Gérard le tintinophile

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Gérard avait pris rendez-vous 20 jours à l’avance pour le jeudi 15 mars, car en général le printemps ne lui était pas favorable, dans le désordre sinusite, bronchite, pharyngite, et il avait prévu un rendez-vous chez le dentiste le lundi 19 mars, pour un détartrage, mais il prévoyait le pire, une carie ou un truc grave dans le genre.

Ce n’est pas vraiment qu’il avait mal aux dents, mais depuis quelques semaines, il ne sentait plus sa bouche et ses dents pareil, il ressentait nettement les prémices d’une future douleur possible, il était urgent de réagir.

Gérard habite chez ses parents, dont il est le fils unique,  à Saint Mandé, près de Paris, dans un bel appartement bourgeois donnant sur le bois de Vincennes.

Gérard possède une typologie physique singulière, à mi-chemin entre Albert Jacquard et Woody Allen, qui ne fait pas de lui un séducteur né.

Est-ce pour cette raison qu’il semble avoir renoncé depuis longue et belle lurette à l’idée de l’union avec une féminine compagne, eut-elle ressemblé pour sa part à Susan Boyle ?

Sur ce sujet, comme tout autre sujet ne concernant pas sa passion exclusive, Gérard préfère rester silencieux.

Non, vraiment, si vous souhaiter éclairer les yeux de Gérard, il convient de lui parler de son sujet ultra-favori : la BD, plus exactement la BD franco-belge, et il faut bien l’avouer un seul auteur retient véritablement son attention : Georges Rémi, celui que la plupart des non-initiés  appelle Hergé.

Mais pour Gérard, point d’Hergé, il ne parle que de Georges et de Fanny, comme s’il faisait partie de la famille.

Sinon, Gérard a aussi étudié le français et la littérature, qu’il considère comme des matières méritant quelque intérêt secondaire, quoique très en deçà du  9eme art, ce dernier représentant pour lui la quintessence de la créativité et de l’expression du génie.

Après avoir  passé un bac A, au rattrapage, il a donc obtenu brillamment un DEUG de lettres modernes.

Hésitant entre une carrière de scénariste BD, de bibliothécaire en rayon DB, ou de libraire, il trouva finalement un compromis chez Gibert Jeune où il accepta la responsabilité du rayon BD boulevard Saint Michel.

Le début de sa carrière fut donc passionnant mais malheureusement de courte durée : malgré sa motivation Gérard dût se résoudre à démissionner : rayon BD au 2eme étage sans ascenseur,  clients indélicats qui l’interrompaient sans cesse dans ses lectures, qui plus est pour lui parler de manga !

Gérard s’est ensuite inscrit à l’ANPE, à la recherche d’un emploi de vendeur en librairie, rez-de-chaussée, rayon BD, secteur Vincennes Saint-Mandé, et curieusement cela fait maintenant 10 ans que l’on lui a rien trouvé lui correspondant.

L’ANPE est très mal organisée ! Résumait-il volontiers.

Il y avait bien cette place de bibliothécaire à Fontenay Sous-Bois où il est resté 15 jours, mais les locaux, bien qu’au rez de chaussée, comprenait des étagères très mal conçues car il était indispensable d’exagérément lever le bras pour ranger les livres sur l’étage supérieur.

Non, vraiment, malgré toute sa bonne volonté, Gérard ne pouvait accepter de telles conditions de travail !

Alors Gérard s’est résolu à vivre, ou survivre, selon lui avec les 458 euros du RMI.

458 euros, ce n’est pas beaucoup, mais bon ça fait quand même un budget BD de 350 euros, le reste couvrant les petits frais accessoires : protèges BD, entrées des salons BD etc.

Et puis quand même, Gérard a quelques autres ressources : à Noel et à son anniversaire, ses parents lui laissent une grosse enveloppe de plusieurs centaines d’euros, qui permettent de financer les achats exceptionnels : éditions originales et tirages de tête.

Enfin, dernier revenu de complément, Gérard coure les vides greniers pour y dénicher des bonnes affaires qu’il revend ensuite sur eBay.

Ainsi souvent une BD achetée 5 euros se revend facilement 8 ou 9 euros ce qui finalement, procure du bénéfice, sans compter les jours où dieu est avec lui…

Comme ce dimanche 11 avril, où Gérard se rend comme à son habitude au marché aux puces de Nogent sur marne, sans se douter qu’il allait vivre le moment le plus intense de sa vie…

Gérard se présenta tôt le matin à ce fameux marché, muni de son équipement de chineur semi-professionnel : lunettes de soleil à verres correcteurs pour voir de loin sans être vu, Stan Smith authentiques modèle 1980 pour ne pas faire de bruit, sac à dos à volume expansif par accordéon au cas où, et bien sûr à l’intérieur le précieux BDM de l’édition précédente pour mieux tricher sur les côtes officielles des BD.

Déambulant sans enthousiasme excessif entre les différents amoncellements de vieux journaux, bouquins, cassettes VHS, sans intérêt particulier, Gérard est subitement capté par le stand d’un exposant qu’il n’avait jamais vu, qui est en train de déballer des BD d’un carton.

