ont émises tantôt à son propos et pouvoir dire à Hélène : "Tu sais que j'avais raison ? Elle vient effectivement d'être abandonnée par son amant..." Allons, inutile de biaiser plus longtemps ; il n'est même pas pensable qu'il en parle à Hélène ; cette femme lui plaît, c'est tout. Il y a comme cela des rencontres, même furtives, certains visages à peine entrevus, qui nous font dire que si la vie avait pris un autre cours, si les circonstances s'y étaient prêtées, voilà quelqu'un que nous aurions pu aimer. Cette femme, oui, il aurait pu l'aimer, il n'a cessé de l'aimer déjà depuis le début du dîner, de cet amour embryonnaire, inavoué, qui la plupart du temps n'éclôt pas.

  Comme s'il voulait se tourner dans le lit, doucement il se dégage de l'étreinte d'Hélène.

  Elle soupire mais sa respiration retrouve aussitôt la régularité de son rythme.

  Dans la pénombre, où chaque objet redevient distinct, il repère peu à peu ses vêtements sur le dos du fauteuil. Soulevant à peine le coin des couvertures, il se lève. A pas de loup il va dans la salle bains se rhabiller.

  Hélène dort toujours.

  Il parvient à ouvrir la porte de la chambre sans produire d'autre bruit qu'un imperceptible déclic.

VIII

  Il marche dans la clarté silencieuse des veilleuses du couloir. Chambre 18, c'est presque en face, à quelques mètres. Il frappe à petits coups. Et si elle était déjà endormie ? Peut-on frapper ainsi dans la nuit à la porte d'une inconnue, quand bien même elle vous aurait laissé entendre... ? Mais non : malgré la faible lumière du couloir qui l'avait d'abord ébloui, il discerne à ses pieds, filtrant sous le seuil, la lueur salvatrice. Elle est éveillée ; elle attend. A l'instant où il allait frapper à nouveau il entend la voix claire, bien timbrée, qui l'invite : "Entrez..." et tourne aussitôt la poignée, étonné de ce qu'il est en train de faire et de la facilité qu'il trouve à le faire.

  Elle est debout derrière la porte qu'elle lui tient. Ce qui les dispense d'avoir à se serrer la main, dire bonjour ou plutôt bonsoir.

  — Entrez, je vous attendais... Ainsi le garçon vous a bien transmis mon invitation ? Je dois vous avouer que je ne m'y fiais qu'à moitié.

  Il pénètre jusqu'au milieu de la chambre, en tous points semblable à la sienne. Elle vient vers lui ; et il la voit : le fourreau noir est remplacé par une longue robe de nuit crème descendant jusqu'aux pieds. C'est une mince silhouette pâle où culmine le jais intense de la coiffure. Elle va sans le regarder vers le lit ; elle éteint. L'espace entier bascule pour se reconstruire autour de la porte entrebâillée de la salle de bains ; il n'avait pas remarqué que c'était allumé. La tranche vive de lumière coupe la pièce jusqu'au mur face au lit. La forme de son hôtesse vient s'y dessiner tout près de lui. Elle lui parle :

  — Voilà... J'ai voulu que vous veniez… parce que vous me plaisez, simplement. Je pense que vous ne m'en voudrez pas de passer outre tous les faux préambules ? Je suis là, et je suis à vous...

  Elle se tait.

  Il n'est pas capable de lui répondre ; elle a pris au dépourvu le cheminement secret de son désir ; il était venu pour parler, pour la voir, avec la vague arrière-pensée, bien sûr, d'autres possibilités mal définies, en tous cas improbables, qu'il ne voulait pas reconnaître, se fiant pour les voir aboutir aux imprévisibles courants du hasard. Mais le hasard, c'est elle qui l'a incarné par sa manière directe et sans façon de forcer l'événement ; c'est elle encore qui l'incarne, lui enlaçant le cou, face à lui dans la pénombre, inquiète déjà de ce que sa proposition ne soit pas acceptée, saisie d'un ultime scrupule : tout ne se déroulerait-il pas comme elle l'avait voulu ? Ne suffirait-il donc pas de vouloir ?

  Il ne voit pas son visage, ni les mouvements de sa bouche ; la voix seule reprend :

  — Je vous ai choqué ? Vous n'êtes pas obligé d'accepter, vous savez ! Cela ne vous paraît pas convenable qu'on vous dise sans détour ce qu'on attend de vous ?... et d'ailleurs aussi ce que vous attendez de moi, je suppose, puisque vous êtes ici. Je ne vous parais pas convenable ?

