Grâce
Nicolas Pellion
Il est apparu au croisement de la rue du Parc Royal quand je sortais de la boutique d'antiquités de la rue Payenne. Hypnotisé, je l'ai suivi dans les rues étroites du Marais, m'interrogeant sur le but d'une promenade si élégamment vêtu et connaissant aussi, pour le pratiquer à outrance, le plaisir de la promenade sans but. Brun, la taille haute, les bras balançants. J'ai essayé de découvrir son visage, en ai aperçu le profil quand il a tourné dans les rues, parfait, la peau lisse, le nez droit. Je l'ai perdu dans la foule, retrouvé par sa chevelure au dessus des têtes anonymes. Je l'ai perdu devant Saint-Gervais au milieu des fumées de soignants en colère puis retrouvé avec soulagement derrière l'Hôtel de Ville. Je l'ai perdu dans l'alignement des arbres le long des quais, mon regard ne pouvant résister aux étalages des bouquinistes. Je l'ai retrouvé, suivi encore, happé par ses doigts caressant l'air, par ses bras ondulant sur la musique dans ses oreilles. J'ai traversé la Seine sur ses pas, voulu arrêter la poursuite au niveau du marché aux fleurs, me suis abîmé sur le parvis de Notre-Dame, détourné par la cathédrale si belle dans le ravage, l'oubliant presque, avant de porter mon regard au loin. Il traversait déjà vers la rue Saint-Jacques. Je m'inventais une vie. Rester à distance. Ne pas être surpris. Accepter le risque de le perdre. Sans m'y résoudre. A quoi rimait cette course sans but? L'écho de ce que j'étais… Juste incapable de cesser cet entêtement. J'ai détesté les années envolées, mon reflet dans les vitrines, ma tenue négligée, ne voulais plus voir que lui. J'ai admiré ses poses à chaque arrêt, du croisement de ses jambes à une paume sur un candélabre. Grâce à lui, j'ai remonté le temps, longé les lieux qui ont bercé ma jeunesse, la Sorbonne, les bibliothèques, les librairies. J'ai cessé cette folie, pris d'un instant de honte. Il a fallu rompre le charme, arraché mon âme à ce tableau en mouvement, répandre sur le papier ces phrases qui flottaient dans ma tête, s'amoncelaient, se superposaient, pour ne pas les perdre. J'ai pensé aux moyens de le retrouver pour lui donner ces mots, en silence, pour rien, pour l'instant. J'aurais pu continuer jusqu'à la Gare Montparnasse, monter dans un train, rejoindre l'océan, quitter le continent et m'étendre sur le sable, à quelques pas des lieux de ma conception. Redevenir rien. Rejoindre la grâce. Ne plus regarder. Ne plus savoir où il a tourné. Ne plus chercher son but. J'ai résisté devant les grilles du Val de Grâce. Accepter cette fuite vers le Sud de Paris. Accepter de le perdre. J'ai laissé s'échapper la grâce, le corps élancé, la taille étroite, les omoplates saillantes sous le roulement des épaules fières et dégagées, sous la chemise immaculée comme un voile, la finesse incarnée. J'ai laissé s'échapper la grâce, les rondeurs sous le pantalon gris, les claquements de talons des bottines fauves. J'ai abandonné cette allégorie pour rejoindre, rêveur, subjugué, le jardin du Luxembourg où les grâces du printemps éclatent de toutes parts sous le ciel peint de bleu, de soleil et de nuages, pour écrire sous l'émeraude et au milieu des fleurs, sans avoir jamais croisé son regard ni entendu le son de sa voix.
29 mai 2021
Les amoureux de Paris se passent des randonnées bucoliques à la campagne. Moi, j'aime bien les deux sans préférence. :o))
· Il y a plus de 3 ans ·Hervé Lénervé