Google et Burning Man : une techno-utopie ?
Camille Elle
Burning Man. Ce mythique festival prenant place chaque année au mois d'août en plein désert du Nevada n'accueille pas simplement des artistes et beatniks du monde entier. Durant cette semaine « d'anarchie heureuse », c'est une véritable diaspora mondiale qui se réunie dans une cité éphémère nommée Black Rock City. Parmi les dizaines de milliers de participants, il n'est pas impossible de croiser, par exemple, Larry Page et Sergey Brin. Les fondateurs de Google, classée deuxième dans le palmarès des marques les plus puissantes au monde, se rendent-ils là-bas pour s'offrir d'excentriques vacances ?
Pas seulement.
BLACK ROCK CITY
Pendant une semaine, chaque année depuis 1986, une ville éphémère est érigée en plein désert aux Etats-Unis. 68 000 personnes étaient présentes à l'édition 2013. Les participants, appelés « burners », passent pour certains leur année à concevoir de colossales œuvres artistiques ou des campements délirants dans l'unique but de les exposer à Burning Man. Ces créations et des milliers de caravanes ou tentes colorées forment la cité Black Rock City.
Les organisateurs mettent en place les infrastructures basiques (soins médicaux, sécurité), tout le reste est conçu par les burners eux-même. Ils font littéralement vivre cet événement grâce à ce que les fondateurs appellent "l'Economie du Don" : aucun échange d'argent, chacun donne, tout le monde reçoit. Comme l'organisation Feed The Artists, qui a choisi de préparer et offrir des repas aux artistes, d'autres mettent en place un bureau de poste, certains iront se reposer sur les lits géant mis à leur disposition par un autre groupe de burners.
Chacun donne selon ses moyens et selon ce qu'il est. La libre expression de soi, le don, la solidarité, font parti des 10 principes du Burning Man. D'après Larry Harvey, fondateur de l'événement :
« Ce qui régit la communauté Burning Man ce n'est pas une idéologie anarchiste, c'est une éthique. »
LA SILICON VALLEY DANS LE DESERT
Pour les non-initiés, le festival ne manque pas de stéréotypes : drogues, sexe, expérimentations corporelles, rencontres cocasses... Ce que l'on imagine moins, c'est que ce lieu est extrêmement propice à l'innovation et à la technologie. C'est un lieu d'expérimentations. Les burners créent en permanence de nouveaux outils, pour faciliter leur vie dans ce no-mans-land, pour favoriser les échanges, multiplier les partages. Ce n'est pas par hasard que parmi les artistes et neo-hippies se trouvent des pointures du web, des entrepreneurs multimilliardaires, des candidats à des postes rêvés chez Google ou Facebook. Larry Page et Sergey Brin, pères de Google, Elon Musk, cofondateur de Paypal et Tesla Motors, Jeff Bezos, fondateur d'Amazon, sont aussi des burners. Une rumeur affirme que Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, était également présent l'année dernière : son arrivée en hélicoptère aurait fait mouche.
C'est souvent incognito que ces géants de l'internet se promènent dans les allées de Black Rock City. Une année, Larry Page a été aperçu vêtu d'une combinaison argentée en élastane, qui recouvrait entièrement son corps et une partie de son visage. Larry Harvey, créateur du festival, raconte que lors d'une précédente édition, Larry Page et Sergey Brin couvraient leur corps de peinture. L'anonymat est quasiment obligatoire : chaque participant a son propre "playa-name" - la playa est la "place principale" du festival où ont lieu les différentes cérémonies - ce pseudo étant uniquement destiné au festival, la tradition veut que ce soit les autres qui le choisissent pour vous.
Cependant, dans le désert, cette grande liberté est limitée par la difficulté à évoluer dans un environnement aussi hostile: tempêtes de sable, chaleur écrasante, manque d'eau... Il ne faut rien oublier, tout anticiper, organiser sa survie.
Pourtant le festival accueille des personnes qui ne peuvent ou ne veulent pas concevoir de campement. Néanmoins, certains ont beaucoup d'argent. C'est ce qu'a compris l'homme d'affaire Keith Ferrazzi qui, pour la somme de 10 000 $, propose aux web-entrepreneurs et PDG de luxueux campements, avec des vols directs pour Black Rock City en jet privé. 25 cuisiniers, un maître sushi, des masseurs, des assistants : c'est une vraie entreprise qui a été remarquée par le Bureau of Land Management, organisation qui délivre chaque année au festival l'autorisation de s'installer dans le désert, et qui envisage de taxer ces installations.
Ce camp propose quelques activités aux occupants, comme le "stage Weirdo" (Weirdo = cinglé), qui consiste à passer du temps avec la personne la plus bizarre qu'ils auront l'occasion de croiser. Le but est de remettre en question leurs propres stéréotypes en fréquentant une personne vers laquelle il ne serait pas allé en temps normal. Ceci répond à une demande : le monde de la cyber-entreprise, très présente à Burning Man, a besoin de créatifs, leurs équipes en comptent déjà beaucoup. Ici, terrain de l'innovation, les idées sont nombreuses et ils s'en inspirent. Ils partent à la rencontre des innovateurs, des toiles se tissent, des projets naissent.
