Grandir
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Je dévalai quatre à quatre les marches du grand escalier de la demeure bourgeoise de mes parents où j'avais passé toute mon enfance. Le feu aux joues, je sautai dans mes bottes, attrapai une veste chaude et me coiffai d'un chapeau avant d'ouvrir la porte d'entrée à toute volée et de la claquer suffisamment bruyamment pour que ma colère ne puisse faire aucun doute pour chacun des occupants de cette maison.
L'air vif du soir tombant me piqua les pommettes et me permit d'apaiser mon esprit. Inutile d'espérer regagner ma chambre dans les prochaines heures sans devoir affronter une conversation d'homme à homme avec mon père. Les choses étaient allées trop loin cette fois ci. Déjà, j'entendais son pas précipité derrière moi. Les derniers mots que j'avais prononcés avaient fait mouche. Il n'en fallait pas plus pour faire exploser sa violence, toujours à fleur de peau. Il devait tenter de me rattraper. Courage, fuyons.
J'optai pour une promenade champêtre et gagnai prestement le chemin de terre qui prenait naissance derrière le presbytère pour rapidement laisser derrière lui le bourg et ses habitants. Une centaine de pas me suffit pour sentir la colère et la peur s'endormir dans un recoin de mon esprit et m'assurer que j'avais semé mon poursuivant. Mon cœur s'allégeait à chaque enjambée et plus les champs de blé gagnaient sur la pierre des villages plus j'allais avec insouciance.
Bientôt, le bruit des commères sur leur trottoir et la rumeur de la route furent remplacés par le doux pépiement des oiseaux.
Je me donnais tout entier à la caresse du vent.
Grisé par cette soudaine liberté, je décidai de laisser derrière moi le chemin sur lequel j'avais à peine parcouru un kilomètre et de poursuivre ma fugue à travers champs.
Je frôlais les épis du plat de la main, savourais le chant que la bise du soir fredonnait à mes oreilles, humais l'air humide et terreux de la campagne.
Je me remémorais mon enfance passée à courir à travers ces mêmes lieux, les rires et l'insouciance de ces années pas si lointaines et pourtant à jamais révolues.
A cette pensée, une vague de nostalgie s'empara de mon âme. Le soleil couchant irradiait déjà le ciel de ses rayons, embrasant la cime des chênes qui bordaient ma promenade.
La colère et le chagrin reprirent leurs droits et s'emparèrent de moi.
Je me sentis perdu, un petit poucet abandonné au milieu de nulle part. Alors que je me défendais quelques minutes auparavant encore contre mon père qui me reprochait sans cesse mon immaturité, je la ressentais soudainement au plus profond de moi.
Repenser à mon père et à sa constante injustice à mon égard me conduisit à me ressaisir sans plus attendre.
Il était temps pour moi de devenir aux yeux de tous l'homme que je prétendais être depuis si longtemps. Je ne donnerais pas raison à ma famille une nouvelle fois.
Je refusai de me laisser saisir par la peur et pris la décision de poursuivre mon escapade à la lumière de la lune qui semblait bien décidée à me servir de guide cette nuit là.
Je repris alors ma route d'un pas assuré, sourd aux chuchotements et hululements de la nuit. Je marchais non plus sans but mais dans l'espoir de trouver un abri.
Je ne me sentais plus un intrus dans le fourmillement de cette vie nocturne. Ma quête faisait de moi un héros dont jamais ni l'enthousiasme ni la foi ne vacille.
Désormais, j'ignorais le doute.
La réalité se rappela cependant à moi lorsqu'après plusieurs heures d'errance, les pieds réclamant justice, je dus me rendre à l'évidence que je ne croiserais ni grange ni cabane dans cette contrée et qu'il me faudrait me contenter de passer la nuit à la belle étoile.
Pour romantique que fut cette perspective, je n'en craignais pas moins le froid et l'humidité qui ne manqueraient pas de bientôt s'abattre sur moi.