  Il ne parvient toujours pas à répondre. Les phrases qui se bousculent dans sa tête lui paraissent aussi déplacées l'une que l'autre : "Mais si, vous êtes très convenable...", "Non, je ne vous trouve pas du tout convenable..." ou "Je ne m'attendais vraiment pas à cela". Il ne peut tout de même pas, de but en blanc, lui sortir "je vous aime" !

  Machinalement, pour répondre à son geste, il a posé les mains sur ses hanches, sans intention d'en faire davantage, sans même en trouver en lui le désir. Il ne l'a pas repoussée, ni attirée à lui ; il a simplement posé les mains sur ses hanches. Ils restent ainsi à distance pendant des heures et des heures.

  Puis la voix claire éclate, se brise :

  — Je ne vous plais pas ! Vous ne voulez pas de moi !

  Un sanglot la jette contre sa poitrine.

  — Mais pourquoi êtes-vous venu, alors ? Pourquoi ?

  Dans un geste spontané de consolation, sans vraiment le vouloir, il la serre un peu dans ses bras ; puis l'éloigne, la faisant pivoter lentement vers la lumière. Il la regarde. Ce sont des larmes véritables qui ont mouillé ses yeux pers. L'éclairage lui fait une pâleur singulière. Immobile, elle se laisse contempler. Elle a cessé d'usurper la frivole divinité du Hasard, s'y soumet dorénavant dans le plus complet abandon.

  Il la tient par les bras, à distance ; la regarde. Il a peur de cette fragilité qui l'attire, peur de l'irrémédiable contact avec l'être qui, quelques heures auparavant, n'était rien qu'une cliente séduisante dans la salle de l'hôtel. Pourtant il dit la vérité, la dit gravement, comme à regret :

  — Si, vous me plaisez ; vous me plaisez énormément... C'est pour cela que je suis venu ; j'avais envie de vous connaître.

  Elle l'écoute. Le silence s'allonge, s'étire entre eux jusqu'au moment où son visage est près du sien ; il se rend compte que leurs bouches se sont jointes, qu'il l'embrasse ; qu'il l'a entourée de ses bras et l'embrasse ; que ses mains dans son dos pèsent au creux des reins et la font se cambrer contre lui ; qu'elle le serre aussi, légèrement, en tenant ses épaules.

  Lorsqu'il l'écarte de lui quelque chose qui pourrait être de la tendresse, ou la douloureuse expression de ce qu'a d'éphémère leur rencontre, est venu voiler son regard. Elle dit :

  — Ne me laissez pas ; ne me laissez pas maintenant...

  Il ne peut déjà plus la laisser. La robe de nuit qu'il a dénouée s'ouvre sur son ventre et ses seins dans l'ombre qu'il leur fait tandis que seul le visage reste exposé en pleine lumière. Sans un geste elle a laissé choir la ceinture à ses pieds. Elle ne bouge pas non plus lorsqu'il écarte les pans du vêtement pour lui saisir la taille entre ses paumes. Sous ses doigts, au toucher de sa peau, ce n'est plus l'inconnue que l'on a rencontrée, femme parmi les femmes, à qui l'on peut parler : elle est devenue l'être unique, la compagne essentielle, dispensatrice de la chaude émanation de son corps.

  Il n'ose plus troubler par le moindre mouvement l'absolue précarité de l'instant. Ses mains pourtant, remontant le long du torse pour presser aux aisselles le renflement délicat des deux seins, ont déjà commencé la caresse du grand rite éternel.

  Elle a suspendu toute respiration, attentive au seul progrès de l'onde qui se répand en elle. Grand ouverts, ses yeux le fixent dans les yeux, comme s'ils tendaient à maintenir entre eux l'infime courant de quelque précieux fluide.

  Puis, glissant soudain de côté, elle échappe à ses mains et paraît, nue, dans l'étroit pinceau de lumière qui n'épargne que son visage et son cou. Elle y reste figée. Il comprend alors qu'elle se montre, suprême marque d'orgueil et d'allégeance. Pourtant, lorsqu'il veut faire un pas, une fois encore elle se dérobe :

  — Venez, dit-elle en allant vers le lit.

  Il n'a qu'entre aperçu le blanc vestige de ses formes. Dans la demi obscurité il s'est déshabillé pour la rejoindre.

IX

  Allongé sur le dos, aux frontières indécises du sommeil, il a conscience de la douceur légère de ses cheveux contre son épaule. Remuant à peine, il éprouve le contact de leurs deux corps. Elle se frotte à lui d'un mouvement de la joue, troublée dans son repos, et l'enlace en dormant.

  Déjà la chambre s'éclaircit des premières lueurs de l'aube. Il reprend peu à peu ses repères : ses vêtements, là-bas, sur le dos du fauteuil, l'angle de la salle de bains. Il est tout à fait éveillé à présent, se tourne vers elle et l'embrasse. Geignant sourdement, elle se niche au creux de son cou. Il lui parcourt le bras d'une succession de rapides baisers et l'appelle à voix basse :

  — Hélène... Je t'aime ! Il fait jour...