A "DEUX PAS" DE MOUNTAIN VIEW
La proximité du Burning Man avec la Silicon Valley n'est bien sur pas étrangère à leur venue. "Seulement" 600 kilomètres séparent les bureaux de Google et Black Rock City, soit une distance à peu près égale à Paris-Avignon. A l'échelle américaine, c'est la porte à côté. Ainsi ce ne sont pas uniquement les patrons qui s'y rendent, mais bien une grande majorité des équipes de Google, qui ferme quasiment pendant cette folle semaine. Des employés on mis en ligne une vidéo destinée aux équipes dans le but de leur apprendre à cuisiner au Burning Man, des mails internes sont consacrés au festival, des soirées d'entreprise y sont organisées. En 2011, Larry Page a fait don de milliers de vélos verts aux burners. Le festival est d'ailleurs à l'origine du tout premier "Google Doodle", ces illustrations ou animations en page d'accueil de Google que l'on peut découvrir lors d'événements spéciaux. C'est en 1998 que Page et Brin ont demandé à leur équipe de créer ce Doodle à l'effigie du Burning Man, pour signaler leur présence à Black Rock City. Et c'est en 2004 qu'ils y ont fêté l'entrée en bourse de leur société. Une véritable culture d'entreprise.
Une participation au festival peut devenir un réel critère d'embauche chez le géant du web. Ce fut le cas pour Dustin Boyer, qui raconte pour un article du SFGate :
"Comment croyez vous que j'ai trouvé mon emploi chez Google ? J'ai rencontré Larry et Sergey sur la playa."
Cela a également été bénéfique à Eric Schmidt, actuel Président exécutif du Conseil d'Administration de Google, anciennement PDG, si l'on en croit cet article du New York Times paru en 2003, qui affirme que selon Sergey Brin, il a été en partie recruté car, parmi les candidats, "il était le seul à être allé à Burning Man".
D'ailleurs une étonnante anecdote, relayée par plusieurs sites, raconte la rupture entre Steve Jobs et Eric Schmidt, alors que ce dernier était encore membre du Bureau des Directeurs d'Apple, en parallèle de ses activités chez Google : c'est pendant le Burning Man, en 2007, que Schmidt aurait reçu un appel incendiaire de Jobs, qui venait d'apprendre que Google planchait sur un prototype de smartphone (le fameux Nexus que l'on connait aujourd'hui). Il lui aurait alors quelque peu gâché son festival avec un très, très colérique coup de téléphone, qui signera le début de la fin de la relation entre les deux hommes.
"UNE VERSION PHYSIQUE D'INTERNET
La recherche de nouvelles idées, de nouvelles connexions, ou le simple plaisir personnel, ne sont pas les seules raisons pour lesquelles les instigateurs de nouvelles technologies se déplacent à Black Rock City. Les liens qui unissent l'internet et le festival sont plus profonds, ils sont identitaires. La cyber-culture est dans l'ADN de cette communauté.
Burning Man s'est fait connaitre au début des années 90 grâce à un sujet de discussion sur l'une des premières communautés en ligne de l'histoire : The WELL (Whole Earth 'Lectronic Link), issue des mouvements contre-culturels, qui, contrairement à Orwell et son roman alarmiste 1984, considéraient les nouvelles technologies comme des concepts libérateurs. Steve Jobs qualifiait le travail de The WELL "d'embryon de Google, 35 ans avant Google".
Black Rock City et l'espace virtuel sont fondés sur des bases similaires : la notion de société collaborative est très forte. Comme pour le festival, le web est créé par les utilisateurs eux-même. C'est ce que l'on appelle le crowdsourcing, si profitable à Google, qui ne verrait aucun résultat apparaitre dans son moteur de recherche sans le travail des internautes. Burning Man est la version vivante du crowdsourcing : les citoyens créent la grande majorité des œuvres qui forment la cité.
C'est en écoutant le fondateur du festival lui-même que l'on entend la portée des liens de continuité entre cette communauté et internet. Déjà, en 1997, Larry Harvey abordait cette thématique dans un discours retranscrit sur le site de l'évènement :
"Tout le monde admet que la croissance de la cyber-technologie est destinée à transformer le monde. Elle va profondément affecter la répartition des pouvoirs économiques et politiques du siècle à venir et elle va transformer les mœurs et les coutumes de la vie quotidienne. La plupart de ces effets sont incalculables, mais il semble clair que cette révolution va nous libérer, comme d'autres technologies l'ont déjà fait, des contraintes du temps et de l'espace."