Mais la fatigue eut raison de mes réticences et, après avoir traversé une clairière pour aller m'abreuver à la rivière qui la parcourait, je m'assis quelques instants pour ne plus parvenir à me relever.
J'étais littéralement épuisé et me résolus à passer la nuit dans l'herbe tendre.
Il me sembla qu'à peine la tête sur le sol, je fus tiré de ma torpeur par un sifflotement étrangement familier. Aucun doute, il n'appartenait pas à un oiseau. Irrémédiablement réveillé, je me redressai et tendis l'oreille. Le petit son guilleret semblait se rapprocher de moi, accompagné par le bruit de pas dans les herbes hautes. Dans quelques minutes, j'aurais de la compagnie. Les yeux fixés sur l'obscurité, je tentais de discerner une silhouette rassurante ou un signe que cet inconnu avait changé de cap et que je pourrais paisiblement passer la nuit.
Mais je n'eus pas le temps de préparer cette rencontre. Mon ouïe me trompait en situant mon visiteur à gauche toute. Il surgit comme un diable à ma droite, l'œil vif et un sourire narquois aux lèvres. Son regard ne reflétait pas la moindre inquiétude et il se comporta d'emblée comme le maître des lieux.
« Et bien jeune homme ? On s'est égaré ?
-Je cherchais le calme.
-Le calme ? En campant à deux pas du chantier de l'autoroute ? Tu seras bien déçu demain matin ! Au lieu de jouer les romantiques esseulés, tu ne veux pas aller boire un verre avec moi ? Je connais un bon petit établissement où ils ne radinent pas sur la taille des verres. Ca te tente ? »
Son offre était séduisante. Mon escapade n'avait assurément pas pris le chemin que je voulais lui donner. Au lieu de méditer en pleine nature, je me retrouvais la tête dans la rosée, menacé d'un réveil au son des marteaux piqueurs. Peut être la Providence m'avait elle envoyé cet homme pour me guider vers ma destinée ? Et si ce n'était pas le cas, je passerais de toute évidence une meilleure soirée bien au sec dans un estaminet que sur la berge humide de cette rivière.
Je refusai de tenir compte de l'aspect de mon tentateur. Le bon sens et mon éducation auraient du m'inciter à fuir cet homme négligé. Ses vêtements avaient deux tailles de trop et lui donnaient une allure tout à la fois comique et effrayante. Une immense veste en laine à carreaux rouges tentant vainement d'avaler un vieux pantalon en velours passé le faisait ressembler à un clown. Mais son visage m'était inexplicablement familier, presque bienveillant. Comme si l'enveloppe du bonhomme m'était inconnue mais que j'avais passé ma vie entière auprès de son être. Pourtant quelque chose dans son regard ou une multitude de petits détails que seul l'inconscient peut saisir, quelque chose aurait du me faire décliner son offre que je m'empressai pourtant d'accepter. Je ramassai mon chapeau, enfonçai les mains dans les poches pour m'assurer que j'avais assez d'argent pour m'offrir une bonne soirée et j'emboitai le pas de mon guide nocturne. Il s'avéra très peu bavard sur le chemin qui devait nous conduire dans un bar où il avait ses habitudes. Nous parcourûmes ces quelques mètres dans un silence presque total. Il accéléra le pas dès que le bistrot fut en vue et que la lumière de la route nous éclaira, comme aspiré par la porte de l'établissement. Je le suivis, sans joie ni crainte, comme hypnotisé.
Sitôt la porte du café poussée, nous fumes propulsés dans une autre dimension. Au calme de la nuit succédèrent les rires alcoolisés des habitués. A la fraicheur, une chaleur moite. Au temps du recueillement, celui de la célébration. Mon camarade fendit la foule des noctambules, laissant échapper une grossièreté ou une tape dans le dos de temps à autres, signant qu'ici aussi il était chez lui.