  Elle vient d'ouvrir les yeux et se serre davantage contre lui ; elle refuse de se laisser tirer de la délicieuse torpeur de la nuit, s'enfonce un peu plus dans le moelleux de l'oreiller, trop volontairement pour encore prétendre faire semblant de dormir. Et tout à coup elle se dresse, vient rire au-dessus de lui, promener ses cheveux en lents va-et-vient sur son visage et s'abattre sur sa poitrine dans un long baiser joyeux :

  — Tu sais à quoi je pense ? Je vais faire ma toilette et m'habiller ; tu peux paresser au moins un quart d'heure. Et puis on ira prendre le petit déjeuner en bas. Après, on pourra visiter Rethel, s'il y a quelque chose à visiter... ou on remontera dans la chambre... Hier soir j'étais trop fatiguée, tu sais, je me suis endormie tout de suite. D'ailleurs toi non plus tu n'étais pas vraiment là.

  Elle roule à bas du lit dans un envol de couvertures. Il entend crisser la fermeture éclair de son sac de voyage. La lumière crue de la salle de bains inonde la grisaille de la pièce. Il a ramené sur lui les draps et profite de son quart d'heure de sursis. Oui, ce matin ils iront visiter Rethel, ce n'est une mauvaise idée.

  — Hélène !... Toutes nos affaires sont là ?

  Elle rit en se brossant les dents :

  — Évidemment ! Où veux-tu qu'elles soient !

  Évidemment ! Il n'a pas lieu de s'inquiéter. La perspective d'un petit déjeuner lui a aiguisé l'appétit et l'incite à se lever à son tour.

  Nus dans la salle de bains, tous deux autour du lavabo, il contemple le corps d'Hélène qui ressemble à bien d'autres corps ; mais c'est le corps d'Hélène ; il s'efforce de n'y plus penser. Quand il revient dans la chambre, elle a déjà enfilé sa robe de lainage vert de la veille ; assise au bord du lit, troussée jusqu'au bas-ventre, elle tire les jambes de son collant. Il s'agenouille pour lui caresser le haut des cuisses ; mais elle se lève aussitôt et le bas de la robe lui retombe sur les bras. Alors il s'habille tandis qu'elle retourne à la salle de bains se brosser les cheveux.

  — Voilà, je suis prête ! On descend ?

  Dans le couloir les veilleuses ne sont pas encore éteintes mais ne procurent plus qu'une pitoyable lueur dans le jour blafard dispensé par la fenêtre du fond. Ils descendent sans bruit vers la salle presque vide où les appliques rouges réchauffent un peu l'atmosphère. Les tables sont dressées, tasses retournées dans les soucoupes, et ils se dirigent spontanément vers celle qu'ils occupaient le soir. Le serveur, sitôt qu'il les a vus, a quitté son comptoir pour venir vers eux :

  — Messieurs-dames !... Café, thé ou chocolat ?

  Le percolateur siffle sa vapeur dans les pots de métal argenté. Hélène a commencé à déchirer l'un des croissants de la corbeille. Elle en porte un par un les morceaux à sa bouche.

  Par delà les vitres des baies, le parking est encore bien calme. Les néons rosis font paraître plus bleu le ciel crépusculaire. Il est à peine 8 heures 30 à la grosse horloge de la gare. Ils ont tout le week-end devant eux et la promesse d'un jour frais mais beau, revigorant après ces dernières pluies. Il n'y a rien de mieux que d'entamer une journée semblable par un petit déjeuner à l'hôtel, servi dans une lourde porcelaine blanche, entouré de tous les pots fumants, de petits pains et de croissants. Il le dit à Hélène. Elle lève vers lui ses yeux rieurs :

  — Je pensais juste la même chose que toi !... Oh ! Dis donc, regarde : la revoilà ! C'est la femme qui a dîné près de nous hier soir ; tu t'en souviens ? Elle avait l'air étrange ; elle n'a pas cessé de nous regarder... A propos, on n'a toujours pas résolu son énigme ! C'est tout de même vrai qu'elle a quelque chose de particulier... Elle paraît aussi bizarre de jour que de nuit, tu ne trouves pas ?

  — Si, si, répond-il en s'appliquant à verser son café.

*       *

*

  • Heureux de rencontrer quelqu'un qui connaît Rethel! Ce n’est pas si fréquent: tu es le premier... Je ne suis pas très présent sur WLW en ce moment mais j'ai bien l'intention de m'y remettre; ton message de sympathie m'y incite fortement.
    Très cordialement.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    L auteur 009 reduit orig

    Georges André Quiniou

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