good bye sleeping beauty

the-little-hedgehog

Il appelait ça la fulgurance du sommeil…on plongeait alors, d’un coup seul et sans préalable avertissement dans le sommeil le plus profond. Si fort, si violemment nihiliste que le corps croyant mourir avait un surgissement de vie aussi bref que fulgurant.

Ces deux chocs, cette contingence de mort et de vie ne le réveillaient jamais tout à fait : il survivait quelques instants dans une léthargie gênée aux entournures, cotonneuse avant de se réinstaller plus doucement et confortablement dans le paradoxal, ce qui ne choquait plus  ni la vie, ni la mort. Il se rendormait alors paisiblement. D’ordinaire.

Mais cette nuit, yeux clos, corps clos et cloué sur le drap, il ne pouvait bouger. Il ne se sentit pas happé vers l’inconnu du sommeil mais ne put non plus reprendre conscience pour se lever tout à fait. Il réalisa que l’effort qu’il devait faire pour actionner la vie en lui lui serait irréalisable, purement inimaginable. Il était comme crucifié dans cet entre deux qui, d’ordinaire, ne durait jamais… Brusquement, la pluie. Il retira le drap du dessus pour sentir son corps tout entier lui ré appartenir, les sensations revenir : une pluie chaude frissonnait, glissait sur lui. Une douceur nouvelle, une volupté plumeuse. Il leva un bras, bougea une main. Il se retourna sur le dos pour sentir tout son long cette sensation inédite. Deux mains se levèrent pour saisir avec une volupté infinie ces plumetis microscopiques. Pour les sentir glisser le long de ces membres tendus. Il écarta les doigts et tourna ces paumes au ciel. Dans ce creux inédit de pluie duveteuse et pulsée, il sentit sa tête basculer et l’inconscience le submerger… Il ne voulut pas quitter ce rêve : au prix d’un effort nouveau il plaqua ses mains sur son visage, sur ses yeux. Curieusement, la posture de ses bras levés lui avait semblé naturelle au point d’oublier ses membres pour se consacrer aux sensations neuves sur sa peau seule.

Son visage crissa sous la pluie déposée sur l’épiderme. La chaleur avait augmentée progressivement jusqu’à devenir plus lourde, presque étouffante. Il se sentit transpirer, devenir eau. Il voulut aspirer une grande bouffée d’air, même suffocant, il en avait besoin, sa respiration était devenue saccadée. Il asphyxia. Sa peau devint liquide. Son corps devint liquide.

 Il savait qu’il était fiévreux, il avait couvé quelque chose toute la semaine : à défaut d’air frais, cette bouffée de conscience lui révéla qu’il lui fallait faire l’effort de se lever, d’oublier la chaleur qui avait été bienheureuse et de se reprendre avant de retomber dans un sommeil plus sain.

Il ouvrit les yeux d’un coup et toussa violemment. Une toux grasse lui laissa le poing qu’il avait devant la bouche entièrement noir. Il ouvrit les mains dans un geste d’implorant et découvrit dans une lumière rougeoyante une suie noire et dense qui recouvrait tout, son corps, ses draps, sa chambre… Entre rêve et brumes du réveil, il paniqua…cet état, cet entre deux,  peut-être, avait duré trop longtemps, il suffoqua. Il sentait la suie noire partout en lui. D’un coup, d’un geste désespéré, il voulut s’en débarrasser : il fouilla dans sa bouche sèche des deux mains pour en retirer la suie grasse et humide. Il se rayait avec ses ongles. Soudain,  mains devant lui, paumes vers le ciel, il observa ses doigts gluants de chair noire et rose. Il s’essuya abasourdi sur le drap poussiéreux. Une nouvelle fulgurance se créa : passant ses mains de nouveau sur son visage, puis son cou et descendant sur son torse et ses cuisses avant de les ramener devant lui, il comprit. Il n’était pas devenu eau sous l’effet de la chaleur : son corps se désagrégeait littéralement sous ses doigts. Sous l’effet de la chaleur, son corps cloquait et fondait, la lymphe quittait l’enveloppe charnelle et faisait glisser la peau. Tandis que l’incompréhension laissait progressivement place à l’horreur brute, une vague de bile brûlante le déchira à l’intérieur.

Il se leva, fit trois pas : il gagna la fenêtre qui était si proche de son lit. De là, peut-être pourrait –il hurler de l’aide. Sa gorge râlait chaque bouffée d’air rare qu’il trouvait à aspirer : il ouvrit la fenêtre et cessa de respirer. A sa vue brouillée, mouillée, un paysage de cendres grises et noires. Seules des lueurs flamboyantes jetaient de la lumière et de la vie dans ce paysage de ruines et de mort : dans la rue, des formes autrefois humaines, autrefois entières jonchaient la poussière. Les corps avaient subi la même désagrégation que le sien. Il n’osait se toucher de peur de faire glisser sa peau, son enveloppe, son unité. Un vent chaud se mit à souffler, il tendit la main : il voulut sentir de la vie encore. Mais il perçut, à travers sa douleur, des filaments lui glisser entre les doigts. Il fit l’effort de refermer la main pour la rouvrir sous ses yeux : ses doigts s’étaient refermés sur des cheveux. Le vent charriait, dernier mouvement de vie, les cheveux épars et divers qui, parfois, étaient pelliculés de sang. Il se jeta dans le vide.

A leur arrivée sur le lieu de l’incendie, les pompiers, dans l’empressement de leur organisation, ne purent sauver l’homme qui avait été pris au piège du feu et qui s’enfuit par le seul point de liberté, de choix, qui lui restait. Ils notèrent simplement avec effroi que les larmes, qui roulèrent à travers les yeux clos, détachaient la chair de ses joues en fragments noirs et roses.

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