Nous nous assîmes à une petite table dans un recoin sombre de la salle. Sans que nous ayons rien commandé, un jeune homme vêtu d'une façon qui n'aurait pas juré en plein Far West déposa devant nous deux pintes de bière. A cet instant, je sentis toute notion de réalité m'échapper et me laissai glisser avec bonheur dans la douceur du moment.
Je ne saurais dire combien de litres d'alcool nous avons bu mais nos verres semblaient se remplir comme par magie. Plus rien n'avait d'importance. La dispute avec mon père me semblait avoir eu lieu des années auparavant. Nous parlâmes de tout et de rien, de la pluie et du beau temps, des femmes et de la vie. Nous parlâmes longtemps. Si longtemps qu'arriva le moment où notre fringant cow boy nous informa qu'il était en train de nous servir la dernière bière de la soirée. Je dégrisai l'espace d'un instant. Où allais je donc passer le reste de la nuit ? Après cette soirée occupée à boire en bonne compagnie, je n'envisageais plus du tout la possibilité de dormir à la belle étoile. Mon compagnon ne fut pas long à me rassurer. Il connaissait, tout proche de l'endroit où il m'avait rencontré, une cabane de pêcheurs qui devrait bien faire l'affaire pour nous abriter les quelques heures où nous allions dormir. Une fois encore, je m'en remis à lui. L'esprit plus très clair, je réglai mon pas sur le sien et le suivis jusqu'à son refuge.
Peu de temps après notre départ, ou peut être une éternité, je ne saurais le dire tant j'avais bu, je vis apparaître la silhouette d'une vieille cahute au bord de la rivière dont j'avais quitté la rive plus tôt dans la soirée. Le lieu semblait abandonné. Les roseaux et les herbes folles étaient plus grands à mesure que nous approchions de la bâtisse. Une odeur de bois mouillé et de champignons s'empara de mon nez à proximité de notre refuge d'une nuit. Mais rien ne pouvait me faire renoncer désormais. J'avais froid, j'étais fatigué et je ne pensais qu'à m'allonger pour sombrer dans le néant du sommeil.
Mon camarade poussa la porte qui grinça sur ses gonds et résista avant de se rendre de mauvaise grâce. Il n'y avait pas d'électricité dans cette vieille cabane et c'est à la lueur de nos briquets que nous parvînmes à mettre la main sur deux matelas crasseux et une bouteille de whisky à peine entamée. Chacun allongé sur nos couchages de fortune, nous nous passâmes plusieurs fois la bouteille et bûmes à même le goulot et à grandes rasades avant de basculer dans une nuit sans conscience.
Au petit matin, je fus réveillé par la lueur du jour dont la clarté me fut immédiatement insupportable. Une violente pulsation intracrânienne m'empêchait de discerner précisément le lieu où je gisais et je conservais bien peu de souvenirs de la soirée passée. Impossible d'ignorer que j'avais dû grandement abuser de l'alcool. Mon haleine empestait au point de me gêner moi même.
Quelques souvenirs me revenaient par bribes: le bar mal famé et hors du temps, mon mystérieux compagnon dont je ne savais ce matin rien de plus que la veille au soir lorsque nous nous étions rencontrés, des bruits et quelques odeurs. Mais rien de précis. Et rien dont je n'aie réellement envie de me souvenir.
Le regard toujours embrumé, je me rendis compte que je n'étais plus dans mon abris de fortune mais allongé au bord de la nationale, peut être à quelques kilomètres de l'auberge où j'avais passé la soirée. Je n'avais aucun souvenir de la façon dont j'avais pu me retrouver là. Mon compagnon de la veille aurait peut être pu me renseigner mais je n'avais ni le désir ni aucune raison de rebrousser chemin pour le retrouver et le réveiller. Nous n'avions lui et moi rien en commun d'autre que notre beuverie. Je ne voulais évidemment pas m'encombrer de ce genre d'individu dans ma vie quotidienne. Il serait extrêmement gênant d'être aperçu en sa compagnie dans un lieu familier ou par un proche.