"[...] Il (Burning Man) est , comme le cyberespace, une frontière dans laquelle les individus peuvent expérimenter de remarquables libertés. Notre univers désertique et l'étendue vide de sa playa forment une arène d'action décontextualisée. Ici, il est possible de se réinventer soi-même avec son propre monde grâce à seulement quelques modestes accessoires et une imagination active. Burning Man, donc, est un analogue physique convaincant du cyber-espace, et, sans surprise, nous avons attiré beaucoup de gens qui voient l'expérience comme l'équivalent d'une réalité basée sur le virtuel."
La proximité du créateur du festival avec les web-entrepreneurs fait débat. Proche d'eux, il axe de plus en plus sont cap vers un tech-Burning Man. Ses équipes et lui ont eu l'idée de concevoir un modèle 3D de Black Rock City "qui serait si réaliste que ça en serait troublant", dixit Larry Harvey, qui raconte avoir parlé de ce projet à Google :
"On est allé les voir et ça les a tout de suite excité. Il y a eu une première réunion où ils ont dit "on adore, on aimerait s'y mettre." Il n'y a pas eu de négociation financière, ils étaient prêts à nous l'offrir."
Aujourd'hui, le parallèle peut être fait avec le fameux projet Tango, officiellement présenté par Google fin février : un prototype de téléphone qui offre la possibilité de cartographier et modéliser un environnement, donc de reproduire une pièce, un bâtiment, un lieu, en trois dimensions autour de l'utilisateur.
LA TECHNO-UTOPIE DE LARRY PAGE
Si Larry Harvey considère que l'alliance entre internet et Burning Man permet de "réunir la tribu de l'humanité", les fondateurs de Google y voient de bien plus larges possibilités.
Lors de la conférence I/O Google en mai 2013, Larry Page a surpris l'assemblée et fait bondir certains journalistes en annonçant qu'il souhaite la création d'un espace en dehors de tout cadre gouvernemental, d'un "nouveau pays en beta-test", qu'il compare directement à Burning Man :
"Nous n'avons pas construit de dispositif qui permette l'expérimentation. Il y a beaucoup, beaucoup de choses passionnantes et importantes que vous ne pouvez pas faire parce qu'elles sont illégales ou qu'elles ne sont pas autorisées par la réglementation. C'est logique parce que nous ne voulons pas que notre monde change trop vite.
Peut-être que nous devrions mettre de côté une petite partie du monde. J'aime aller au Burning Man, par exemple, je suis sûr que beaucoup d'entre vous y sont allé. C'est un environnement où les gens peuvent essayer différentes choses, mais tout le monde n'est pas obligé d'y aller. Je pense que c'est une bonne chose. Je pense que, en tant que technologues, nous devrions avoir des endroits sûrs où nous pouvons essayer de nouvelles choses et comprendre quels seront les effets sur la société, quels seront les effets sur les individus, sans avoir à les déployer dans le monde normal. Ceux qui aiment ce genre de choses peuvent venir et tenter l'expérience. Nous n'avons pas de dispositif pour ça.
[...] Je pense aussi que nous devons avoir l'honnêteté de dire que nous ne connaissons pas l' impact des changements et nous devrions être humble à ce sujet. Je ne suis pas sûr que monter sur scène et dire «Tout est incroyable » soit la bonne méthode. Nous devrions lancer les choses d'une manière plus humble, voir comment cela nous affecte et l'adapter au fur et à mesure."
La perspective d'une île Google, d'un "Googland", devrait en réjouir certains, et en effrayer plus d'un.
Dans son discours, le co-fondateur du géant Google argumente son désir de nouveau monde en expliquant que les lois actuelles qui régissent l'internet et les sociétés qui le font évoluer datent de 50 ans. Soit bien avant l'apparition du cyber-espace tel qu'on le connait. Elles ne sont donc pas adaptées aux nouvelles technologies et vont même jusqu'à immobiliser la réflexion sur l'avenir désiré par la société, dont la connectivité sera un élément majeur.
C'est en ce sens que Larry Page déplore que les médias ne relayent quasiment que les informations concernant les rivalités de Google avec les autres sociétés, au détriment de l'aspect fondamentalement idéologique de la création de ces nouveaux outils.
Larry Harvey, fondateur de la cité éphémère et allié de Larry Page, en parlait déjà lors de son discours sur les nouvelles technologies en 1997 :
"Tout ce qui est nécessaire, c'est que nous commencions à réfléchir au but désiré, à définir les conditions indispensables à un meilleur mode de vie humain. [...] Nous devons utiliser la technologie pour créer des espaces ici sur la planète Terre, des îlots de contacts intense et vivants."
Les nouvelles technologies alimentent des fantasmes de tout type, nous tentons parfois de les anticiper, pendant qu'elles s'infiltrent chaque jour un peu plus dans notre quotidien. Les questions doivent se poser individuellement : Pourquoi ? Que peuvent-elles m'apporter ? Jusqu'où modifieront-elle mon mode de vie ? Dois-je tout accepter ?
Les créer, c'est une étape. Maintenant à nous de décider ce que nous voulons en faire.
Ce débat parait éternel :
"La perfection des moyens et la confusion des buts semblent caractériser notre époque."
Albert Einstein