Notre vaillant explorateur décide donc d’entreprendre une première approche discrète : ne pas accélérer le pas, ne pas fixer les yeux, du calme Gérard du calme !

Premier passage à 2-3 mètres : Yes ! C’est du Hergé ça ressemble à des éditions anciennes…

Second passage à un mètre, caché derrière une ménagère qui recherche des bibelots pour sa cuisine, ça se précise : il y a 20 BD, ça ressemble à des éditions originales, à la façon dont le type les pose c’est clair, il n’y connaît rien en BD, on va pouvoir aborder la mise en place de la phase finale.

Gérard ne tient plus, les yeux sont larmoyants-heureusement il y a les lunettes, la sueur commence à perler sur son front…

Maintenant tout près à quelques centimètres du bonheur absolu, Gérard sent son cœur palpiter, il sait déjà que dans ce carton il y a un trésor : il le sait, il le sent, mais il n’ose pas s’approcher... Ne pas montrer mon émotion, ne pas laisser imaginer au vendeur la valeur de ses albums.

Finalement, Gérard retient sa respiration et s’approche lentement du carton. Premier coup d’œil à la verticale : dos toilés rouge, c’est du 1950-1958 au pire.

Gérard n’en peut plus, il plonge la main dans le carton et sort le premier album : Objectif lune : la tout va très vite coiffe tète de couv, pages intérieures bleues foncées, puis enfin le 4eme plat « objectif lune » en dernier titre, c’est un B8, en clair c’est la première édition, il a 500 euros dans les mains.

Puis tout s’accélère, un deuxième album « Tintin au pays de l’or noir, Edition 1950, état impeccable, 500 euros la aussi.

Puis Les 7 boules de cristal, seconde édition, 1950, légère déchirure de la coiffe, mais rien de méchant.

Au total c’est 15 albums de tintin en édition 1949à 1963 qui sont devant lui, prêts à être vendu...

Le vendeur observe la scène avec curiosité, et lance d’une voix commerçante :

 « Ça vous intéresse, »

Gérard avale un grand coup sa salive, retient fort sa respiration, puis lance d’un air assez détaché :

Ça dépend, vous en voulez combien ?

C’est 10 euros l’album, mais j’vous fais un prix si vous prenez le carton !

Gérard essaye de trouver les mots justes pour ne pas perdre l’affaire

Je vois qu’il y a 15 BD, je vous en donne 100 euros les 15…

Voyant que Gérard est intéressé, le vendeur relance : 120 euros les 15 et on n’en parle plus !

Gérard ne se dégonfle pas, il sort un album du carton, et lance :

Certains albums ont le dos râpé en haut et en bas, et d’autres ont les pages jaunies, je monte à 110 pas plus !

Ok Ok ça marche.

Gérard donne les 110 euros et emporte de carton, tel Arsène lupin avec son collier de diamant.

C’était et ça restera le plus beau jour de sa vie.

Sinon, le 15 mars de l’année suivante, à 11 heures précises, Gérard se présenta à mon cabinet.

Après quelques minutes passées en salle d’attente, j’accueille mon patient en salle de soins, et entame la conversation sobrement:

« Bonjour, que puis-je  pour vous ? »

Je viens vous voir pour un contrôle, vous savez les printemps sont des saisons très difficiles à passer en général pour moi, et cette année particulièrement. Avec toute cette pluie, je ne suis pas sorti de chez moi pendant plus d’un mois, aussi je crains d’être en carence de vitamines…

Pourtant, je m’étais préparé au printemps, le matin au lever, je prends du Naturstim des laboratoires Fenioux à base de pépins de pamplemousse 3 gélules, à 8 heure et demi  un jus d’orange pressé avec un demi citron, à 10h, deux kiwis, à midi du magnésium, puis le soir au coucher du desmodium et du biotaurine pour mon foie…

Peut-être est- ce incomplet ? Que me proposez-vous ?

Ma réponse fut directe et  laconique :

Vous savez l’ostéopathie s’intéresse plus à la biomécanique qu’à la biochimie, je vais donc vous examiner ! Si vous voulez bien vous déshabiller et vous allonger sur la table !

A cet instant je baisse le regard vers mon dossier médical afin de prendre quelques notes, puis me relevant de derrière mon bureau, je découvre à cet instant cet insolite corps horizontalisé d’antisportif convaincu, proche de celui du Gollum de Tolkien, sa  taille très contenue ne dépassant pas la moitié de la longueur de la table.

Sans me laisser décontenancer par une appréhension qui serait naturelle si j’avais oublié d’être ostéopathe, je pratique mes tests de base avec application : test des rotateurs, test cranio-sacré, test de motilité du foie et le diagnostic apparait avec l’évidence de la beauté de Natalia Vadianova en maillot de bain : Gérard est simplement stressé !

Je me contentais donc de réaliser un travail de détente générale de son corps tricoté de tensions, tout en le rassurant en entrouvrant les portes du bonheur possible : Que pensez-vous de Edgard Jacobs ?

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