Le mieux était de prendre la poudre d'escampette et de mettre toute la journée d'hier derrière moi. Une parenthèse peu glorieuse de vingt quatre heures. C'est arrivé à d'autres.
Je retrouvais progressivement mes esprits et l'envie d'oublier toute cette histoire, de la dispute avec mon père à ma conduite nocturne.
Je profitais alors, plus serein que la veille, du paysage que m'offrait la campagne alentour. La blondeur des blés se fondait dans un ciel pastel pommelé de blancs nuages. La rivière murmurait à mes oreilles et j'entendais avec plaisir croasser quelques crapauds. La vie me semblait ce matin plus réelle qu'elle ne l'avait jamais été. Je prenais violemment conscience de chacun de mes sens et, sans pouvoir me l'expliquer, j'avais un peu la sensation de naître à nouveau.
Après quelques minutes à avancer sans savoir où j'étais, je lus un panneau indicateur qui fit remonter à la surface une myriade de souvenirs enfouis. A ma gauche, à quelques kilomètres à peine, se trouvait le village dans lequel j'avais passé ma plus tendre enfance, avant que nous déménageâmes à notre adresse actuelle lorsque j'eus dix ou peut être douze ans. J'avais marché beaucoup plus que je ne l'avais pensé depuis mon refuge nocturne.
Le mal était déjà fait pour mes parents et, s'ils avaient dû s'inquiéter, quelques heures de plus ou de moins à mon retour n'y changeraient que peu. Je partis alors en pèlerinage vers la bourgade qui m'avait connu en culottes courtes.
La route était calme en ce dimanche matin et peu de voitures troublèrent la tranquillité de ma promenade. Je ne pensais à rien, savourant simplement pleinement les informations que me renvoyaient chacun de mes sens. Le nez au vent, je parcourus ainsi mon chemin sans même m'apercevoir du temps qui passait ni même sentir mes pieds. J'allais à mon but sans y réfléchir et je l'atteins en milieu de matinée. Guidé par le son des cloches, je me retrouvai sans même y avoir pensé, comme mû par une foulée qui ne m'appartenait pas, sur la place de l'église dans laquelle se pressait une foule clairsemée de bigots. Je me souvenais la messe plus fréquentée du temps de mes jeunes années. Tous les dimanches répondaient à l'époque à un rituel immuable qui débutait par le trajet à pied de notre maison fort éloignée du bourg à l'église, en souliers du dimanche qui me cisaillaient les pieds. Mais jamais je n'aurais osé me plaindre. Les choses étaient ainsi. Nous arrivions toujours les premiers, mon père, ma mère et moi et occupions invariablement le premier banc. Mon père chantait fort, ma mère priait avec ferveur et, une heure durant, je m'ennuyais fermement. Tout était bon pour faire passer le temps. J'ai même, pendant quelques années, occupé une place d'enfant de chœur, pour la plus grande fierté de mes parents. Qu'auraient ils pensé s'ils avaient deviné que cette soudaine piété n'avait d'autre objectif que de me permettre de me mouvoir pendant que les autres se recueillaient ?
Sitôt que le prêtre avait prononcé son dernier mot, nous sortions en ville en famille pour faire la queue à la boulangerie et avoir le privilège d'y acheter du bon pain frais et quelques pâtisseries pour accompagner la volaille dominicale. Le boulanger était le père d'un de mes amis de classe et j'avais l'autorisation de jouer avec lui sur le trottoir pendant que mes parents patientaient dans la file qui, certains dimanches de beau temps, se prolongeait jusqu'au coin de la rue.
