Pousuivi par la malchance .
Il était célèbre dans tout le canton Germain,autant pour ses emportements que pour son manque de chance .Le sort semblait s'acharner sur lui, mais l'Auvergnat qu'il était ,tenait bon devant les épreuves .Ce matin-là, la campagne s'éveillait quand il pénétra dans le champ où il avait laissé sa moissonneuse .La veille ,elle était tombée en panne et comme la nuit arrivait ,il avait remis la réparation au lendemain .Quelques poules occupées à picorer se dispersèrent en piaillant, lançant leurs pattes de côté comme elles le font quand elles sont apeurées .Encore une journée chaude qui s'annonçait .
-On va voir ce qu'elle a dans le ventre ,dit Germain à son fils en s'introduisant dans la trémie. L'adolescent boutonneux, prénommé Steeve par une mère qui regardait trop les séries américaines, s'était perché sur la moissonneuse pour observer son père .Ce dernier, coincé dans un espace exigu, tapait à grands coups sur un boulon récalcitrant. Il n'aimait pas que les gens lui résistassent et encore moins les choses .Furieux, il s'acharnait, transpirant toute l'eau de son corps .La moissonneuse était devenue l'ennemie à abattre .Il l'aurait cette garce ,cette charogne. En attendant le temps passait et la chaleur devenait suffocante.
-Tu y arrives papa ?risqua Steeve.
-Ah! Toi, viens pas m'emmerder !Tu vois bien que cette salope se laisse pas faire! Mais t'en fais pas, j'en viendrai à bout !
Steeve comprit qu'il valait mieux ne pas insister ,toute parole irriterait encore plus son père et il serait bien capable de lui flanquer ce qu'il appelait une bonne dérouillée .Boire et cogner ,l'un entraînant l'autre, C'est ce que Germain savait le mieux faire .Sa femme et son fils pouvaient en témoigner .C'est alors ,que relevant la tête, le garçon avisa la mère Lavigne dans son jardin .Elle ramassait des pommes de terre .Son large fessier pointé vers le ciel, elle fouillait la terre pour vérifier qu'aucun tubercule ne lui avait échappé .Son tablier trop court offrait une vue imprenable sur ses grosses cuisses roses. Elle a peut-être pas de culotte ,se dit Steeve en se penchant un peu pour vérifier .Mais il n'eut pas la réponse à sa question car brusquement la moissonneuse se mit à avancer. Elle prit rapidement de la vitesse sur la pente .Tétanisé par la peur ,Steeve s'accrochait au toit de l'engin.
_Mais qu'est-ce que t'attends? Saute bordel! hurla Germain .
Steeve obéit et atterrit brutalement sur le chaume dur. Germain était resté prisonnier de la trémie. La machine folle continua son chemin, défonça la palissade du jardin .Affolée, la mère Lavigne la voyant débouler sur elle , s'enfuit en criant à pleins poumons que le Germain était devenu fou et qu'il voulait la tuer .Lorsque le bolide percuta de plein fouet la façade se sa maison ,la femme en perdit la voix .Dans un énorme fracas tout un pan de mur venait de s'écrouler!
-Je l'étriperai le Germain! affirmait le père Lavigne ,
fou de rage .Une maison qu'était même pas finie de payer!
Il s'arrêta net en voyant Germain s'extirper des décombres et venir vers eux en titubant, hagard, gris de poussière.
-Gueule pas tant, Francis, l'assurance payera les dégâts .Tu la retrouveras comme neuve ta bicoque, lança-t-il en passant devant ses voisins, médusés par tant d'impudence.
Le fils soutenant le père, Germain et Steeve rentrèrent à la ferme. Après avoir fait un brin de toilette au-dessus de l'évier de la cuisine et secoué ses vêtements ,Germain passa à table. Il avait l'air sombre des mauvais jours .Sa femme ,habituée à se taire, ne posa pas de question. Elle le regarda se tailler une large tranche de pain dans la miche qu'il appuyait contre sa chemise sale.Elle aurait des explications s'il voulait bien lui en donner .Un silence lourd plana dans la grande salle au plafond noirci. Tout à coup, il se décida .
-J'espère que la soupe est bonne. J'ai besoin de me refaire des forces .A cette heure y a la moissonneuse qu'a démoli la maison des Lavigne .Ce grand con de Francis voulait m'étriper. Demain va falloir que j'aille à l'assurance. Encore une demi-journée de foutue!
Si sa femme fut effrayée en entendant ce discours, elle se garda bien de le montrer. Elle passait son temps à réparer les bourdes de son mari. Cette fois,il lui semblait bien impossible d'apaiser la colère des Lavigne avec de simples paroles.
L'assureur fit grise mine en voyant arriver Germain. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l'année précédente il avait déjà dû rembourser une moissonneuse .Il lui demanda ce qui l'amenait et lorsqu'il le sut, il resta comme foudroyé! Cet homme faisait-il exprès de massacrer des moissonneuses? Cette fois ,il avait aussi détruit une façade! Un record .
-Monsieur Revel, je ne sais pas si je vais pouvoir continuer à vous assurer .Vous coûtez très cher à la compagnie, prévint l'assureur d'un ton ferme .
- C'est ma faute si j'ai la poisse ? répliqua Germain ,hargneux.
-Enfin, vous êtes prévenu .J'espère ne pas vous revoir de sitôt . En sortant, Germain alla louer une autre moissonneuse .Il fallait terminer l'ouvrage commencé.Le lendemain ,au moment de reprendre le travail ,le soleil irradiait dans un ciel sans nuage. La température avoisinait les trente -cinq degrés à l'ombre .Germain s'épongea le front du revers de la main .Il pensait qu'il serait bien mieux allongé dans l'herbe, au bord du ruisseau à contempler le dessous des feuilles, mais l'ouvrage attendait, il fallait y aller .La machine se mit à avaler les tiges de blé .Un voisin suivait Germain pour ramasser la paille avec une botteleuse; à intervalles réguliers ,elle libérait de grosses bottes ficelées de bleu qui roulaientsur le sol un court instant avant de s'immobiliser. Des brins de paille volaient dans l'air surchauffé .Germain conduisait presque machinalement en écoutant la radio qui diffusa des informations .Il n'était question que de la sècheresse .Interdiction d'arroser les jardins ,de remplir les piscines, de laver les voitures .Le Portugal était ravagé par les incendies, la Provence aussi .Les rivières se tarissaient. Tous les jours la même histoire pensa Germain .La situation le préoccupait. L'herbe séchait dans les prés .Il fallait donner aux bêtes le fourrage réservé pour l'hiver. On faisait appel à la solidarité .Certains agriculteurs envoyaient du foin à leurs confrères moins favorisés .
Tout à coup une odeur de brûlé sortit Germain de ses pensées.
-Ma parole! Cette putain de machine est en train de flamber! réalisa-t-il .
Il n'eut que le temps de sauter avant que la moissonneuse ne s'enflammât complètement et n'explosât dans une gerbe de feu .
Vaincu ,l'homme resta les bras ballants à regarder l'inéluctable s'accomplir.