Glissez, mortels, n'appuyez pas
My Martin
Laure Murat
née en 1967 ; historienne française, professeure à l'Université de Californie (UCLA), à Los Angeles
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Joseph est resté soixante-deux ans au service de mon arrière-grand-mère, de 1898 à 1960 ; soit, de l'âge de dix-huit à quatre-vingts ans.
Voir son immense silhouette en livrée -noire, depuis la mort de mon grand-père, en 1932-, spectrale, dont l'ombre portée se découpe sur le mur de l'entrée,
entendre sa voix émue et embarrassée de vieillard, évoquer avec fierté les soirées de mille huit cents invités, avec musiciens et danseurs dans le parc, orné par trois mille ballons de couleur,
donne l'impression d'un véritable surgissement d'outre-tombe.
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Ma mère faisait chaque nuit, des cauchemars épouvantables, indescriptibles.
Elle avait le crépuscule et le noir en horreur, disait ne se sentir délivrée qu'à l'aube, lorsque le soleil pointait à sa fenêtre.
Je l'ai interrogée sans relâche sur ces visions nocturnes, dont elle ressortait éreintée chaque matin.
Mais que vois-tu ? Qu'y a-t-il dans tes cauchemars ? Des formes, des images, des personnages ? Est-ce un vertige ? Est-ce abstrait ? Y a-t-il des couleurs ? Es-tu toujours dans le noir ?
Laisse-moi, arrête, je ne peux pas, c'est trop affreux.
Et elle baissait les yeux, en faisant non de la tête. Et un geste de la main, balayant l'air, qui voulait dire : assez, ça suffit.
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Amie de Jean Cocteau, Igor Stravinsky, Serge de Diaghilev, Winnaretta Singer et Marie Laurencin -dont elle aurait été l'amante, parmi beaucoup d'autres-
Violette, veuve à vingt-huit ans, dépensait son importante fortune, sans compter.
Une partie non négligeable fut engouffrée dans les fêtes, les croisières, l'alcool et la drogue ; avant que le reste ne suive, dans le krach de 1929.
Morphinomane, elle distribuait volontiers autour d'elle, des sachets de cocaïne et des pots de confitures de haschich, qu'elle consommait sans frein.
Elle initiera René Crevel à l'opium, qu'elle fumait dans un sous-marin abandonné en rade de Toulon, loué pour abriter ses plaisirs illicites ; lorsqu'elle n'était pas à New York, à participer aux débuts du jazz et au mouvement Harlem Renaissance, en compagnie de Tallulah Bankhead.
L'oulipien François Le Lionnais, qui l'a connue par Max Jacob, rapporte qu'elle parlait plus grossièrement qu'un « cocher de fiacre ». il ajoute surtout : « Elle était incapable d'avoir un langage si peu moyen ».
Violette Murat est morte à cinquante-sept ans.
Overdose ? Suicide ?
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Les deux « nièces » de Joseph, qu'il recevait discrètement dans l'hôtel de la rue de Monceau et dont tout porte à croire qu'elles étaient des prostituées, venues rendre des comptes au patron, exerçaient dans une maison de la rue Godot-de-Mauroy ; où Albert Le Cuziat eut un temps, un établissement de bains, destiné aux rencontres entre hommes.
À ces voisinages, s'ajoute un autre détail troublant.
Selon le récit de Cécile Gutzwiller, il n'était pas rare de voir Jean, le valet de pied sous les ordres de Joseph, avec du bleu aux paupières et du rouge aux lèvres.
Le soir, il sortait ; juché sur de hauts talons, enveloppé de voiles mauves et d'un parfum capiteux.
Allait-il du côté de la rue de Lappe, danser au 'Bal des Trois Colonnes', « le plus bath des musettes » ?
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Le jour de la mort de mon grand-père, éclata un orage. Un orage terrible, surgi au beau milieu de la nuit noire, que rien ne laissait prévoir.
Je me souviens surtout du tonnerre, du déchirement dans le ciel qui s'ouvrait.
Suivi d'un roulement d'une ampleur inouïe, dont les ondes, en frappant les toits et le chemin de ronde, se répercutaient et résonnaient en cascades dans la matière du château,
puis s'évanouissaient dans un bruit de crécelle sourde, avant de reprendre de plus belle.
Je posai la main contre le mur de ma chambre, comme enfant, on met les doigts dans la prise : pour voir.
Je n'aurais jamais soupçonné qu'une telle masse de pierres, qu'une telle forteresse, pût, ne serait-ce que frissonner, sous le coup du déchaînement des éléments.
Incrédule, j'accueillis dans ma paume, bien à plat contre l'épaisseur du mur, une vibration lointaine,
dont je sens encore aujourd'hui l'écho dans mon corps, à l'unisson des champs magnétiques.
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Un jour, je fus prise de vertige, lorsque, dans la salle de bains aménagée dans une tour du 13e siècle, je marchai sur le cadre d'une trappe, qui ouvrait sur des oubliettes.
J'entends encore le grincement, le jeu du bois, sous mes pas.
Quelques centimètres d'épaisseur me séparaient du trou.
Combien y furent précipités ? Combien d'hommes et de femmes s'écrasèrent trente mètres plus bas, en condamnation de leur désobéissance ou de leur infidélité ?
La nuit, je tombais avec eux.
Je partageais leur déchéance et leurs cris de terreur, au moment de basculer dans le vide.
J'accompagnais leur chute jusqu'au sol, à l'instant où les os se brisent dans un bruit de froissement.
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Le connétable de Luynes, grand fauconnier de France et capitaine des Tuileries, gagna son titre de duc, en faisant assassiner Concino Concini, favori de Marie de Médicis, dont l'influence gênait l'accession de Louis XIII au pouvoir.
Le cadavre fut profané, pendu par les pieds, puis dépecé et brûlé.
Le recueil des charges au procès fait à la mémoire de Concini, maréchal d'Ancre, « au chef du crime de lèse-majesté divine », associa sa femme, Léonora Galigaï, qui fut jugée pour « sorcellerie et juiverie » et exécutée en place de Grève.
Leurs biens furent attribués au connétable de Luynes, en remerciement de ses bons et loyaux services.
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Les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier, jusque-là indistincts,
qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient,
deviennent des fleurs, des maisons, des personnages, consistants et reconnaissables.
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Sur un mince cristal l'hiver conduit leurs pas
Le précipice est sous la glace.
Telle est de vos plaisirs la légère surface
Glissez, mortels, n'appuyez pas.
Pierre-Charles Roy, poète (Paris, 1683 - Paris, 1764)
le quatrain a servi de légende à une gravure, représentant 'L'Hiver ou Les Patineurs' (1738) -d'après un tableau de Nicolas Lancret (Paris, 1690 - Paris, 1743)