François. Son prénom était François. Je me demandai ce qu'il avait bien pu devenir et voulus savoir s'il avait repris le commerce de son père. J'avançais à travers le dédale de petites rues comme si je les avais quittées hier. Sans aucune hésitation, je retrouvai la boulangerie qui n'avait absolument pas changé et j'en poussai la porte avec curiosité. A une charmante jeune femme qui faisait office de vendeuse, je demandai si François était ici. A ma grande satisfaction, elle ne parut pas le moins du monde étonnée et s'éclipsa dans l'arrière boutique pour l'aller quérir. Je fus alors traversé d'une immense vague de bonheur en voyant apparaître le profil de mon ancien ami dans l'encadrement d'une porte vitrée. Il ne fallut que quelques secondes pour que son visage s'éclaire et qu'il s'écrie :
« -Mais ça alors ! Simon ! Que fais tu là ? »
Ne souhaitant pas me répandre sur mes ennuis du moment, je lui répondis que j'étais en vacances et avais eu envie de venir retrouver les lieux et les amis de mon enfance.
Il quitta aussitôt son tablier enfariné pour me serrer dans ses bras et m'emmener sur les traces de nos dix ans.
Quelle étrange sensation que de retrouver ces lieux à la fois familiers et devenus étrangers. J'avais le sentiment de marcher dans les pas de l'enfant que j'avais été mais, ponctuellement, un détail, un anachronisme, me dérangeait dans mes souvenirs et me rappelait que bien des années avaient passé depuis ces jours d'insouciance.
« Te souviens tu de Guillaume ? »
Mon ami interrompit ainsi ma rêverie.
« Très bien ! Evidemment ! On en a fait des conneries tous les trois. Qu'est il devenu ? Il a repris le salon de son père ?
– Penses tu ! Il est parti. Notre province n'était plus assez belle pour lui figures toi. Cinq ou six ans après ton départ, il a rempli un sac à dos, laissé ses parents avec pas plus qu'une bise en souvenir et il a pris la mer.
– La mer ? Mais quelle drôle d'idée ! Il s'est engagé dans l'armée ?
– L'armée ? Tu imagines Guillaume le crâne rasé et marchant au pas ?
– Pas moins que je ne l'imagine marin et loin d'ici…
– Loin, tu ne crois pas si bien dire. Il a servi pendant quelques années sur des bateaux de croisière. Crois moi, il a vu du pays. Il revenait de temps en temps, une fois par an maximum, autour de l'anniversaire de sa mère. Toujours bronzé comme un touriste. Aux dernières nouvelles, il a rejoint la terre ferme et dirige un grand hôtel à Shanghai. La Chine mon pote ! Carrément la Chine !
– Et ben ! On a fait quoi nous pendant ce temps là ?
-Toi, j'en sais rien. Mais moi, j'ai pris du bon temps. Y'a pas que sur les îles que la vie est douce et les filles jolies. »
Bien que j'aie moi même quitté ma ville natale depuis plusieurs années, je me trouvais déstabilisé par le départ de Guillaume. Etait ce son absence en ces lieux qui portaient son souvenir qui me chagrinait ou la soudaine conscience que mes amis d'enfance n'avaient pas cessé de vivre après mon départ ? Ils avaient sans aucun doute vécu des soirées extraordinaires sans moi, partagé rires et chagrins, parlé de moi peut être. Une fois encore, l'amertume du temps perdu se mêlait à la douceur de mon enfance retrouvée. Nous apercevions déjà l'église dans laquelle nous avions tous trois été enfants de chœur avec notre quatrième mousquetaire.
« Tu as des nouvelles de Stéphane ? L'église me fait penser à lui. Je le revois encore, écarlate d'un énième fou rire à peine contenu, en train de servir l'infâme vin de messe au Père Bernard. Qu'est il devenu ?
-Tu n'as pas su ? Il est mort l'an dernier. 32 ans et 2 enfants. »
Nous n'étions donc plus des enfants. La vie comme la mort s'étaient chargées de disloquer notre bande qui, dans mes souvenirs, était pourtant aussi unie qu'immortelle. Que nous était il arrivé ?
« Ca me met un coup cette nouvelle ! Il ne reste plus que toi alors ?
-Fidèle au poste !
-Mais que s'est il passé pour que tout m'échappe ainsi ?
-Rien Simon, rien. La vie, rien de plus. On n'est pas différents des autres. On part, on meurt. T'es bien placé pour le savoir. »
En passant devant notre ancienne école, je fus pris d'un besoin urgent de retrouver ces lieux où tout avait commencé. Je sentais encore les effluves de cette époque bénie où tout n'était que rires et insouciance.
« Mais qu'est ce que tu fais bon Dieu ?!
-J'escalade ce mur.
-Je vois bien ! Mais pour quoi faire ? Ce n'est même plus notre école ! Ils l'ont transformée en médiathèque. Y'a rien à voir là dedans. »
Laissant les recommandations de mon ami s'évanouir derrière moi, j'atterris lourdement sur le sol de ce qui fut jadis la cour de récréation. Celle qui vit tous nos matches de foot, mes débuts de trapéziste, bon nombre de nos disputes aussi. Et puis nos premiers flirts. Mon tout premier baiser, c'est Valentine qui me l'a donné, là bas, accroupis derrière l'escalier vermoulu qui menaçait de s'effondrer. Rien n'avait changé. Ou presque. Le petit muret en béton qui nous servait de base avait été rasé et les buts peints sur les murs avaient disparu. Mais demeuraient l'immense tilleul et le petit lilas. Et avec eux tous mes souvenirs. Les amitiés indéfectibles, les larmes, les joies, les rires, les goûters partagés, les barbecues des kermesses de fin d'année, les photos de classe, les secrets, les cachotteries, quelques mensonges et autant de doutes. Les prémices d'une vie sociale à laquelle j'avais trouvé si naturel d'appartenir et que j'avais pourtant si facilement reléguée au rang des anecdotes. Je fus traversé par une myriade d'images, d'odeurs et de bruits. Tout se rappelait à moi. Je n'étais jamais parti. Ma vie était ici, auprès de mes amis et rien n'avait changé.
« Simon ! Fais pas le con ou je me casse ! T'es pas arrivé depuis quatre heures que tu vas déjà me créer des problèmes. »
La voix de mon ami me rappela soudain à la réalité. Je m'imprégnai une dernière fois de l'ambiance et de la magie de ce lieu hors du temps et repris mon ascension en sens inverse. A nouveau côté rue, j'eus envie de serrer mon ami contre moi. Quelle émotion que de prendre si soudainement conscience du temps qui passe. Je m'approchai de lui, les bras ouverts. Il fit un pas en arrière, l'air gêné.
« Excuse moi. Ca m'a bouleversé de retrouver notre école. Je deviens pire qu'une gonzesse.
-C'est pas grave va. On va boire un verre pour fêter nos retrouvailles ?
-Vendu ! Au Bon coin ?
-Va pour le Bon coin . Mais te mets pas à chialer en revoyant le babyfoot. Parce que celui là, tu peux être sûr qu'il n'a pas changé. Radin comme il est Doudou ! »
Je traversai rues et ruelles dans un état second. Chaque pavé de cette ville cachait un souvenir. Mes premiers pas, mes premières boums, mes premières amours, mes premières baffes, tout s'était déroulé ici. Puis, il avait fallu que je parte. A mon prochain départ, j'emporterais ces lieux. Mes poumons étaient désormais pleins de leur air, mes pupilles se rétractaient à leur lumière, ma peau frissonnait sous sa brise. Chaque cellule de mon corps emporterait avec elle ces lieux qui m'étaient si précieux.
L'après midi fut passée à évoquer nos souvenirs communs et à tenter de rattraper le temps perdu. Nous bûmes et nous rîmes comme si nous ne nous étions jamais quittés.
Grisés par ce sentiment d'amitié retrouvée, nous n'avions, le soir venu, aucune envie de nous séparer.
« Tu es marié François ?
-Dieu m'en garde ! Libre comme l'air je suis, libre comme l'air je resterai.
-Et tu fermes le lundi ? Comme ton père ?
-Absolument !
-Viens avec moi alors. Rentrons ensemble chez mes parents. Je ne peux pas rester ici plus longtemps. Ils se feraient un sang d'encre. Mais prolongeons nos retrouvailles. Sois mon invité. »
J'avais parfaitement conscience que ma proposition n'était pas complètement innocente. En rentrant avec François, je mettais fin à l'inquiétude de mes parents concernant mon escapade tout en différant l'affrontement qui ne manquerait pas de se produire avec mon père. Mais le plaisir de conserver pour quelques heures encore la chaleur de l'amitié de François à mes côtés était cependant bien réel. Ma joie fût donc absolument sincère lorsque mon ami accepta mon invitation.
Comme le jour se couchait, je pressai François de nous mettre en route. Ce n'est que lorsqu'il sortit de sa poche une clé de voiture que je compris que mon trajet retour serait bien moins fastidieux que l'aller. Nous nous installâmes à bord de l'estafette de la boulangerie et suivîmes en sens inverse la route que j'avais arpentée quelques heures seulement auparavant.
Le soleil couchant sur ces terres agricoles nimbait les champs de labeur d'une aura de poésie.
J'avais l'esprit en joie et la sensation que j'avais enfin trouvé un équilibre dans la vie. La sensation que, désormais, plus rien de désagréable ne pourrait m'arriver.
Je descendis légèrement la vitre de ma portière et, le nez au vent, profitai de la fraîcheur de l'air du soir, bercé par le roulis de la camionnette. François ne parlait pas. Tout était calme et apaisé.
Peut être avais je somnolé quelques instants ou avais je simplement cédé à une profonde torpeur mais j'eus la sensation que quelques minutes m'avaient été volées lorsque je me trouvai gêné par une odeur âcre. Brusquement et dans le même temps, je sentis mes yeux larmoyer sans en comprendre tout de suite la raison. C'est François qui me mit sur la voie en sifflant :
« Et ben ! Je ne sais pas ce qui a brûlé là bas mais je te parie que le type ne couchera plus chez lui de sitôt. »
A ces mots, mes yeux suivirent le regard de François et se posèrent sur les restes calcinés d'une petite cabane de pêcheur. La cabane dans laquelle j'avais passé la nuit. J'en étais convaincu.
« Arrête toi François ! Il faut que j'aille voir. » hurlai je en ouvrant déjà la portière côté passager.
Même si je n'avais nullement l'intention de maintenir des liens avec l'homme qui avait été mon compagnon d'une nuit, je ne pouvais pas passer mon chemin sans savoir s'il avait été blessé dans cet incendie. Ou même pire.
Médusé par ma réaction, François freina violemment et stationna son utilitaire sur le bas côté. Sautant du véhicule presque aussi promptement que moi, il me suivit en courant :
« Attends moi Simon ! Mais qu'est ce qui te prend, Bon Dieu ? »
Je ne pouvais pas prendre le temps de lui expliquer cette nuit passée hors du temps. Il n'aurait pas compris. Moi même, je ne comprenais plus vraiment. Mes souvenirs semblaient se brouiller à mesure que j'approchais du foyer de l'incendie. De nouveaux venaient comme percuter ceux avec lesquels je m'étais réveillé ce matin. Si l'odeur de moisi qui imprégnait la cabane était encore bien réelle dans mes narines, je ne me souvenais subitement plus ni les traits ni la voix de mon ami d'un soir. Je me trouvais submergé par des émotions contradictoires. Je balançais entre une inquiétude disproportionnée concernant la disparition probable mais pas certaine d'un quasi inconnu qui me poussait sans aucune autre alternative à aller m'enquérir de son sort auprès des pompiers et des forces de l'ordre qui entouraient encore la cabane et un impératif besoin de prendre la fuite, de tout quitter, mes parents, François et notre amitié retrouvée, pour un ailleurs indéterminé. Cette confusion était si intense que je n'avais de cesse de courir d'avant en arrière, tantôt comme aspiré par les ruines de la cabane, puis, presque aussitôt, repoussé avec violence vers la route que je venais de quitter.
Je ne sais combien de temps je restai en proie à cette agitation. Je finis par croiser le regard aussi stupéfait que terrifié de François devant mon manège. Et je m'effondrai au sol, secoué de violents sanglots.
François me prit aussitôt dans ses bras :
« Tu connais cet endroit Simon ? Que se passe t'il ? Parle moi Simon ! »
J'avais beau lire l'angoisse dans les yeux de mon ami, je demeurais incapable de le rassurer. Mon esprit avait comme disjoncté. Je ne savais plus ce qui se passait sous mes yeux. Pas plus que ce qui avait eu lieu hier. Je ne savais plus. Et quand bien même j'eus su, il m'eut été impossible d'articuler le moindre son. J'étais en état de sidération.
Renonçant à obtenir une quelconque explication de ma bouche, je vis François me quitter avec douceur et se diriger vers les équipes de sauveteurs. Je les vis faire des gestes que je ne sus interpréter. Je les vis prononcer des mots que je ne pus ni entendre ni comprendre. Quelque chose s'était passé. Quelque chose de grave.
François revint vers moi. Lentement. Trop lentement. Il allait m'annoncer quelque chose. La stupeur avait remplacé l'incompréhension dans son regard. J'y voyais un peu de colère aussi. Il me saisit par le col de mon blouson et m'obligea à me redresser, à me tenir debout, à sa hauteur. Même si je ne le regardais pas, je comprenais que quelque chose me concernait là bas. François ne cessait de répéter : « Mais qu'est ce que tu as fait ? Putain ! Simon ! Qu'est ce que tu as fait ? »
Je l'entendais psalmodier ces mots sans en comprendre le sens et sans l'écouter. Je sortais doucement de ma torpeur, l'œil attiré par un détail qui retenait à présent toute mon attention. Tout autour de la cabane, le sol était jonché de cannettes de bière vides et j'avais beau chercher autour de moi, le regard embrassant la plaine à des kilomètres à la ronde, aucune trace d'un quelconque bistrot. Là où aurait dû se dresser la preuve de mes souvenirs de la veille, rien. Avais je donc rêvé ma soirée ? Avais je réellement partagé ma nuit avec un compère ? N'avais je finalement pas tout inventé pour ne pas prendre conscience de l'isolement dans lequel je me trouvais? Etait il possible que je me sois à moi même raconté une histoire pour me protéger d'une réalité trop difficile à accepter ? De telles choses existaient elles ?
Peu à peu, les pièces d'un macabre puzzle semblaient se mettre en place malgré moi. Les souvenirs écrans que j'avais, certainement de façon inconsciente, fabriqués et qui m'avaient accompagné tout au long de cette belle journée s'effaçaient au profit d'une réalité toute autre.
Je n'avais rencontré aucun ami hier soir. J'avais bu mais seul, écrasé par une immense solitude.
Pourtant, cette cabane était bien réelle. J'y avais pénétré.
Tout comme les bruits de pas que j'avais entendus dans ma retraite. Mais plus tard dans la nuit.
J'avais peur de comprendre.
Je parvins à peine à murmurer quatre mots qui eurent pour effet immédiat d'interrompre la litanie de François :
« Le mec est mort ? »
Il me fixa alors d'un regard que je n'oublierai jamais. La stupeur le disputait au doute et à la colère.
Semblant, à grand peine, se contenir pour ne pas exploser de rage, les mâchoires si serrées qu'il lui était difficile d'articuler la moindre parole, les poings blanchis aux articulations, il prononça cette phrase qui allait à jamais confirmer mes pires craintes et sceller mon destin :
« Simon, ce mec, c'est ton père ».
Bien. Mais on va très certainement vous reprocher que c'est trop long. Ne les écoutez pas.
· Il y a presque 9 ans ·Mario Pippo
Merci! J'ai remarqué que la longueur d'un texte ne vous faisait pas peur !
· Il y a presque 9 ans ·lili0000
Au contraire :)
· Il y a presque 9 ans ·Mario Pippo